L’attaque terroriste perpétrée le 22 mars dernier à Moscou par des militants originaires du Tadjikistan nous a rappelé la persistance d’un phénomène djihadiste dans l’Asie centrale, pourtant mise à l’écart des grands dossiers de l’actualité internationale. Cette vaste région, qui inclut cinq républiques ex-soviétiques (Kazakhstan, Kirghizstan, Turkménistan, Tadjikistan et Kirghizstan) et l’Azerbaïdjan dans le Caucase, est à la fois un point de départ et un point de passage pour d’importantes mouvances djihadistes. Pourtant, dans la tradition de ces sociétés longtemps marquées puis sécularisées par l’influence culturelle et politique russe et soviétique, c’est un islam modéré et tolérant qui prédomine. L’attentat tragique de Moscou impose une réflexion sur l’évolution de l’islam dans cet espace isolé et méconnu.
L’islam dans l’empire tsariste, puis soviétique
L’Empire russe a transmis à l’Union soviétique qui lui a succédé un fait musulman absolument considérable. L’actuelle Fédération de Russie abrite en son cœur plusieurs communautés musulmanes, dispersées sur le territoire mais majoritaires au Bachkortostan, au Tatarstan et dans le Caucase (en Adyguée, en Karatchaïévo-Tcherkessie, en Kabardino-Balkarie, en Ossétie du Nord-Alanie, en Ingouchie, en Tchétchénie, et au Daghestan). Enfin, les cinq États d’Asie centrale indépendants – Kazakhstan, Kirghizstan, Turkménistan, Tadjikistan et Ouzbékistan – ont une population majoritairement musulmane sunnite, tandis que dans le sud Caucase l’Azerbaïdjan a une population musulmane en majorité chiite. Cette mosaïque est complexe et disparate, c’est pourquoi dans la présente étude, nous considèrerons le fait musulman post- soviétique dans les seules cinq républiques d’Asie centrale.
En dépit de son caractère séculier, voire athéiste, l’Union soviétique a, depuis sa création en 1924, fait preuve de pragmatisme dans son rapport à l’islam. Dans chaque république, ou dans chaque région autonome à majorité musulmane, la pratique de l’islam était certes découragée, voire réprimée dans la sphère publique, mais elle n’était pas combattue dans la sphère privée. Les rites de passage islamiques ont ainsi pu se maintenir à l’abri du regard du régime. La tradition musulmane ancestrale, persistante y compris chez les cadres du parti, rythmait les grandes étapes de la vie : la naissance, la circoncision, le mariage et l’enterrement.
Parallèlement, l’Union soviétique a su exploiter la dimension nationale musulmane dans sa politique étrangère pour établir un lien d’empathie et des formes de coopération avec les pays musulmans, notamment en Afrique et au Moyen-Orient. Après l’indépendance des républiques d’Asie centrale en 1991, cette tolérance du fait religieux d’un côté et son usage politique de l’autre cèdent la place à une réaffirmation de la tradition religieuse comme composante des nouvelles identités nationales, avec la promotion, par les nouvelles élites politiques et les institutions d’État, d’un islam national aux contours délimités et contrôlés.
En dépit de son caractère séculier, voire athéiste, l’Union soviétique a, depuis sa création en 1924, fait preuve de pragmatisme dans son rapport à l’islam. Dans chaque république, ou dans chaque région autonome à majorité musulmane, la pratique de l’islam était certes découragée, voire réprimée dans la sphère publique, mais elle n’était pas combattue dans la sphère privée. Les rites de passage islamiques ont ainsi pu se maintenir à l’abri du regard du régime. La tradition musulmane ancestrale, persistante y compris chez les cadres du parti, rythmait les grandes étapes de la vie : la naissance, la circoncision, le mariage et l’enterrement.
Parallèlement, l’Union soviétique a su exploiter la dimension nationale musulmane dans sa politique étrangère pour établir un lien d’empathie et des formes de coopération avec les pays musulmans, notamment en Afrique et au Moyen-Orient. Après l’indépendance des républiques d’Asie centrale en 1991, cette tolérance du fait religieux d’un côté et son usage politique de l’autre cèdent la place à une réaffirmation de la tradition religieuse comme composante des nouvelles identités nationales, avec la promotion, par les nouvelles élites politiques et les institutions d’État, d’un islam national aux contours délimités et contrôlés.
La métamorphose de l’islam dans l’espace post-soviétique
Contrairement à ce qu’avaient prédit deux éminents soviétologues, Alexandre Bennigsen et Hélène Carrère d’Encausse, la contestation du régime soviétique n’est pas venue de la périphérie sud, c’est-à-dire des Républiques musulmanes, mais des petits et discrets pays baltes, à l’autre extrémité de l’empire, en Europe du Nord. Au référendum du 17 mars 1991, les cinq Républiques d’Asie centrale ont voté massivement pour le maintien de l’URSS, dont elles souhaitaient non pas la désintégration mais une profonde réorganisation. Or, les réformes, déjà engagées par Mikhail Gorbatchev depuis 1986 dans le cadre de la perestroïka (restructuration) et de la glasnost (transparence), avaient déjà eu un impact non négligeable sur le fait religieux dans toute l’Union. Ainsi, la fin des années 1980 en URSS fut marquée par une réappropriation des langues nationales, qui bénéficia au renforcement du sentiment national et islamique. Dans une certaine mesure, la glasnost et la perestroïka ont contribué à déclencher une dynamique de renouveau de l’islam et ce phénomène n’a fait que s’amplifier avec les indépendances.
