Points de vue

L’islam, la déconstruction et le redressement de l’Occident

Rédigé par Sofiane Meziani | Vendredi 22 Septembre 2017 à 08:00



Il est clair que, d’un point de vue métaphysique, la modernité n’est rien d’autre qu’une entreprise de désacralisation, pour ne pas dire de profanation du monde : sous son égide, la création n’est plus un réservoir de signes et de symboles reflétant l’Unité principielle, ou un plan de réflexion de la Beauté divine, mais un simple agrégat d’éléments disparates qui ne disent plus rien de l’Harmonie cosmique.

Si, dans la vision traditionnelle, la nature est symboliquement la manifestation du divin Principe, c’est-à-dire le lieu des théophanies divines, elle n’est rien d’autre qu’un instrument d’assouvissement des besoins matériels de l’homme dans la perspective mécaniste de la modernité.

La barbarie de la modernité et le culte du visible

L’effondrement de la Stratosphère divine créera dans l’atmosphère humaine un climat matérialiste favorisant l’émergence d’une conscience profane, c’est-à-dire d’une mentalité assoiffée de faits et de causalités et dénuée de tout sens de l’Absolu. Et c’est un véritable acte de barbarie que commet la modernité en amputant l’homme de sa conscience de l’Infini ; l’homme, n’étant plus à l’image de Dieu, est devenu l’ombre de lui-même.

La quête métaphysique a laissé place à l’enquête historique ou sociologique : l’Occidental moderne, souffrant d’un cruel manque d’intuition des « essences immuables » et étant, de ce fait, incapable de percevoir la transparence métaphysique des choses, ne s’attache qu’à l’exactitude des faits. D’où ce phénomène notoire depuis le XIXe siècle qui consiste à réduire une religion à son histoire, voire à un fait sociologique. En témoigne, d’une certaine façon, l’attitude regrettable de certains sociologues qui se mettent à étudier, du haut de leurs prétentions intellectuelles, les musulmans comme des souris en laboratoire ou, plus grossièrement, à les analyser comme un flacon d’urine.

Mais, faut-il rappeler, que la réalité est bien loin de se réduire aux faits observables. Les chiffres ne traduisent qu’une partie dérisoire de la vie sociale ; le reste s’explique par le silence poétique de l’Ineffable. L’étroitesse d’esprit dont fait preuve l’historicisme moderne et son culte du devenir relève, au fond, d’une infirmité spirituelle, celle qui rend l’homme incapable de vivre l’éternité dans le présent, de pénétrer dans le Royaume divin qui préexiste au-dedans de lui. Plus encore, elle le rend incapable d’humilité.

La « mode intellectuelle » de la déconstruction

Le sol cognitif de la modernité va favoriser l’émergence d’une « mode intellectuelle », celle de la critique et de la déconstruction, à laquelle n’échapperont pas certains tenants du réformisme moderniste, comme nous l’avons fait remarquer dans un précédent article. Au lieu de s’efforcer de pénétrer la sagesse du Verbe divin et en actualiser la signification, qui est le vrai sens de l’ijtihad, on préfère s’adonner à de futiles critiques des Textes religieux, comme si tout était à la portée de l’étroite raison moderne. Une façon d’adorer Dieu en idolâtrant la rationalité. Mais la déconstruction est de tendance et cela permet de paraître intelligent et surtout original sans se donner trop de peine ; en effet, la soif d’originalité, dans le déconstructionnisme, semble prendre le dessus sur la quête de vérité d’où cette fièvre de l’invention de concepts originaux.

Plus encore, chez certains démythificateurs musulmans de l’islam, la lecture « déconstructionniste » permet de dépouiller la religion de tout ce qui contraint leur ego, c’est-à-dire de penser la foi sans le dogme, l’islam sans le culte. Cette dérive, digne du monde moderne, qui témoigne, au fond, d’une certaine forme de paresse spirituelle à laquelle on s’efforce de trouver une justification islamique, résulte de cette fâcheuse tendance à vouloir obstinément concilier l’inconciliable : la foi et le rationalisme moderne. Ou plus encore la croyance en un Dieu unique et le culte de l’hédonisme. D’ailleurs, ils préfèrent parler de « spiritualité » plus que de religion, ce qui permet à leur esprit d’errer à leur guise et de se complaire dans leurs insatiables désirs mondains.

