M. Karim AZOUZ siège au « Collectif une école pour tous-tes, contre les exclusions » où il représente le Collectif des Musulmans de France (Cmf). Depuis le discours du Président Jacques Chirac annonçant une loi sur les insignes religieux, le Cmf a multiplié les initiatives intra et extra communautaires pour mobiliser les citoyens contre cette loi, votée mardi 10 février 2004 à l’Assemblée Nationale. A quelques jours de la manifestation nationale contre les exclusions, M. AZOUZ nous livre le plan de la bataille du samedi 14 février et des batailles à venir.
Saphirnet.info : A quelques jours de cette manifestation que vous avez annoncée depuis le 17 janvier, où en sont les préparatifs ?
Karim AZOUZ : Nous sentons bien cette manifestation au sens où la préparation s’est bien passée au niveau du terrain. Nous avons essayé de mobiliser des associations. La majorité, la presque totalité des associations que nous avons pu contacter a décidé d’y participer. Nous avons profité de l’occasion de l’Aïd el-Kébir pour faire un tractage très dense aussi. Nous avons couvert plus d’une soixantaine de mosquées dans la région parisienne.
Au niveau médiatique ?
Karim AZOUZ : A ce niveau ce fut assez moyen. Il n’est pas facile d’accéder à certains médias quand on est musulman, à moins de vouloir forcer leurs portes. Mais nous nous sommes appuyés sur les réseaux Internet qui sont devenus un facteur très important de mobilisation de la communauté. Avec des sites comme SaphirNet.info et d’autres qui sont très importants pour la communauté musulmane en France. Et nous nous exprimons dans un cadre pluraliste dans lequel il y a des non musulmans aussi. Et nous avons de bons retours de la part des non musulmans. Ce qui montre que quand les musulmans prennent la peine de s’adresser à un public large avec un discours clair et cohérent, ils arrivent à de bons résultats.
La manifestation de samedi dernier n’a pas mobilisé. Cela ne vous fait-il pas peur ?
Le prophète de l’Islam, dit dans un Hadith : « place ta confiance en Dieu et ne soit pas impuissant ». Nous avons placé notre confiance en Dieu. Nous avons fait ce que nous pouvions. Cela fait plus d’un mois maintenant que nous travaillons dans ce sens.
Côté mobilisation, vous avez prouvé que vous pouviez mobiliser avec les assises du 17 janvier. Ce fut une grande première en France. Comment cette idée est-elle née ?
Karim AZOUZ : L’idée nous est venue à la suite du discours du Président Jacques Chirac : nous étions tous sous le choc. Nous avons voulu sortir de l’émotion pour analyser la situation. Nous savons tous que le voile est un prétexte. Le gouvernement actuel n’a rien à dire, rien à proposer ni sur le plan économique ni sur le plan social. C’est un gouvernement qui a échoué (ou qui est entrain d’échouer) et qui veut faire diversion. Nous nous sommes donc interrogés sur les raisons pour lesquelles il a choisi les Musulmans pour les agresser, pour en faire un bouc émissaire. Et nous avons trouvé que les raisons en sont simples : les Musulmans sont divisés et les Musulmans sont isolés. Ils sont divisés en milliers de groupuscules, tendances et fédérations etc. Ils sont isolés des mouvements de défenses et des partenariats, des débats avec les non musulmans… Pour sortir de ce défit par le haut il nous fallait corriger ces deux lacunes.
Concrètement, comment avez-vous fait ?
Karim AZOUZ : Pour ce qui est de la division, nous avons contacté les réseaux d’associations qui nous sont les plus proches : Participation et spiritualité musulmane, Etudiants musulmans de France et Jeunesse musulmane de France. Quatre jours après le discours du Président Jacques Chirac, nous avons convenu d’une réunion au niveau national. C’est au cours de cette réunion que nous avons décidé d’afficher un front commun musulman. Pour cela nous avons fait appel à la richesse du tissu associatif musulman afin de discuter et décider ensemble de notre mode de défense.
Par ailleurs, compte tenu de notre isolement, il nous fallait aller vers les non musulmans pour leur expliquer et les amener à être témoins de l’injustice que les musulmans subissent aujourd’hui. Le Cmf s’est beaucoup mobilisé dans le cadre du Forum social européen dont nous sortons à peine. Cela a créé des liens entre nous et des associations non musulmanes. Nous avons réactivé ces contacts pour les interroger et leur demander de réagir. Lorsque l’on ose frapper à une porte pour expliquer et discuter, l’on arrive à convaincre. Nous avons souvent réussi à convaincre.