Encouragée également par les forces locales, cette dynamique allait prendre différentes formes. D’abord, les nouvelles élites au pouvoir, qui étaient en réalité les élites soviétiques précédentes, fraîchement converties par la force du contexte plutôt que par des convictions idéologiques intimes, dans le passage du communisme à un nationalisme affirmatif, usèrent de la religion pour consolider la légitimité de frontières devenues subitement très réelles. À l’intérieur de celles-ci, il était important de promouvoir les attributs classiques d’une nation, définie par une langue, une nouvelle idéologie nationale, mais aussi une religion. Ainsi, les appareils d’État, en pleine appropriation de leur destin et de leurs outils, renoncèrent à l’athéisme et à la propagande séculière pour embrasser un certain héritage islamique dans leur politique de construction de l’identité nationale et étatique.
À cette époque, nombre de ces vieux dirigeants se rendent en pèlerinage à La Mecque pour afficher leur respect de l’islam, marquant ainsi profondément les esprits et les nouvelles institutions. Mais surtout, des grandes figures locales de la civilisation islamique, oubliées ou déconsidérées pendant la période soviétique, sont érigées en héros de la nation. Au Kazakhstan, par exemple, Ahmed Yessvi, maître soufi du XIe siècle, fait l’objet depuis la fin de l’URSS d’un véritable culte. En Ouzbékistan, Ismail Boukhari, vénéré dans le monde musulman pour ses travaux sur les hadIths, est devenu l’une des nouvelles figures spirituelles respectées par le pouvoir.
Venu de l’intérieur, le renouveau de l’islam dans l’espace post-soviétique a aussi bénéficié de l’ouverture de ces pays au reste du monde. En effet, après une longue période de domination russe et soviétique, les musulmans de la nouvelle Asie centrale, du Caucase et de Russie qui ont vécu isolés trois générations durant, ont pu renouer les liens avec le reste du monde musulman et notamment avec l’espace turc, iranien, arabe et indien, où se concentrent les lieux de pèlerinage sacrés et les centres religieux.
Encouragée également par les forces locales, cette dynamique allait prendre différentes formes. D’abord, les nouvelles élites au pouvoir, qui étaient en réalité les élites soviétiques précédentes, fraîchement converties par la force du contexte plutôt que par des convictions idéologiques intimes, dans le passage du communisme à un nationalisme affirmatif, usèrent de la religion pour consolider la légitimité de frontières devenues subitement très réelles. À l’intérieur de celles-ci, il était important de promouvoir les attributs classiques d’une nation, définie par une langue, une nouvelle idéologie nationale, mais aussi une religion. Ainsi, les appareils d’État, en pleine appropriation de leur destin et de leurs outils, renoncèrent à l’athéisme et à la propagande séculière pour embrasser un certain héritage islamique dans leur politique de construction de l’identité nationale et étatique.
À cette époque, nombre de ces vieux dirigeants se rendent en pèlerinage à La Mecque pour afficher leur respect de l’islam, marquant ainsi profondément les esprits et les nouvelles institutions. Mais surtout, des grandes figures locales de la civilisation islamique, oubliées ou déconsidérées pendant la période soviétique, sont érigées en héros de la nation. Au Kazakhstan, par exemple, Ahmed Yessvi, maître soufi du XIe siècle, fait l’objet depuis la fin de l’URSS d’un véritable culte. En Ouzbékistan, Ismail Boukhari, vénéré dans le monde musulman pour ses travaux sur les hadIths, est devenu l’une des nouvelles figures spirituelles respectées par le pouvoir.
Venu de l’intérieur, le renouveau de l’islam dans l’espace post-soviétique a aussi bénéficié de l’ouverture de ces pays au reste du monde. En effet, après une longue période de domination russe et soviétique, les musulmans de la nouvelle Asie centrale, du Caucase et de Russie qui ont vécu isolés trois générations durant, ont pu renouer les liens avec le reste du monde musulman et notamment avec l’espace turc, iranien, arabe et indien, où se concentrent les lieux de pèlerinage sacrés et les centres religieux.
Un des principaux nouveaux acteurs d’influence dans l’espace post-soviétique est la Turquie. Bien que république laïque et séculière, Ankara a déployé une politique de soutien au renouveau islamique dans toute la région, consciente que le facteur religieux pouvait être un vecteur d’influence. Afin de ne pas laisser l’Iran ou l’Arabie saoudite prédominer, la Turquie a offert par le biais de sa Direction des Affaires religieuses (Diyanet) de nombreux services religieux à tous les musulmans de cet espace. Des Facultés de Théologie ont été créées dans plusieurs villes en Asie centrale pour former les nouvelles élites islamiques. Mais la Turquie a exercé son influence islamique principalement par des acteurs non étatiques, notamment les confréries, soufies qui ont diffusé partout en Asie centrale et dans le Caucase leurs idées. À certains égards, si l’on observe la politique turque dans ces pays depuis 30 ans, on constate que c’est paradoxalement dans la sphère religieuse qu’Ankara a eu sa projection la plus notoire.
Au-delà de la Turquie, plusieurs pays arabes ont exercé leur influence islamique par le développement de relations officielles avec les nouveaux États d’Asie centrale, mais aussi à travers l’action d’acteurs non étatiques, notamment les fondations caritatives privées qui ont envoyé des fonds sur place ou reçu des étudiants de tout l’espace ex soviétique. De même, le pèlerinage à La Mecque, quasiment inexistant pendant la période soviétique, est devenu plus facile pour les fidèles de ces États, ce qui a permis de tisser des liens avec d’autres courants islamiques du monde, comme le salafisme et le wahhabisme, dont les idées étaient jusqu’alors peu connues en Asie centrale.
