L’histoire de la Russie offre un visage contrasté. À la fois nation orthodoxe par excellence, héritière de l’Empire byzantin et fondée sur l’idéologie de la Troisième Rome, elle incarne, par ailleurs, un empire multiethnique composé et confronté à différents peuples dominés aux croyances diverses. L’empire russe était, en fait, une réalité d’une incroyable richesse ethnique et culturelle et, au-delà des Russes – qui d’ailleurs, représentaient moins de la moitié de la population totale, comme l’atteste le recensement de 1897 – comprenait des centaines d’ethnies différentes aussi bien en termes de langue, de religion, de développement économique qu’en terme de culture.
Outre les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses, d’ascendance slave et de religion chrétienne orthodoxe, on y dénombrait des Polonais et des Lituaniens catholiques, des Allemands catholiques et protestants, des Finlandais protestants, des Roumains et des Géorgiens orthodoxes, des Kalmouks et des Bouriates de confession bouddhiste, des Juifs, des peuples chamaniques de Sibérie ou bien encore des Arméniens apostoliques. Et surtout, de nombreux peuples musulmans, installés majoritairement le long de la Volga, dans le Caucase et en Asie centrale. Il s’agissait donc d’une population extrêmement variée et dont la complexité fut aussi mal appréhendée qu’insuffisamment étudiée.
Dès lors, la formule de l’historien suisse Andrea Kappeler, selon laquelle « l’histoire de la Russie, de ses régions et de ses peuples demeure insatisfaisante sans une compréhension de ce contexte multiethnique » (1) reste encore aujourd’hui tout à fait pertinente. Et cela vaut également pour ses religions, dont la diversité répond précisément à celle des peuples de l’Empire russe.
Outre les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses, d’ascendance slave et de religion chrétienne orthodoxe, on y dénombrait des Polonais et des Lituaniens catholiques, des Allemands catholiques et protestants, des Finlandais protestants, des Roumains et des Géorgiens orthodoxes, des Kalmouks et des Bouriates de confession bouddhiste, des Juifs, des peuples chamaniques de Sibérie ou bien encore des Arméniens apostoliques. Et surtout, de nombreux peuples musulmans, installés majoritairement le long de la Volga, dans le Caucase et en Asie centrale. Il s’agissait donc d’une population extrêmement variée et dont la complexité fut aussi mal appréhendée qu’insuffisamment étudiée.
Dès lors, la formule de l’historien suisse Andrea Kappeler, selon laquelle « l’histoire de la Russie, de ses régions et de ses peuples demeure insatisfaisante sans une compréhension de ce contexte multiethnique » (1) reste encore aujourd’hui tout à fait pertinente. Et cela vaut également pour ses religions, dont la diversité répond précisément à celle des peuples de l’Empire russe.
Entre intégration forcée et tolérance
Dès les prémices de l’expansion de l’empire russe, l’islam connut une importance cruciale. Cela se vérifia dès la conquête du Khanat de Kazan (tatar et musulman) en 1552, lorsque l’Empire russe fit sa première et décisive tentative d’administration d’une population ethniquement et culturellement étrangère. S’ensuivit ensuite une brève période lors de laquelle des tentatives ont été faites pour convertir les Tatars par la force. Néanmoins, leur farouche résistance obligea les autorités russes à y renoncer.
C’est ainsi qu’une politique de tolérance destinée à constituer le principal modèle de gouvernement impérial des minorités fut instituée. Ce modèle ne fut, cependant, pas suivi de manière constante et connut parfois d’importantes ruptures, même si le plus souvent ces dernières furent de courte durée. Pierre le Grand, par exemple, mena une politique d’intégration forcée des populations musulmanes mais il affronta une résistance si tenace qu’il dut y mettre fin. Ce fut notamment le cas avec Catherine II, qui initia à partir de 1773 une longue période de tolérance à l’égard des différentes religions notamment à travers la création en 1788 de l’Assemblée spirituelle musulmane. Par ailleurs, le recrutement des élites musulmanes fut encouragé, leur donnant ainsi la possibilité de servir l’Empire russe sans pour autant renoncer à leur religion.