L’écrémage de la religion et la mystique des places publiques

L’approche « déconstructionniste », surtout lorsqu’elle se pare d’une pseudo-spiritualité en assaisonnant sa critique rationnelle de quelques ingrédients puisés superficiellement dans la tradition soufie, consiste, au fond, à écrémer la religion pour lui donner un goût qui soit agréable à la mentalité sécularisée. D’où cette dichotomie artificielle qu’opère la vision binaire de l’idéologie moderne entre politique et religieux, laquelle dichotomie ne se pose pas dans la perspective de la métaphysique traditionnelle.En effet, cette volonté obsessionnelle de distinguer le temporel du spirituel témoigne finalement d’une incapacité de saisir l’Unité principielle sur laquelle repose la multiplicité du monde manifesté.

Cet écrémage de l’islam, disions-nous, n’est qu’une illusion de plus dans l’aveuglement moderne qui conduira les gens à croire qu’ils sont capables, sans formation doctrinale, et surtout sans engager leur ego, à bénéficier de la grâce divine et à accéder à des niveaux de conscience ou à des états spirituels lesquels nécessitent une discipline rigoureuse et une pratique initiatique assidue de l’invocation de Dieu. Ceci apparaît d’ailleurs dans le « soufisme commercial » vendu sur le marché d’une pseudo-spiritualité qui réduit la mystique musulmane à quelques envolées poétiques d’un Rûmî ou d’un Attâr dont, en réalité, ils ne mesurent pas forcément la portée et la signification.

Le soufisme véritable est bien loin de ce folklorisme et de cette mystique des places publiques, car c’est une voie exigeante dont la méthode initiatique permet de transcender les limites du « moi » individuel pour accéder à la pleine réalisation du « Soi » impersonnel. Les grands maîtres mystiques, au premier rang desquels Ibn Arabi, ont clairement souligné que la Voie (tariqa) conduisant à la Vérité (haqiqa) exige une fidélité sans faille et un respect strict de la Loi (charia).

L’islam comme principale clé du redressement de l’Occident

La laideur du monde moderne ne doit pas laisser indifférent toute personne possédant un certain sens de la Beauté. Le redressement de l’Occident est possible ; il est même, en grande partie, entre les mains des musulmans s’ils cessent de dépenser une énergie folle dans la course à la représentativité, de se perdre dans les impasses de l’institutionnalisation de l’islam et, surtout, s’ils cessent de faire le jeu du réformisme, qu’il soit moderniste ou puritain, car il s’agit de deux faces d’une même pièce.

Nous sommes convaincus que la revivification de la Sagesse intemporelle de l’islam est, contrairement aux apparences médiatiques, la principale opportunité qui s’offre à l’Occident, pour la restauration de sa conscience traditionnelle, c’est-à-dire, plus précisément, pour le rétablissement du lien résilié avec le Ciel qui seul peut redonner vie à son esprit aride en l’irriguant de Son indicible Sagesse.

Pour cela, il faut, nous semble-t-il, entreprendre une revitalisation du contenu métaphysique de la religion plutôt qu’une reformulation purement conceptuelle de la théologie et du droit musulman. C’est, en effet, en mettant l’accent sur la quête métaphysique de sens bien plus que sur les finalités de la religion, en favorisant la contemplation intérieure davantage que l’engagement social, et en privilégiant l’initiation spirituelle plutôt la simple instruction religieuse que l’islam, à travers ses fidèles, pourra être une véritable source d’oxygène spirituel dans l’asphyxie sociale que connaît notre société dont l’atmosphère est saturée d’informations et de publicités qui nous sollicitent de toutes parts. Parce que l’islam n’est rien d’autre qu’une méthode de restauration de la paix originelle.

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Sofiane Meziani, enseignant d'éthique, est l’auteur, entre autres, de L’homme face à la mort de Dieu et du Petit manifeste contre la démocratie aux éditions Les points sur les i.

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