En revanche, et contrairement à ce que craignaient les pays occidentaux dès la fin de l’URSS, l’Iran n’a que peu contribué au renouveau islamique dans cet espace. Bien que la République islamique ait rapidement manifesté son intérêt pour l’Asie centrale, c’est dans la sphère religieuse qu’elle a eu le moins de succès. Cela vient du fait qu’en Asie centrale l’islam est majoritairement sunnite, alors que l’Iran est chiite. De plus, la mauvaise image de l’Iran en Occident et auprès des élites post-soviétiques, assez sécularisées, faisait persister une défiance vis-à-vis de l’influence iranienne. En revanche, après 1991 les courants chiites iraniens ont pu influencer l’islam dans le Caucase azéri, où l’héritage iranien est encore assez présent dans la culture, l’architecture et les traditions locales. Des étudiants de Bakou et des autres grandes villes du pays ont pu poursuivre des études de théologie à Qom ou à Machhad, par exemple.
Enfin, un autre espace musulman qui a marqué l’islam post-soviétique est le sous-continent indien. Plutôt dynamiques à l’époque de la dynastie des Moghols, originaire d’Asie centrale, les interactions et les échanges entre cette région et l’Inde musulmane se sont interrompus au XIXe siècle, à la suite de la conquête tsariste et de la soumission de la région à l’ordre russe, à laquelle s’est ajoutée la rivalité entre la Russie et la Grande-Bretagne colonisatrice de l’Inde. Ces événements ont fini par scier les liens culturels et islamiques entre les deux empires. Ce n’est qu’avec la chute de l’URSS et la réouverture des États post-soviétiques au monde, que sont rétablis les liens entre l’Asie centrale et tout le sous-continent – l’Inde, le Pakistan et le Bangladesh. Ainsi, pour ne donner qu’un seul exemple, la Jama‘at al-Tabligh, une organisation missionnaire née en Inde dans les années 1920, est venue s’implanter dans plusieurs pays d’Asie centrale et notamment au Kirghizstan, où a pu s’enraciner dans diverses villes en raison de la plus grande liberté religieuse qui existait dans ce pays.
Face à ce renouveau de l’islam opéré en partie par les pays eux même et en partie par les influences étrangères, tous les États post-soviétiques ont mis en place des politiques de gestion et de régulation du religieux. En effet, dans ces nouveaux États l’habitude d’exercer un contrôle social total pour garantir ordre et stabilité a perduré. Le nouvel État devait être fort et présent à tous les niveaux et il n’était pas question de se laisser déborder par des phénomènes religieux, potentiellement subversifs.
Par ailleurs, de la domination russe et soviétique, il avait hérité d’un fort attachement à la sécularisation de la société. Ainsi, en 1991, les institutions étatiques et surtout les appareils sécuritaires étaient programmés de longue date pour entamer un processus de sécularisation, même si ensuite celui-ci fera l’objet d’amendements et d’aménagements pour concilier le nouvel ordre avec la nouvelle idéologie nationale. Ce nouveau modèle de sécularité post-soviétique ne suivait pas le modèle anglo-saxon, mais s’inspirait plutôt de l’expérience française ou turque, dans laquelle l’État est bien le maître des horloges dès qu’il s’agit de religion. Ainsi, ces pays se sont dotés de deux instruments de gestion de l’islam : la direction des affaires spirituelles, héritée de l’ère soviétique (elles-mêmes créées pendant l’ère russe), et les comités d’État pour la gestion des questions religieuses.
La direction des affaires spirituelles est de fait une muftiat, une assemblée de religieux placée sous la direction d’un mufti ou d’un cheikh al-islâm, c’est-à-dire une grande figure religieuse, respectée pour son savoir. En revanche, les comités d’État sont des appareils dirigés par des cadres ou de hauts fonctionnaires non religieux, qui poursuivent l’intérêt de l’État et œuvrent à contrôler l’influence des associations religieuses, qu’elles soient locales ou étrangères. De fait, les nouveaux États, officiellement séculiers, fonctionnarisent des religieux de manière officielle ou déguisée pour surveiller les affaires religieuses. Chaque État organise ainsi « son » islam à sa manière, pour servir l’idéologie nationale légitimatrice. Alors que pendant la période soviétique tous les musulmans d’Asie centrale étaient administrés par une même direction basée à Tachkent, depuis les indépendances chaque pays a créé sa propre direction et chacune nomme son propre mufti national.
Au cours des trente ans depuis la fin de l’URSS, dans le Caucase et en Asie centrale l’islam s’est progressivement réaffirmé dans l’espace public comme une composante à part entière de l’identité nationale, gagnant une plus grande visibilité également au niveau de l’architecture, avec la construction de nombreuses mosquées. Les cérémonies étatiques elles-mêmes accordent une plus grande place à l’islam. Mais il s’agit d’un islam qui est de plus un plus homogène et normatif, soumis à des conditions d’existence et de développement fixées par l’État.
Cette tendance d’un islam aseptisé a porté préjudice à la richesse de l’héritage soufi de la région. Ici sont nées plusieurs confréries du monde musulman, notamment la Yasawiyya, la Nakchibendiyya et la Kubrawiyya. Aujourd’hui ce soufisme n’existe quasiment plus, tant il a été absorbé par la politique officielle au nom de la promotion d’un islam tolérant et consensuel, plus ritualisé qu’émancipé. On ne retrouve pas en Asie centrale, comme c’est le cas en Turquie, des dizaines ou des centaines de maîtres soufis qui créent leur cercle et forment leurs disciples. Ici, l’État exerce un tel contrôle au nom de la lutte contre le fondamentalisme et le radicalisme que l’islam soufi ne peut exister que dans le cadre codifié et formel de l’État.