Dans l’ensemble, cette politique donna de bons résultats, non seulement chez les Tatars de la Volga, mais également chez ceux du Khanat de Crimée (annexé en 1783), vers lequel on observa d’ailleurs une importante émigration. En revanche, si cette stratégie rencontra un modeste succès auprès des actuels Azéris, dans le sud du Caucase, elle échoua parmi les peuples musulmans du Nord Caucase qui s’opposèrent violemment à la conquête russe jusqu’en 1864.
Enfin, en ce qui concerne l’Asie centrale, presque exclusivement habitée par des musulmans et dont la conquête, initiée au milieu du XVIIIe siècle, s’acheva en 1885, l’intégration y fut plutôt une réussite. Dans cette région, bien que le gouvernement ait mit en œuvre pour la première fois une politique de nature fondamentalement colonialiste, l’islam n’a pas pour autant fait l’objet de difficultés particulières.
Dans l’ensemble, l’Empire russe démontra une bonne capacité à gérer les relations avec les populations musulmanes soumises. À l’exception de celles du Nord Caucase, caractérisées par une structure sociale et culturelle bien particulière et notamment un esprit guerrier hors norme, les Russes réussirent à intégrer les musulmans au sein d’un empire largement fondé sur la collaboration avec les autorités religieuses non orthodoxes. De ce point de vue, sans pour autant exclure les différends survenus entre musulmans et autorités tsaristes, il apparait important d’en finir avec la vulgate historiographique consistant à décrire une relation basée essentiellement sur l’alternance de résistances et de répressions. (2) En outre, les populations musulmanes de l’Empire interagissaient largement avec la culture russe. Des interactions qui étaient d’ailleurs perçues, dans de nombreux contextes, comme un utile instrument de modernisation.
On pense par exemple à Fatali Achundov (1812-1878), une figure importante du renouveau culturel des musulmans du Caucase. (3) Ou bien encore à celle d’Ismail Gasprinskij (1851-1914), intellectuel tatar de Crimée qui avait une vision positive de l’islam russe (russkoemusul’manstvo) et qui a notamment fondé le mouvement de renouveau connu sous le nom de jadidisme dont l’action influença fortement l’Asie centrale. (5)
C’est ainsi qu’une politique de tolérance destinée à constituer le principal modèle de gouvernement impérial des minorités fut instituée. Ce modèle ne fut, cependant, pas suivi de manière constante et connut parfois d’importantes ruptures, même si le plus souvent ces dernières furent de courte durée. Pierre le Grand, par exemple, mena une politique d’intégration forcée des populations musulmanes mais il affronta une résistance si tenace qu’il dut y mettre fin. Ce fut notamment le cas avec Catherine II, qui initia à partir de 1773 une longue période de tolérance à l’égard des différentes religions notamment à travers la création en 1788 de l’Assemblée spirituelle musulmane. Par ailleurs, le recrutement des élites musulmanes fut encouragé, leur donnant ainsi la possibilité de servir l’Empire russe sans pour autant renoncer à leur religion.
Dans l’ensemble, cette politique donna de bons résultats, non seulement chez les Tatars de la Volga, mais également chez ceux du Khanat de Crimée (annexé en 1783), vers lequel on observa d’ailleurs une importante émigration. En revanche, si cette stratégie rencontra un modeste succès auprès des actuels Azéris, dans le sud du Caucase, elle échoua parmi les peuples musulmans du Nord Caucase qui s’opposèrent violemment à la conquête russe jusqu’en 1864.
Enfin, en ce qui concerne l’Asie centrale, presque exclusivement habitée par des musulmans et dont la conquête, initiée au milieu du XVIIIe siècle, s’acheva en 1885, l’intégration y fut plutôt une réussite. Dans cette région, bien que le gouvernement ait mit en œuvre pour la première fois une politique de nature fondamentalement colonialiste, l’islam n’a pas pour autant fait l’objet de difficultés particulières.
Dans l’ensemble, l’Empire russe démontra une bonne capacité à gérer les relations avec les populations musulmanes soumises. À l’exception de celles du Nord Caucase, caractérisées par une structure sociale et culturelle bien particulière et notamment un esprit guerrier hors norme, les Russes réussirent à intégrer les musulmans au sein d’un empire largement fondé sur la collaboration avec les autorités religieuses non orthodoxes. De ce point de vue, sans pour autant exclure les différends survenus entre musulmans et autorités tsaristes, il apparait important d’en finir avec la vulgate historiographique consistant à décrire une relation basée essentiellement sur l’alternance de résistances et de répressions. (2) En outre, les populations musulmanes de l’Empire interagissaient largement avec la culture russe. Des interactions qui étaient d’ailleurs perçues, dans de nombreux contextes, comme un utile instrument de modernisation.