Ce ne sont pas les arguments qui manquent mais il faut faire le travail
Karim AZOUZ : Quatre jours après le discours du Président, nous avons tenu une réunion et nous nous sommes accordés trois semaines pour réunir le maximum de partenaires. Ce fut les assises du 17 janvier. Au Cmf, en dehors des activités éducatives habituelles nous avons pratiquement arrêté toutes nos activités pour aller à la rencontre des mosquées, des associations. Nous avons rencontré des dizaines et des dizaines de responsables associatifs pour leur expliquer notre analyse. Nous sommes assez proches les uns des autres, même si nous ne nous voyons pas suffisamment. Les similitudes entre nos terrains font que les gens développent des analyses assez proches. Les réactions que nous avons enregistrées nous ont fait chaud au cœur. Les gens ont bien participé aux débats et nous avons des raisons de penser que cette date du 17 janvier restera une date mémorable dans l’Histoire de l’Islam en France.
N’empêche qu’au moment où nous parlons le projet est entrain d’être voté.
Karim AZOUZ : Ce n’est qu’une première lecture. Il passera ensuite au Sénat. Il faudra que le Sénat vote le même texte que l’Assemblée. Si le Sénat devait voter un texte légèrement différent, alors interviendrait une commission paritaire entre le Sénat et l’Assemblée. Elle essayera de discuter pour trouver un compromis. Ensuite il faudra revoter au Sénat et à l’Assemblée. Si par contre, le Sénat vote exactement le même texte de loi que les députés, le texte sera finalement adopté. Cela nous mènera jusqu’en fin mars.
Ainsi la manif de ce samedi n’arrive pas comme un médecin après la mort ?
Karim AZOUZ : Non ! Bien au contraire…Il faut prévoir de combattre cette loi sur la durée. En politique, comme en sport, on ne gagne pas toujours par K.O. on peut gagner aussi aux points. On gagne aussi à l’usure. C’est illusoire, avec la situation des Musulmans de France, de vouloir gagner par K.O. contre Jacques Chirac. C’est faire preuve de beaucoup de naïveté que de croire qu’en une seule manifestation, avec quinze jours de mobilisation nous allons arrêter l’appareil de l’Etat et les engagements des partis politiques. Mais nous devons mettre en place des structures et des réflexes qui permettent une mobilisation et des réactions sur le long terme pour abroger cette loi. Cela prendra le temps qu’il faut. Mais il faut lancer un appel à la mobilisation, à la détermination et au courage des Musulmans pour continuer. Les Musulmans ne doivent pas s’essouffler à leur première contre performance. C’est un combat très long que nous avons à mener. Il va durer des semaines et des mois. Mais il faut le mener aujourd’hui, ce samedi 14 et en d’autres occasions. Tant que cette injustice demeure dans les textes, les Musulmans doivent se battre et continuer à réagir.
Sous quelles formes voyez-vous l’évolution de ce combat ?
Karim AZOUZ : Après la manifestation, il y a la possibilité de réagir pendant les élections. Il faut que les musulmans aient la mémoire longue. Il faut qu’ils sanctionnent les partis qui les ont agressés. Il faut qu’ils sanctionnent le P.S. et l’UMP. Tous les deux ensemble. Prochainement nous aurons les élections régionales puis les élections européennes. Il faut que les Musulmans votent et qu’ils pèsent sur le scrutin.
Et entre deux scrutins, comment combattre la loi ?
Karim AZOUZ : Il ne faut pas avoir sa langue dans sa poche. Grâce à la mobilisation que nous avons menée durant ces semaines, un débat très houleux s’est instauré dans tous les partis politiques et dans de nombreuses organisations de la société civile. Certains en arrivent à des invectives et à des injures. Qu’il s’agisse de la Ligue de Droits de l’Homme, de syndicats nationaux, du Mrap, de la Fédération des parents d’élèves, il y a un débat en cours. Le Musulman se doit de participer à ce débat. Il doit y fournir les arguments pour peser sur ce débat.