Malgré toutes ces précautions et ces restrictions à la liberté religieuse, la région n’a pas été épargnée par la poussée d’idées et mouvements islamistes radicaux, comme le montre l’implication de combattants d’Asie centrale dans des attaques djihadistes en Afghanistan, au Moyen Orient, en Europe et plus récemment en Russie. Quelle est la part d’extrémisme dans l’islam post-soviétique et comment l’expliquer ?
Au-delà de la Turquie, plusieurs pays arabes ont exercé leur influence islamique par le développement de relations officielles avec les nouveaux États d’Asie centrale, mais aussi à travers l’action d’acteurs non étatiques, notamment les fondations caritatives privées qui ont envoyé des fonds sur place ou reçu des étudiants de tout l’espace ex soviétique. De même, le pèlerinage à La Mecque, quasiment inexistant pendant la période soviétique, est devenu plus facile pour les fidèles de ces États, ce qui a permis de tisser des liens avec d’autres courants islamiques du monde, comme le salafisme et le wahhabisme, dont les idées étaient jusqu’alors peu connues en Asie centrale.
En revanche, et contrairement à ce que craignaient les pays occidentaux dès la fin de l’URSS, l’Iran n’a que peu contribué au renouveau islamique dans cet espace. Bien que la République islamique ait rapidement manifesté son intérêt pour l’Asie centrale, c’est dans la sphère religieuse qu’elle a eu le moins de succès. Cela vient du fait qu’en Asie centrale l’islam est majoritairement sunnite, alors que l’Iran est chiite. De plus, la mauvaise image de l’Iran en Occident et auprès des élites post-soviétiques, assez sécularisées, faisait persister une défiance vis-à-vis de l’influence iranienne. En revanche, après 1991 les courants chiites iraniens ont pu influencer l’islam dans le Caucase azéri, où l’héritage iranien est encore assez présent dans la culture, l’architecture et les traditions locales. Des étudiants de Bakou et des autres grandes villes du pays ont pu poursuivre des études de théologie à Qom ou à Machhad, par exemple.
Enfin, un autre espace musulman qui a marqué l’islam post-soviétique est le sous-continent indien. Plutôt dynamiques à l’époque de la dynastie des Moghols, originaire d’Asie centrale, les interactions et les échanges entre cette région et l’Inde musulmane se sont interrompus au XIXe siècle, à la suite de la conquête tsariste et de la soumission de la région à l’ordre russe, à laquelle s’est ajoutée la rivalité entre la Russie et la Grande-Bretagne colonisatrice de l’Inde. Ces événements ont fini par scier les liens culturels et islamiques entre les deux empires. Ce n’est qu’avec la chute de l’URSS et la réouverture des États post-soviétiques au monde, que sont rétablis les liens entre l’Asie centrale et tout le sous-continent – l’Inde, le Pakistan et le Bangladesh. Ainsi, pour ne donner qu’un seul exemple, la Jama‘at al-Tabligh, une organisation missionnaire née en Inde dans les années 1920, est venue s’implanter dans plusieurs pays d’Asie centrale et notamment au Kirghizstan, où a pu s’enraciner dans diverses villes en raison de la plus grande liberté religieuse qui existait dans ce pays.
Face à ce renouveau de l’islam opéré en partie par les pays eux même et en partie par les influences étrangères, tous les États post-soviétiques ont mis en place des politiques de gestion et de régulation du religieux. En effet, dans ces nouveaux États l’habitude d’exercer un contrôle social total pour garantir ordre et stabilité a perduré. Le nouvel État devait être fort et présent à tous les niveaux et il n’était pas question de se laisser déborder par des phénomènes religieux, potentiellement subversifs.
Par ailleurs, de la domination russe et soviétique, il avait hérité d’un fort attachement à la sécularisation de la société. Ainsi, en 1991, les institutions étatiques et surtout les appareils sécuritaires étaient programmés de longue date pour entamer un processus de sécularisation, même si ensuite celui-ci fera l’objet d’amendements et d’aménagements pour concilier le nouvel ordre avec la nouvelle idéologie nationale. Ce nouveau modèle de sécularité post-soviétique ne suivait pas le modèle anglo-saxon, mais s’inspirait plutôt de l’expérience française ou turque, dans laquelle l’État est bien le maître des horloges dès qu’il s’agit de religion. Ainsi, ces pays se sont dotés de deux instruments de gestion de l’islam : la direction des affaires spirituelles, héritée de l’ère soviétique (elles-mêmes créées pendant l’ère russe), et les comités d’État pour la gestion des questions religieuses.
La direction des affaires spirituelles est de fait une muftiat, une assemblée de religieux placée sous la direction d’un mufti ou d’un cheikh al-islâm, c’est-à-dire une grande figure religieuse, respectée pour son savoir. En revanche, les comités d’État sont des appareils dirigés par des cadres ou de hauts fonctionnaires non religieux, qui poursuivent l’intérêt de l’État et œuvrent à contrôler l’influence des associations religieuses, qu’elles soient locales ou étrangères. De fait, les nouveaux États, officiellement séculiers, fonctionnarisent des religieux de manière officielle ou déguisée pour surveiller les affaires religieuses. Chaque État organise ainsi « son » islam à sa manière, pour servir l’idéologie nationale légitimatrice. Alors que pendant la période soviétique tous les musulmans d’Asie centrale étaient administrés par une même direction basée à Tachkent, depuis les indépendances chaque pays a créé sa propre direction et chacune nomme son propre mufti national.