On pense par exemple à Fatali Achundov (1812-1878), une figure importante du renouveau culturel des musulmans du Caucase. (3) Ou bien encore à celle d’Ismail Gasprinskij (1851-1914), intellectuel tatar de Crimée qui avait une vision positive de l’islam russe (russkoemusul’manstvo) et qui a notamment fondé le mouvement de renouveau connu sous le nom de jadidisme dont l’action influença fortement l’Asie centrale. (5)
La période soviétique et post-soviétique
Après la révolution de 1917, l’islam subi les mêmes politiques répressives que celles infligées aux autres religions en URSS. Néanmoins, les autorités soviétiques purent bénéficier de la présence de nombreux musulmans au sein du nouvel État afin d’établir des collaborations fructueuses avec les pays du monde musulman. Pour ne citer qu’un exemple, le diplomate d’origine musulmane Karim Chakimov (qui sera toutefois victime de répressions politiques) joua notamment un rôle important dans la reconnaissance précoce par l’URSS de la dynastie saoudienne en 1926.
Plus généralement, l’URSS a entretenu pendant des décennies d’intenses relations avec le monde arabe, notamment avec les régimes laïques et progressistes de pays comme l’Algérie, l’Égypte, la Syrie, l’Irak et le sud du Yémen. Malgré la persistance de répressions religieuses, la présence de personnel diplomatique d’origine musulmane a contribué aux rapprochements diplomatiques de l’URSS vers ces pays. En outre, il est important de relever qu’après la Seconde Guerre mondiale et malgré un contrôle strict des activités de culte et d’éducation, l’islam bénéficiait d’une reconnaissance partielle de la part des autorités soviétiques. La politique soviétique établissait une distinction très nette entre un islam officiel, enrégimenté mais toléré et un islam clandestin, réprimé jusqu’à la fin du régime soviétique. (5)
À la suite de l’effondrement de l’URSS, la situation de l’islam au sein de la Fédération de Russie connu d’importants changements. De nouveau, toutefois, le principal problème provenait des populations musulmanes du Nord Caucase, et tout particulièrement des Tchétchènes, devenus indépendants de facto dès 1991. Si la première phase du mouvement indépendantiste tchétchène avait un caractère davantage nationaliste que religieux, en quelques années, la pénétration d’éléments islamiques radicaux (généralement appelés wahhabites en Russie) a profondément influencé les populations musulmanes locales. Même la violente « normalisation » de la Tchétchénie, débutée en 1999, n’a pas véritablement résolu le problème.
Dans les autres zones de la Fédération de Russie, les relations avec les communautés musulmanes sont bien meilleures. La législation fédérale de 1997 reconnait d’ailleurs l’islam comme l’une des quatre « religions traditionnelles » du pays, au même titre que le christianisme orthodoxe, le Bouddhisme et le judaïsme. Ainsi, dans la Russie d’aujourd’hui, l’islam a non seulement une position juridique précise, mais bénéficie également d’une reconnaissance officielle du rôle culturel et social joué dans le pays.
En effet, la Fédération de Russie s’efforce de coopérer positivement avec l’islam « traditionnel » et ses représentants, en particulier avec le Conseil des muftis de Russie, créé en 1998. Il ne pourrait en être autrement compte tenu du nombre très élevé de musulmans vivant dans le pays, entre 15 et 20 millions de personnes, ce qui correspond à plus de 10 % de la population totale. Ce chiffre comprend aussi bien les citoyens de la Fédération russe que les immigrés issus des anciennes républiques soviétiques. (6) La grande majorité d’entre eux sont sunnites, à l’exception principalement des immigrés venus d’Azerbaïdjan qui sont majoritairement chiites.