Il y a aussi un combat juridique à mener. Si la loi passe, des filles seront exclues du collège par centaines. Les musulmans doivent mettre en place une structure juridique à même de porter le combat juridique au tribunal administratif, à la cours européenne des Droits de l’Homme… Dans ce sens, nous avons l’ambition de transformer le « Collectif une école pour tous-tes » en un mouvement pour l’égalité des chances dans l’école. Car on joue avec les mots pour faire croire aux gens que le problème dans l’Education nationale se résume à quelques jeunes filles voilées. Alors que l’Education nationale va très mal. Les profs sont souvent dans la rue parce qu’ils en ont marre de travailler dans ces conditions. Il y a des inégalités criantes entre les établissements et entre les élèves… Les Musulmans doivent considérer que l’Ecole est aussi leur problème.
Le vote de la loi facilitera l’émergence d’écoles privées musulmanes. Pensez-vous que nous nous acheminons vers un communautarisme musulman en France ?
Karim AZOUZ : Par la loi, ils veulent nous pousser au communautarisme. Mais nous devons y prendre garde car le communautarisme est une impasse. Si le Musulman s’enferme dans un repli communautaire, il aura trahi sa mission de Musulman qui est aussi d’expliquer l’Islam. Et quelles que soient les contraintes et les agressions extérieures, il ne doit pas faillir à son rôle.
N’est-ce pas faillir à ce rôle en mettant des non musulmans au devant d’un combat comme celui du hijab ?
Karim AZOUZ : Nous ne les mettons pas au devant de la lutte: nous leur faisons partager notre lutte. Les Musulmans se sentent agressés par cette loi à juste titre. Nous avons fait un travail de terrain et ce travail mobilise. Et voilà qu’on nous fait le reproche d’avoir réussi à convaincre des non musulmans. Pourquoi ? Est ce simplement pour pouvoir dire « ca y est nous avons gagné tout seul » ?… Nous ne devons pas nous étonner que nos arguments portent et que des non musulmans y adhèrent. Beaucoup d’entre eux ont évolué dans leurs analyses sur la question du voile.
En quoi ces analyses ont-elles évolué par exemple ?
Karim AZOUZ : Par exemple dans l’une des premières pétitions signées par le Cédétim, il y avait l’idée que les signataires de la pétition sont « contre le voile », mais qu’ils sont aussi contre la loi. Nous avons discuté avec eux. Ils avaient leurs idées sur le voile comme un voile imposé, un voile de pressions ou de machisme. Nous leur avons expliqué les diverses dimensions du voile. Nous leur avons expliqué que des filles portent le voile par conviction. Pour elles, le voile est alors un instrument de libération. Et ils ont pris acte de l’idée que le voile n’a pas une seule et unique signification. Les échanges que nous avons avec ces partenaires sont extrêmement positifs. Nous avons une responsabilité dans ce sens. Nous ne pouvons pas accepter que l’image de l’Islam soit dévalorisée, soit dénigrée sans que cela ne nous dérange.
A vous entendre j’ai envie de dire « merci M. Chirac ». Mais cela me semble paradoxal.
Karim AZOUZ : Si nous faisons les choses comme elles se doivent, nous pourrons alors dire « merci M. Chirac ». Parce qu’avec cette erreur stratégique du Président Jacques Chirac, si les Musulmans se montrent à la hauteur, nous prendrons une avance de cinq ans sur nos projets. Ces assises réunissant 150 associations musulmanes, le 17 janvier dernier, étaient quelque chose d’inespéré. Au Cmf, notre dernier programme stratégique prévoyait un début d’ouverture vers les autres associations musulmanes en 2005. Avec la mobilisation actuelle, nous avons largement devancé ce programme… Les situations de contraintes ont l’avantage de nous permettre de progresser. Le Prophète nous dit de ne jamais demander les épreuves. Mais si elles se présentent à nous, il nous demande de les confronter, en Musulman, avec patience. Ainsi, si nous faisons les choses comme il faut, face à l’agression de cette loi, les Musulmans sortiront plus forts de cette épreuve.
Un dernier mot sur la manif de samedi 14 ?
Karim AZOUZ : Oui, je renouvelle mon appel à la mobilisation et à la responsabilité pour descendre dans la rue ce samedi 14 février.
Propos recueillis par Amara BAMBA