Au cours des trente ans depuis la fin de l’URSS, dans le Caucase et en Asie centrale l’islam s’est progressivement réaffirmé dans l’espace public comme une composante à part entière de l’identité nationale, gagnant une plus grande visibilité également au niveau de l’architecture, avec la construction de nombreuses mosquées. Les cérémonies étatiques elles-mêmes accordent une plus grande place à l’islam. Mais il s’agit d’un islam qui est de plus un plus homogène et normatif, soumis à des conditions d’existence et de développement fixées par l’État.
Cette tendance d’un islam aseptisé a porté préjudice à la richesse de l’héritage soufi de la région. Ici sont nées plusieurs confréries du monde musulman, notamment la Yasawiyya, la Nakchibendiyya et la Kubrawiyya. Aujourd’hui ce soufisme n’existe quasiment plus, tant il a été absorbé par la politique officielle au nom de la promotion d’un islam tolérant et consensuel, plus ritualisé qu’émancipé. On ne retrouve pas en Asie centrale, comme c’est le cas en Turquie, des dizaines ou des centaines de maîtres soufis qui créent leur cercle et forment leurs disciples. Ici, l’État exerce un tel contrôle au nom de la lutte contre le fondamentalisme et le radicalisme que l’islam soufi ne peut exister que dans le cadre codifié et formel de l’État.
Malgré toutes ces précautions et ces restrictions à la liberté religieuse, la région n’a pas été épargnée par la poussée d’idées et mouvements islamistes radicaux, comme le montre l’implication de combattants d’Asie centrale dans des attaques djihadistes en Afghanistan, au Moyen Orient, en Europe et plus récemment en Russie. Quelle est la part d’extrémisme dans l’islam post-soviétique et comment l’expliquer ?
Un fondamentalisme islamique dans des États sécularisés
En Asie centrale, l’un des premiers signes de l’émergence de l’islam radical a été la naissance de plusieurs associations islamiques comme la Adolat (Justice), née dans la partie ouzbèke de la vallée de Ferghana, une région traditionnellement conservatrice à cheval sur l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizstan. Ces associations militaient pour que le nouvel État tout juste sorti de l’ordre soviétique embrasse l’islam comme religion d’État et instaure la charia. Combattus par les pouvoir en place, ces groupes ont donné lieu au Mouvement islamique d’Ouzbékistan (IMU), qui pour agir plus facilement contre les États de la région a trouvé refuge et terrain d’expansion au Tadjikistan pendant la guerre civile.
La fin du conflit en 1997 force le mouvement djihadiste ouzbek à s’exiler dans l’Afghanistan des talibans, dont l’émirat a été une terre d’accueil pour de nombreux islamistes radicaux du monde entier, dont Al-Qaïda. Et bientôt le Mouvement islamique d’Ouzbékistan a fait allégeance à Al-Qaïda, recruté des dizaines voire des centaines de combattants de toute l’Asie centrale et organisé plusieurs raids contre les pouvoirs ouzbek, kirghize et tadjik. Leur objectif affiché visait à faire tomber les régimes d’Asie centrale et les remplacer par un pouvoir islamique. La politique de contrôle et d’endiguement de l’islam adoptée par les États post-soviétiques a contribué à leur solidité et s’est avérée bien utile et efficace pour saper tout soutien populaire à ces extrémistes. Par ailleurs, l’intensité de la réponse militaire américaine aux attentats du 11 Septembre a permis d’éliminer, pour un certain temps, le pouvoir taliban ainsi qu’une bonne partie des organisations terroristes qui agissaient depuis cet émirat islamique.
En revanche, dans le Caucase, le djihad s’est manifesté essentiellement dans la république du Daghestan et surtout en Tchétchénie, où il a alimenté tout autant qu’il a été alimenté par la lutte indépendantiste tchétchène. Si la première guerre de Tchétchénie (1994-1996) avait des accents surtout nationalistes et séparatistes, la seconde (1999-2009) a été fortement marquée par des débordements djihadistes actés par des combattants étrangers, arabes, turcs et autres. Né dans le sillage de la guerre de Tchétchénie et organisé sous forme de guérilla clandestine, l’Émirat islamique du Caucase s’est attaqué à la Russie, qui a été le théâtre de plusieurs attentats terroristes faisant des centaines de victimes (théâtre de la Doubrovka en octobre 2002, prise d’otages dans une école à Beslan en octobre 2004).
Aussi, toutes les mouvances djihadistes qui avaient bénéficié de l’instabilité en Afghanistan ont vu la naissance d’un nouveau « Djihadistan » en Irak et en Syrie comme l’occasion de s’implanter au Moyen Orient et de mondialiser leur combat. L’invasion de l’Irak par les Américains en 2003 a engendré un mouvement djihadiste très violent et inconnu auparavant dans ce pays, permettant aux groupes islamistes radicaux, et notamment Al-Qaïda, de s’approprier la lutte de résistance contre les États-Unis. Pour ce qui est des combattants d’Asie centrale, leur arrivée sur le théâtre djihadiste au Moyen Orient s’est opéré surtout après la guerre civile en Syrie et la création en 2014 d’un « califat musulman » à cheval sur la Syrie et l’Irak. Dirigé initialement par Abou Bakr al-Baghdadi, ce pseudo-califat qui prétendait rétablir cette vieille institution de l’islam des origines, tombée en désuétude depuis son abolition par la Turquie kémaliste en 1924, a joué un rôle majeur dans la mondialisation du djihadisme. De fait, il a attiré au Moyen-Orient des milliers de combattants venus participer au djihad, ou tout simplement pour vivre dans un pays en principe régi par les commandements de l’islam.
