Depuis sa création, la LCR est de tous les combats, de toutes les luttes ; enfin, à condition qu’il y ait une caméra. Peu importe la cause, le droit des femmes, les sans papiers, l’antiracisme, le pacifisme, la cause palestinienne, l’alter mondialisme,…, la LCR est toujours là en tête de cortège, bien en vu. Jusqu'à “l’affaire du foulard”.
Dans cette « affaire du foulard », la LCR qui ne savait pas trop comment le vent allait tourner, réussit le tour de force d’avoir au sein de sa direction des gens qui étaient pour la loi et d’autres contre. Evidement les “pour” et les “contre” sont toujours restés bons camarades ; car on ne se fâche pas pour quelques fichus. Même si en public on qualifie la loi de raciste ou le voile de signe d’obscurantisme. Non, jeune fille fichutée vous n’êtes que de “idiotes utiles” pour la “révolution permanente”.
« Devoirs de mémoires », une volonté de récup
Pour la LCR, l’essentiel n’est pas là. L’important c’est de faire parler de soi ; occuper la scène médiatique ; prendre le micro dès lors qu’il y en a un pour dire ses vérités. Pour cela il faut être de tous les combats, quitte à récupérer ceux dans lesquels on n’était pas à l’initiative. Bref, pour les jardiniers trotskistes, il faut ratisser large.
Aujourd’hui la question à la “mode” c’est l’histoire de la colonisation et de l’esclavage, qu’à cela ne tienne, la LCR se doit d’être à la tête du mouvement. L’histoire a toujours été sa préoccupation première et tant pis pour ceux qui l’ignoraient.
C’est dans ce contexte qu’Olivier Besancenot a rendu public, le vendredi 6 mai, la constitution du collectif “devoirs de mémoires” [1]. On comprendra rapidement que l’offensive du facteur de la Ligue vise à récupérer la dynamique qui s’est créée autour de “l’appel des indigènes de la République”.
SOS racisme est né contre les « Beurs »
Il faut dire que pour récupérer les dynamiques autonomes menées par les populations issues de l’immigration, la LCR sait y faire. Effet, en 1984 la Ligue avait soutenu la création de SOS Racisme. L’association fut créée par Julien Dray, un ex-liguiste, avec l’aide de l’Elysée, afin de casser la dynamique autonome qui s’était constituée autour du mouvement “beur” après la marche pour l’égalité de 1983. Les partisans de la “petite main jaune” furent aidés en cela par les partis des gauches, d’extrême gauche et une presse, Libération dans lequel est publié le texte du collectif “devoirs de mémoires”, en tête, qui fut plus que parti prenante du nouveau cirque anti-raciste. Olivier Besancenot connaît bien ces manipulations des mouvements autonomes de l’immigration puisqu’il a fait ses premières armes politiques à SOS.
Le mouvement “beur” ne se remit jamais de l’offensive SOS. Si bien que vingt ans après, le mot même de “beur” est devenu péjoratif. Pour beaucoup synonyme d’“arabe de service”, de beniouioui, à la Malek Boutih. Mais la Ligue, sure d’elle-même, se permettait encore au mois de mars dernier de mettre “l’échec des mouvements liés à la “ marche pour l’égalité” des années 80” sur le dos de “la violence des politiques libérales de ces mêmes années” et de “la déstructuration de la classe ouvrière” [2]. Nos amis trotskistes omettaient, bien évidemment, de préciser qu’ils avaient eu une part active dans la destruction de cette dynamique autonome qui s’était constituée autour de la marche de 1983.
Une mémoire pour servir la LCR
Dans ces conditions, nous pouvons nous demander quelle mémoire le collectif “devoirs de mémoires” va-t-il chercher à construire ? Une mémoire de ceux et celles qui ont lutté contre le colonialisme, ou une mémoire manipulée qui servirait uniquement les intérêts de la Ligue ? Connaissant l’histoire et les agissements de la LCR ; connaissant l’histoire personnelle d’Olivier Besancenot ; nous penchons pour la seconde solution.
D’ailleurs le texte publié dans Libération confirme nos craintes. D’apparence “humaniste” et généreuse, le texte du collectif “devoirs de mémoires” véhicule, si on y regarde de plus prêt, des idées plus qu’ambiguës.
Ainsi, le texte affirme : “Trop de pages de notre histoire ont déjà été écartées ou arrachées de nos manuels scolaires : les épisodes subversifs comme la Commune de Paris de 1871 ; les sales guerres comme la guerre d'Algérie ; les actes honteux comme la traite des esclaves... On dirait bien que l'histoire officielle a la mémoire sélective”.
Comment peut-on sérieusement parler de devoir de mémoire lorsque l’on met sur un pied d’égalité l’enseignement de la Commune de Paris, la traite des esclaves et la colonisation ?