Plus généralement, l’URSS a entretenu pendant des décennies d’intenses relations avec le monde arabe, notamment avec les régimes laïques et progressistes de pays comme l’Algérie, l’Égypte, la Syrie, l’Irak et le sud du Yémen. Malgré la persistance de répressions religieuses, la présence de personnel diplomatique d’origine musulmane a contribué aux rapprochements diplomatiques de l’URSS vers ces pays. En outre, il est important de relever qu’après la Seconde Guerre mondiale et malgré un contrôle strict des activités de culte et d’éducation, l’islam bénéficiait d’une reconnaissance partielle de la part des autorités soviétiques. La politique soviétique établissait une distinction très nette entre un islam officiel, enrégimenté mais toléré et un islam clandestin, réprimé jusqu’à la fin du régime soviétique. (5)
À la suite de l’effondrement de l’URSS, la situation de l’islam au sein de la Fédération de Russie connu d’importants changements. De nouveau, toutefois, le principal problème provenait des populations musulmanes du Nord Caucase, et tout particulièrement des Tchétchènes, devenus indépendants de facto dès 1991. Si la première phase du mouvement indépendantiste tchétchène avait un caractère davantage nationaliste que religieux, en quelques années, la pénétration d’éléments islamiques radicaux (généralement appelés wahhabites en Russie) a profondément influencé les populations musulmanes locales. Même la violente « normalisation » de la Tchétchénie, débutée en 1999, n’a pas véritablement résolu le problème.
Dans les autres zones de la Fédération de Russie, les relations avec les communautés musulmanes sont bien meilleures. La législation fédérale de 1997 reconnait d’ailleurs l’islam comme l’une des quatre « religions traditionnelles » du pays, au même titre que le christianisme orthodoxe, le Bouddhisme et le judaïsme. Ainsi, dans la Russie d’aujourd’hui, l’islam a non seulement une position juridique précise, mais bénéficie également d’une reconnaissance officielle du rôle culturel et social joué dans le pays.
En effet, la Fédération de Russie s’efforce de coopérer positivement avec l’islam « traditionnel » et ses représentants, en particulier avec le Conseil des muftis de Russie, créé en 1998. Il ne pourrait en être autrement compte tenu du nombre très élevé de musulmans vivant dans le pays, entre 15 et 20 millions de personnes, ce qui correspond à plus de 10 % de la population totale. Ce chiffre comprend aussi bien les citoyens de la Fédération russe que les immigrés issus des anciennes républiques soviétiques. (6) La grande majorité d’entre eux sont sunnites, à l’exception principalement des immigrés venus d’Azerbaïdjan qui sont majoritairement chiites.
L’évolution constante, tant en valeur absolue qu’en pourcentage, du nombre de musulmans dans la Fédération de Russie est l’une des causes ayant entraîné un sentiment de plus en plus diffus d’aversion envers cette population, et plus particulièrement envers ceux d’origine caucasienne et d’Asie centrale. Les autorités prennent cependant leurs distances avec ces manifestations de nationalisme et de xénophobie, en insistant au contraire sur le caractère multiculturel et multiethnique du pays. Poutine lui-même a souvent exprimé son respect pour l’islam et souligné son rôle positif, il déclarait par exemple qu’il « est défini à juste titre comme une composante inaliénable de la vie religieuse, sociale et culturelle de la Russie. Ses traditions sont fondées sur des valeurs éternelles de bonté, de compassion et de justice ».