En l’absence de chiffres « officiels » impossibles à réunir, on estime à quelques centaines ou quelques milliers le nombre de djihadistes venus d’Asie centrale au Moyen-Orient pour épauler l’État islamique dans sa politique de création d’un system vraiment régi par les principes de l’islam. Le combat djihadiste s’est donc déplacé de l’Afghanistan vers le Moyen-Orient. Les combattants originaires de l’ex URSS ont été parmi les plus actifs, comme le montrent les cas d’Omar al-Shishani (Tchétchène de Géorgie, radié de l’armée géorgienne) ou de Gulmurod Khalimov (commandant des forces spéciales du Tadjikistan qui s’est retourné contre son pays), qui ont occupé des positions très élevées dans la hiérarchie de l’État islamique.
Devenu une menace mondiale, l’État islamique a provoqué la mobilisation d’une vaste coalition internationale dirigée essentiellement par les États-Unis, décidés à le détruire. Mais là aussi, comme ce fut le cas en Afghanistan, la coalition internationale a réussi à écraser les forces djihadistes, mais pas à les éliminer totalement. Le combat qui a été livré à l’État islamique a mis fin à son ancrage territorial, mais a également disséminé ses rescapés à travers le monde. La force de cet État islamique est de pouvoir compter dans plusieurs régions du monde sur des groupes radicaux qui lui ont prêté allégeance. En Asie centrale, sa franchise locale porte le nom d’État islamique au Khorasan (IS-K), du nom d’une vaste région, mentionnée dans le Coran, qui inclut une partie de l’Iran, du Turkménistan, de l’Ouzbékistan et de l’Afghanistan, et qui a été une partie importante de la conquête islamique.
Or, il est crucial de noter que l’émergence d’une nouvelle entité djihadiste en Afghanistan se réclamant de l’État islamique détruit au Moyen-Orient n’a pas été aussi simple. Car, si dans le passé il était facile pour les groupes terroristes de vivre dans ce pays, depuis le retour des Talibans au pouvoir ils n’y trouvent plus le même accueil et la même hospitalité. En effet, le régime taliban souhaite éviter les erreurs du passé, parmi lesquelles le soutien aux terroristes d’Al-Qaïda dans les années 1990, qui leur avait coûté le pouvoir. Après avoir rétabli leur émirat en 2021, les Talibans ont adopté une politique toute autre vis-à-vis des combattants étrangers.
Dans une logique nationale et aspirant à une reconnaissance internationale, ils s’emploient désormais à fermer le pays à toutes les mouvances terroristes, y compris à l’État islamique au Khorasan qu’ils combattent avec une certaine efficacité. Poussé à la clandestinité, ce dernier tente de recruter des militants de toutes origines, notamment ouzbèke, tadjike, pakistanaise, pour mener la guerre là où il peut. En Asie centrale, c’est surtout au Tadjikistan qu’il parvient à perpétrer le plus d’actions. En effet, le pays, qui n’a pas complétement pansé les plaies de la guerre civile de 1992-1997, demeure fragile et offre un terrain fertile à la déstabilisation. Ailleurs, l’État islamique au Khorasan agit là où les occasions se présentent. Aujourd’hui la Russie semble être particulièrement visée, et cela pour deux raisons.
Aux yeux de plusieurs courants djihadistes, la Russie est perçue comme une puissance « mécréante » qui a beaucoup opprimé et réprimé les musulmans. Elle s’est aussi rendue coupable de la guerre en Tchétchénie et a participé à l’écrasement de la ville d’Alep en coopération avec les forces de Bachar al-Assad, qu’elle a soutenu depuis le début de la rébellion syrienne. Mais pour l’État islamique au Khorasan, agir en Russie peut revêtir un caractère purement opportuniste : la présence d’un fort flux migratoire de main d’œuvre entre la Russie et les républiques d’Asie centrale offre des occasions de recrutement et d’actions dans les grandes villes russes. D’autant plus que la Russie a concentré ses efforts de guerre en Ukraine, négligeant la surveillance des risques terroristes sur son territoire.
Cette focalisation sur l’Ukraine a aussi entraîné des conséquences sécuritaires en amont, en Asie centrale. En effet, la surveillance de la frontière entre le Tadjikistan et l’Afghanistan qui est assumée par des forces russo-tadjikes s’est relâchée. Pour concentrer ses forces sur le front ukrainien, la Russie a dégarni les effectifs de sa base militaire au Tadjikistan et qui est censée surveiller les flux de combattants sur le fleuve Piandj qui sépare le Tadjikistan de l’Afghanistan. De ce fait, il n’est pas étonnant que la plus grande perméabilité de la frontière accroisse les risques et les actions des djihadistes tadjikes et autres d’opérer entre la Russie et l’Asie centrale.