La traite fut l’un des crimes contre humanité les plus meurtriers que la terre n'ait jamais connu. Un siècle et demi après l’arrivée des premiers Européens en Afrique, la population du continent était passée de 20% de la population mondiale à 10%. Les historiens évaluent le nombre d’esclaves africains débarqués sur le continent américain entre dix et seize millions ; chiffres auxquels il faut ajouter les “pertes” en mer qui sont évaluées à environ 10 à 20 % des effectifs débarqués. Au-delà de ces chiffres, il faudrait raconter la survie dans les pires conditions de ces hommes et de ces femmes qui furent réduits aux rangs de bêtes de somme pendant plusieurs siècles. Il faudrait raconter les chaînes qui tenaient en laisse des êtres humains ; le fouet qui rythmait le travail ; les instruments de torture , car pour réduire un homme au rang d’esclave, c'est-à-dire de non humain, il fallait torturer, casser toutes tentatives de résistance, briser les os pour briser les rêves de liberté ; et toutes les autres violences quotidiennes et notamment le viol.
La suprématie occidentale
Car on nous a trop longtemps menti sur les sociétés créoles ou brésiliennes prétendument “métissées”. La société qui est issue du viol de l’esclave noire par le maître blanc, n’est pas métissée, c'est-à-dire issue de l’union mutuellement consentie de deux êtres égaux, mais violée. Il est évident que les structures sociales d’une société issue du métissage et une société issue du viol ne peuvent être les mêmes. Chercher à étudier cela, c’est chercher à comprendre comment l’esclavage influe encore dans le quotidien des hommes qui en sont issus. Cela est à l’opposé complet d’un simple “devoirs de mémoires” qui enfermerait l’esclavage dans une réalité passée.
Il en va de même pour la seconde phase de la colonisation, après l’abolition de l’esclavage. Celle-ci dura plus de cent ans. Elle fut parcourue de massacres qui firent des millions de morts ; 300 000 pour la seule répression de 1871 en Algérie ; 300 000 pour le seul massacre de Madagascar en 1947. La population de l’Algérie serait passée de trois millions en 1830 à 2,3 millions en 1856. A cette époque certains avaient envisagé l’extermination totale de la population algérienne.
La colonisation ne peut se réduire aux massacres, elle a, aussi, instauré des pratiques quotidiennes de domination et d’infériorisation des peuples conquis. Elle a asservi les deux tiers de la planète pour le seul profit des puissances européennes. Elle a engendré, partout où elle s’est installée, un système de caste au sein duquel l’homme occidental était supérieur de part sa seule naissance. Tout cela a créé ce que certains appellent une “culture occidentale de la suprématie”. Cette culture est encore en vigueur aujourd’hui et nous pouvons tous les jours la consulter dans la “bibliothèque orientaliste” ou la “bibliothèque coloniale”.
Esclavage et colonisation avec la Commune
La colonisation fut productrice d’un code juridique spécifique appliqué uniquement aux colonisés. Ce code spécifique marquait l’existence officielle de types d’hommes distincts ; ceux qui l’étaient de plein droit et ceux qui ne l’étaient pas ; des sous hommes relégués au statut “d’indigène”, non au sens où ils étaient originaires du pays, mais au sens où ils étaient soumis au code de l’indigénat. C’est ainsi que Jean Paul Sartre pouvait décrire le monde, en 1961, en disant : “Il n’y a pas si longtemps, la terre comptait deux milliards d’habitants, soit cents millions d’hommes et un milliard cinq cent millions d’indigènes” [3].
Comment peut-on placer sur un pied d’égalité l’esclavage, la colonisation et la Commune de Paris ? La répression de la commune a fait, et c’est déjà énorme, selon les estimations les plus larges 100 000 victimes. Elle n’a pas engendré un système ontologiquement discriminatoire. Elle n’a pas produit une culture de la domination sur des hommes à qui on refusait, de part leurs couleurs de peau ou leurs appartenances “culturalo-confessionnelles”, le statut d’être humains à part entière. Son échec n’explique pas les rapports de domination économique et culturelle du monde actuel.
Alors que signifie réellement ce parallèle entre la Commune, l’esclavage et la colonisation ?
Cela est l’expression même d’une tentative de manipulation de la mémoire à des fins purement politiques. La “mémoire manipulée” doit servir à fédérer des acteurs sociaux. Olivier Besancenot et la LCR veulent, au travers de cet appel, construire une unité fictive qui n’a presque jamais existé dans les faits, entre le mouvement ouvrier européen et les peuples opprimés du Sud ; selon le vieux slogan “mêmes patrons, mêmes combats”. Slogan qui a toujours servi dans la réalité à subordonner les luttes des peuples colonisés aux intérêts du mouvement ouvrier européen. Mouvement ouvrier qui s’est désolidarisé des luttes anti-coloniales dès lors que cela pouvait lui porter préjudice. Frantz Fanon écrivait à ce propos que les masses européennes “se sont souvent ralliées sur les problèmes coloniaux aux positions de nos maîtres communs” [4]. Comme la LCR s’est reliée à nos “maîtres communs”lors de la création de SOS Racisme.