La fin du conflit en 1997 force le mouvement djihadiste ouzbek à s’exiler dans l’Afghanistan des talibans, dont l’émirat a été une terre d’accueil pour de nombreux islamistes radicaux du monde entier, dont Al-Qaïda. Et bientôt le Mouvement islamique d’Ouzbékistan a fait allégeance à Al-Qaïda, recruté des dizaines voire des centaines de combattants de toute l’Asie centrale et organisé plusieurs raids contre les pouvoirs ouzbek, kirghize et tadjik. Leur objectif affiché visait à faire tomber les régimes d’Asie centrale et les remplacer par un pouvoir islamique. La politique de contrôle et d’endiguement de l’islam adoptée par les États post-soviétiques a contribué à leur solidité et s’est avérée bien utile et efficace pour saper tout soutien populaire à ces extrémistes. Par ailleurs, l’intensité de la réponse militaire américaine aux attentats du 11 Septembre a permis d’éliminer, pour un certain temps, le pouvoir taliban ainsi qu’une bonne partie des organisations terroristes qui agissaient depuis cet émirat islamique.
En revanche, dans le Caucase, le djihad s’est manifesté essentiellement dans la république du Daghestan et surtout en Tchétchénie, où il a alimenté tout autant qu’il a été alimenté par la lutte indépendantiste tchétchène. Si la première guerre de Tchétchénie (1994-1996) avait des accents surtout nationalistes et séparatistes, la seconde (1999-2009) a été fortement marquée par des débordements djihadistes actés par des combattants étrangers, arabes, turcs et autres. Né dans le sillage de la guerre de Tchétchénie et organisé sous forme de guérilla clandestine, l’Émirat islamique du Caucase s’est attaqué à la Russie, qui a été le théâtre de plusieurs attentats terroristes faisant des centaines de victimes (théâtre de la Doubrovka en octobre 2002, prise d’otages dans une école à Beslan en octobre 2004).
Aussi, toutes les mouvances djihadistes qui avaient bénéficié de l’instabilité en Afghanistan ont vu la naissance d’un nouveau « Djihadistan » en Irak et en Syrie comme l’occasion de s’implanter au Moyen Orient et de mondialiser leur combat. L’invasion de l’Irak par les Américains en 2003 a engendré un mouvement djihadiste très violent et inconnu auparavant dans ce pays, permettant aux groupes islamistes radicaux, et notamment Al-Qaïda, de s’approprier la lutte de résistance contre les États-Unis. Pour ce qui est des combattants d’Asie centrale, leur arrivée sur le théâtre djihadiste au Moyen Orient s’est opéré surtout après la guerre civile en Syrie et la création en 2014 d’un « califat musulman » à cheval sur la Syrie et l’Irak. Dirigé initialement par Abou Bakr al-Baghdadi, ce pseudo-califat qui prétendait rétablir cette vieille institution de l’islam des origines, tombée en désuétude depuis son abolition par la Turquie kémaliste en 1924, a joué un rôle majeur dans la mondialisation du djihadisme. De fait, il a attiré au Moyen-Orient des milliers de combattants venus participer au djihad, ou tout simplement pour vivre dans un pays en principe régi par les commandements de l’islam.
En l’absence de chiffres « officiels » impossibles à réunir, on estime à quelques centaines ou quelques milliers le nombre de djihadistes venus d’Asie centrale au Moyen-Orient pour épauler l’État islamique dans sa politique de création d’un system vraiment régi par les principes de l’islam. Le combat djihadiste s’est donc déplacé de l’Afghanistan vers le Moyen-Orient. Les combattants originaires de l’ex URSS ont été parmi les plus actifs, comme le montrent les cas d’Omar al-Shishani (Tchétchène de Géorgie, radié de l’armée géorgienne) ou de Gulmurod Khalimov (commandant des forces spéciales du Tadjikistan qui s’est retourné contre son pays), qui ont occupé des positions très élevées dans la hiérarchie de l’État islamique.
Devenu une menace mondiale, l’État islamique a provoqué la mobilisation d’une vaste coalition internationale dirigée essentiellement par les États-Unis, décidés à le détruire. Mais là aussi, comme ce fut le cas en Afghanistan, la coalition internationale a réussi à écraser les forces djihadistes, mais pas à les éliminer totalement. Le combat qui a été livré à l’État islamique a mis fin à son ancrage territorial, mais a également disséminé ses rescapés à travers le monde. La force de cet État islamique est de pouvoir compter dans plusieurs régions du monde sur des groupes radicaux qui lui ont prêté allégeance. En Asie centrale, sa franchise locale porte le nom d’État islamique au Khorasan (IS-K), du nom d’une vaste région, mentionnée dans le Coran, qui inclut une partie de l’Iran, du Turkménistan, de l’Ouzbékistan et de l’Afghanistan, et qui a été une partie importante de la conquête islamique.
Or, il est crucial de noter que l’émergence d’une nouvelle entité djihadiste en Afghanistan se réclamant de l’État islamique détruit au Moyen-Orient n’a pas été aussi simple. Car, si dans le passé il était facile pour les groupes terroristes de vivre dans ce pays, depuis le retour des Talibans au pouvoir ils n’y trouvent plus le même accueil et la même hospitalité. En effet, le régime taliban souhaite éviter les erreurs du passé, parmi lesquelles le soutien aux terroristes d’Al-Qaïda dans les années 1990, qui leur avait coûté le pouvoir. Après avoir rétabli leur émirat en 2021, les Talibans ont adopté une politique toute autre vis-à-vis des combattants étrangers.
Dans une logique nationale et aspirant à une reconnaissance internationale, ils s’emploient désormais à fermer le pays à toutes les mouvances terroristes, y compris à l’État islamique au Khorasan qu’ils combattent avec une certaine efficacité. Poussé à la clandestinité, ce dernier tente de recruter des militants de toutes origines, notamment ouzbèke, tadjike, pakistanaise, pour mener la guerre là où il peut. En Asie centrale, c’est surtout au Tadjikistan qu’il parvient à perpétrer le plus d’actions. En effet, le pays, qui n’a pas complétement pansé les plaies de la guerre civile de 1992-1997, demeure fragile et offre un terrain fertile à la déstabilisation. Ailleurs, l’État islamique au Khorasan agit là où les occasions se présentent. Aujourd’hui la Russie semble être particulièrement visée, et cela pour deux raisons.
Aux yeux de plusieurs courants djihadistes, la Russie est perçue comme une puissance « mécréante » qui a beaucoup opprimé et réprimé les musulmans. Elle s’est aussi rendue coupable de la guerre en Tchétchénie et a participé à l’écrasement de la ville d’Alep en coopération avec les forces de Bachar al-Assad, qu’elle a soutenu depuis le début de la rébellion syrienne. Mais pour l’État islamique au Khorasan, agir en Russie peut revêtir un caractère purement opportuniste : la présence d’un fort flux migratoire de main d’œuvre entre la Russie et les républiques d’Asie centrale offre des occasions de recrutement et d’actions dans les grandes villes russes. D’autant plus que la Russie a concentré ses efforts de guerre en Ukraine, négligeant la surveillance des risques terroristes sur son territoire.
Cette focalisation sur l’Ukraine a aussi entraîné des conséquences sécuritaires en amont, en Asie centrale. En effet, la surveillance de la frontière entre le Tadjikistan et l’Afghanistan qui est assumée par des forces russo-tadjikes s’est relâchée. Pour concentrer ses forces sur le front ukrainien, la Russie a dégarni les effectifs de sa base militaire au Tadjikistan et qui est censée surveiller les flux de combattants sur le fleuve Piandj qui sépare le Tadjikistan de l’Afghanistan. De ce fait, il n’est pas étonnant que la plus grande perméabilité de la frontière accroisse les risques et les actions des djihadistes tadjikes et autres d’opérer entre la Russie et l’Asie centrale.
Une politique de conciliation entre identité nationale et héritage islamique
Dans tout l’espace post-soviétique, les États et les sociétés demeurent, à des degrés divers, très largement séculiers, en dépit d’un incontestable développement de la religiosité. Cette dernière est le produit d’un élan intime et culturel qui vient de la société et qui est encadré et endigué par les États qui s’emploient à contrôler la sphère religieuse dans la refonte de leur idéologie nationale. Cette politique de conciliation entre identité nationale et héritage islamique fonctionne assez bien puisqu’elle bénéficie d’un large soutien populaire.
Néanmoins, en dépit de tous les efforts d’endiguement, des mouvances, marginales mais extrémistes, ont vu le jour dans tous ces pays, à la faveur de plusieurs facteurs : la pauvreté et la désespérance sociale, la proximité de foyers de radicalisme, comme l’Afghanistan, et la fascination pour le mirage de l’État islamique en Syrie et en Irak. D’autres motivations, plus difficilement explicables ou imputables aux États, qui poussent certains individus à se radicaliser ne sont pas à exclure. L’Europe n’est pas exempte d’un phénomène similaire : alors que les conditions divergent – la pauvreté n’y est pas extrême et la répression religieuse est absente – la tentation de l’extrémisme fascine et attire des groupes de jeunes fragiles et déroutés.
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Bayram Balci est chercheur au CNRS. Entre 2017 et 2022, il a dirigé l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul, en Turquie. De décembre 2012 à septembre 2014, il a été chercheur invité à la Carnegie Endowment for International Peace, à Washington DC. De 2006 à 2010, il a aussi dirigé l’Institut français d’études sur l’Asie centrale (IFEAC) à Tachkent, en Ouzbékistan. Ses recherches portent sur les relations entre islam et politique dans l’espace post-soviétique et sur la Turquie dans son environnement régional, le Caucase, l’Asie centrale et le Moyen-Orient. Première publication en novembre 2023 sur le site de la fondation Oasis.
Lire aussi :
La Russie et l’islam, une relation complexe
D'Atatürk à Erdogan, l’émergence de la Turquie sur la scène internationale sous le regard de Bayram Balci
Néanmoins, en dépit de tous les efforts d’endiguement, des mouvances, marginales mais extrémistes, ont vu le jour dans tous ces pays, à la faveur de plusieurs facteurs : la pauvreté et la désespérance sociale, la proximité de foyers de radicalisme, comme l’Afghanistan, et la fascination pour le mirage de l’État islamique en Syrie et en Irak. D’autres motivations, plus difficilement explicables ou imputables aux États, qui poussent certains individus à se radicaliser ne sont pas à exclure. L’Europe n’est pas exempte d’un phénomène similaire : alors que les conditions divergent – la pauvreté n’y est pas extrême et la répression religieuse est absente – la tentation de l’extrémisme fascine et attire des groupes de jeunes fragiles et déroutés.
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Bayram Balci est chercheur au CNRS. Entre 2017 et 2022, il a dirigé l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul, en Turquie. De décembre 2012 à septembre 2014, il a été chercheur invité à la Carnegie Endowment for International Peace, à Washington DC. De 2006 à 2010, il a aussi dirigé l’Institut français d’études sur l’Asie centrale (IFEAC) à Tachkent, en Ouzbékistan. Ses recherches portent sur les relations entre islam et politique dans l’espace post-soviétique et sur la Turquie dans son environnement régional, le Caucase, l’Asie centrale et le Moyen-Orient. Première publication en novembre 2023 sur le site de la fondation Oasis.
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