Le colonialisme de Karl Marx
Les tenants de la “mémoire manipulée” accepteront-ils que l’on parle des pages peu glorieuses de leurs mentors quand il s’agit de combats anticolonialistes ? Nous dira-t-on, comme on l’a fait pendant trop longtemps, que le colonialisme n’était que le fait des réactionnaires de droite et d’extrême droite ? Aura-t-on le droit d’aborder la question de la “gauche coloniale” ?
Que pensent la LCR, et les autres marxistes “orthodoxes”, du colonialisme de Marx ? Ce Marx, peu connu, qui écrivait en 1853 : “L’Angleterre a une double mission à remplir en Inde : l’une destructrice, l’autre régénératrice – l’annihilation de la vieille société asiatique et la pose des fondations matérielles de la société occidentale en Asie” [5]. Que pensent-t-ils des termes racistes employés par Engels pour décrire les Algériens qui étaient qualifiés de “race timorée”? Ces Algériens certes réprimés, mais qui “ réfrènent leur cruauté et leur rancune, et sur le plan moral sont très bas” [6].
Le colonialisme n’est pas un phénomène uniquement français. Toutes les grandes puissances Occidentales possédèrent un empire, notamment la Russie. Le parti Bolchevik, quand il est arrivé au pouvoir en 1917, a-t-il accordé l’indépendance aux territoires conquis par les Tsars ? Evidement non. L’anticolonialisme des Lénine et autres Trotski n’était qu’un produit d’exportation pour déstabiliser les puissances Occidentales rivales. Les nationalistes des pays colonisés, un temps soutenu, n’étaient que les “idiots utiles” à la “révolution prolétarienne”. Dans l’Empire russe, Trotski à la tête de l’armée rouge, telle Bugeaud, ne s’est jamais privé de mater les “contres révolutionnaires” Tatares et de raser leurs mosquées, signe ostentatoire de leurs mentalités archaïques. Les Tatares, les Tchétchènes, les Ouzbeks et autres Tadjiks savent bien que la colonisation au nom du Capital n’est pas une domination impérialiste mais un acte émancipateur !
Dépolitiser la question
En fait, si nous y regardons de plus près, l’appel du collectif “devoirs de mémoires” ressemble plus à un rappel à l’ordre, à une opération de police intellectuelle, lorsqu’il proclame : “Loin d'être une autocongratulation particulariste ou communautariste, notre démarche est de transmettre des savoirs par l'action, la culture et l'enseignement. C'est un appel à tous et ouvert à tous”. Comment ne pas comprendre que ceux qui sont accusés d’avoir une démarche d’“autocongratulation particulariste” ou “communautariste”, sont en fait les associations qui se sont réunies autour de “l’appel des indigènes de la République” et les autres associations autonomes intéressées par l’histoire de la colonisation. Associations qui, telle les Lyonnais d’ici&là-bas, font depuis des années un difficile travail d’éducation populaire visant à ce que les personnes issues des anciens territoires colonisés se réapproprient leur histoire.
L’appel du collectif “devoirs de mémoires” est d’autant plus un rappel à l’ordre qu’en réduisant la problématique du fait colonial à la non-évocation par les manuels scolaires des pages sombres de l’esclavage et de la colonisation, il retire tout le contenu subversif de la question posée par les associations autonomes. Ce que celles-ci affirment, c’est qu’il y a un continuum, dans les rapports sociaux actuels, entre la façon dont sont traités des questions telles que l’immigration, les banlieues, la répression policière ou encore l’Islam, et la façon dont étaient traitées les populations colonisées.
Cantonner la question à un problème de manuels scolaires, est une “arnaque intellectuel” qui vise à dépolitiser la question. Limiter la question à la reconnaissance des crimes coloniaux passés, est un alibi pour éviter de remettre en cause les rapports de dominations actuels; tant sociaux que culturels. De cela la LCR, comme les autres partis politiques de gauche comme de droite, ne veut, bien évidemment, pas entendre parler.
Olivier Besancenot et la LCR sont, en fait, effrayés par l’idée que les populations issues de la colonisation puissent s’organiser de manière autonome ; décider eux-mêmes des objectifs de leurs luttes ; lancer eux-mêmes les mots d’ordre ; bref, que la gauche et l’extrême gauche traditionnelle ne contrôlent plus les populations qu’elles sont censées tenir à leurs bottes. La LCR préférerait rester au temps où les Occidentaux “disposaient du Verbe”, et ou “les autres l’empruntaient”, pour reprendre les mots de Sartre [7].
Colons et colonisés par Frantz Fanon
Mais loin d’être uniquement une initiative de “récup”, le texte du collectif “devoirs de mémoires” n’est que la réaction pavlovienne des tenants d’un certain ordre social face à l’auto-organisation et à la contestation des populations du Sud. Frantz Fanon décrivait ce phénomène, avec son lyrisme habituel, en ces termes : “Dès que le colonisé commence à peser sur ses amarres, à inquiéter le colon, on lui délègue de bonnes âmes qui, dans les 'Congrès de la culture', lui exposent la spécificité, les richesses des valeurs occidentales. Mais chaque fois qu'il est question de valeurs occidentales il se produit, chez le colonisé, une sorte de raidissement, de tétanie musculaire. Dans la période de décolonisation, il est fait appel à la raison des colonisés. On leur propose des valeurs sûres, on leur explique abondamment que décoloniser ne doit pas signifier la régression, qu'il faut s'appuyer sur les valeurs expérimentées, solides, cotées. Or il se trouve que lorsqu'un colonisé entend un discours sur la culture occidentale, il sort sa machette ou du moins il s'assure qu'elle est à portée de sa main. La violence avec laquelle s'est affirmée la suprématie des valeurs blanches, l'agressivité qui a imprégné la confrontation victorieuse de ces valeurs avec les modes de vie et de pensée des colonisés font que, par un juste retour des choses, le colonisé ricane quand on évoque devant lui ces valeurs. Dans le contexte colonial, le colon ne s'arrête dans son travail d'éreintement du colonisé que lorsque ce dernier a reconnu à haute et intelligible voix la suprématie des valeurs blanches. Dans la période de décolonisation, la masse colonisée se moque de ces mêmes valeurs, les insultes, les vomit à pleine gorge” [8].C’est dans cette perceptive fanonienne que nous percevons la volonté de la LCR, par l’intermédiaire du collectif “devoirs de mémoires”, de se pencher sur l’histoire de l’esclavage et de la colonisation.
Nous ne sommes pas dupes
Comment pourrait-il en être autrement ? La preuve en est, la manipulation de la figure de Malcolm X [9] qui s’est toujours affirmé pour l’autonomie du mouvement afro-américain par rapport aux organisations politiques américaines [9], dont on nous dit qu’il aurait eu un combat “universaliste” ; terme qui ne sous-entend pas, ici, que la lutte spécifique des afro-américains était universaliste du fait quelle représentait une avancée dans le respect des droits de l’Homme en général, mais qu’il n’existe plus de luttes spécifiques appartenant aux populations subissant des discriminations spécifiques. Nous ne sommes pas dupes de la manipulation de la figure de Malcolm X.
Pas plus que nous ne sommes dupes des manipulations de la LCR. Loin d’être les “idiots utiles” que la ligue pense que nous sommes, nous savons que derrière la “drague à la mémoire” lancée par Oliver Besancenot, se prépare le baisé de Juda de la LCR. Parce que nos vies et celles de ceux qui sont morts dans la lutte contre l’oppression coloniale, valent plus que les profits électoraux de la LCR ; nous demanderons à notre cher facteur de remonter sur son petit vélo pour aller faire sa tournée électorale plus loin.
[1] Libération, 6 avril 2004, le collectif se compose de : Olivier Besancenot, Myriam Boudjeroudi, Leila Dixmier, Vanessa Gregory, Boris Mendza, Stéphane Pocrain, Anne-Bénédicte Queneau, JOEY STARR, Jean-Claude Tchic aya, Mickael Trajan et Fanta Traoré. Nous pensons que tous ces noms ne sont que de jolies têtes d’affiche qui couvrent une initiative de la LCR. L’avenir du collectif, si avenir il y a, répondra à notre suspicion.
[2]LCR. Réponse aux assises de l’anti-colonialisme, 3 mars 2005, cf. http://toutesegaux.free.fr/article.php3?id_article=110
[3] Préface aux “damnés de la terre”
[4] Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, La Découverte/Poche, Paris, 2002, p 103.
[5] Marx cité par Edward Saïd in. L’Orientalisme, page 179
[6] Engles cité par Edward Saïd in. Culture et impérialisme, page 247
[7] Préface aux “damnés de la terre”
[8] Fanon Frantz, op. cit., page 73 - 74
[9] Cela fait plusieurs années que la LCR manipule l’image de Malcolm X, comme celle de Che Guevara, qui serait devenu trotskiste après sa mort. Cf. notamment un fascicule distribué par la JCR sur le mouvement afro-américain.