En effet, le Kremlin souhaite véritablement développer une collaboration étroite avec le monde musulman. Depuis 2003, la Russie a d’ailleurs obtenu le statut d’observateur au sein de l’Organisation de la coopération islamique (OCI). À cette occasion, Poutine y affirmait la dimension non occasionnelle de cette participation : « Depuis des siècles, la Russie, en tant que pays eurasien, est liée au monde islamique par des liens traditionnels et naturels. Des millions de musulmans vivent depuis toujours dans notre pays et considèrent la Russie comme leur patrie. Je suis convaincu que la participation de la Russie ne se limitera pas à élargir l’horizon de l’Organisation, mais lui donnera également de nouvelles capacités et l’enrichira du poids et de la voix de la grande communauté musulmane de Russie. Une communauté qui n’est désormais plus séparée de celle des musulmans du monde entier et qui est enfin prête à participer de manière féconde à sa vie spirituelle, culturelle et politique. »
En effet, le Kremlin souhaite véritablement développer une collaboration étroite avec le monde musulman. Depuis 2003, la Russie a d’ailleurs obtenu le statut d’observateur au sein de l’Organisation de la coopération islamique (OCI). À cette occasion, Poutine y affirmait la dimension non occasionnelle de cette participation : « Depuis des siècles, la Russie, en tant que pays eurasien, est liée au monde islamique par des liens traditionnels et naturels. Des millions de musulmans vivent depuis toujours dans notre pays et considèrent la Russie comme leur patrie. Je suis convaincu que la participation de la Russie ne se limitera pas à élargir l’horizon de l’Organisation, mais lui donnera également de nouvelles capacités et l’enrichira du poids et de la voix de la grande communauté musulmane de Russie. Une communauté qui n’est désormais plus séparée de celle des musulmans du monde entier et qui est enfin prête à participer de manière féconde à sa vie spirituelle, culturelle et politique. »
Une diplomatie religieuse bien développée
L’intérêt de la Russie pour le monde islamique ne provient pas seulement du grand nombre de musulmans présents sur son territoire, mais aussi des relations politiques importantes que le pays entretient avec plusieurs pays musulmans, qu’il s’agisse de la Turquie, de l’Iran ou des six anciennes républiques soviétiques : l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, le Kirghizistan et le Tadjikistan. En fait, l’attitude de Moscou vis-à-vis de l’islam doit être examiné à la lumière du rôle qu’a joué la religion à la chute de l’URSS. Pour les autorités russes, en effet, la religion est une composante essentielle des valeurs sur lesquelles refonder le pays après l’effondrement de l’idéologie communiste. Cela concerne logiquement et en premier lieu l’Église orthodoxe, mais également l’islam, qui demeure de loin la religion la plus répandue dans le pays derrière le christianisme orthodoxe.
Dans son discours officiel, la Russie se présente comme une civilisation fondée sur une tradition ancienne de coexistence harmonieuse entre le christianisme orthodoxe et les autres religions, l’islam en particulier. Dans cette perspective, le dialogue interreligieux constitue donc un élément non négligeable de la politique extérieure de la Russie. Afin d’être efficace, cette diplomatie religieuse a néanmoins besoin de deux éléments fondamentaux, d’une part une confiance réciproque entre État et institutions religieuses et d’autre part une capacité de ces dernières à agir efficacement sur la scène internationale.
Dans le cas de l’islam, cependant, cette collaboration politique est entravée par l’absence d’une institution centrale représentative de tous les musulmans du pays, même s’il est vrai que le Conseil des muftis aspire à jouer ce rôle à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Ce n’est d’ailleurs pas une coïncidence si ce Conseil a créé en 2007 un département pour les relations internationales comparable à celui qui existe au sein de l’Église orthodoxe russe. L’importance de réussir à affirmer et à promouvoir l’image d’une Russie où chrétiens et musulmans vivent en harmonie depuis plusieurs siècles est fondamentale, d’autant plus que ce pays se considère comme particulièrement menacé par le terrorisme islamique.
Cette diplomatie religieuse favorise donc largement le renforcement des relations avec les pays musulmans, permettant dès lors à Moscou d’isoler le radicalisme islamique dans le Caucase du nord et confinant ainsi au niveau régional un conflit qui pourrait, potentiellement, devenir international. Les bonnes relations avec le monde islamique contribuent également au renforcement de la position internationale de la Russie à une époque où l’opposition avec l’Occident est de plus en plus marquée. De cette manière, Moscou peut faire figure d’autorité au Moyen-Orient, en jouant à l’occasion le rôle de médiateur entre l’Occident et l’Iran, comme on a pu le voir lors de la signature du traité nucléaire de 2015. En outre, sur le plan religieux, les relations entre la Russie et l’Iran sont très positives, en particulier grâce à l’action de l’Église orthodoxe qui réussit à entretenir de meilleurs rapports avec les leaders chiites que ne pourrait le faire le Conseil des muftis. (7)
Dans son discours officiel, la Russie se présente comme une civilisation fondée sur une tradition ancienne de coexistence harmonieuse entre le christianisme orthodoxe et les autres religions, l’islam en particulier. Dans cette perspective, le dialogue interreligieux constitue donc un élément non négligeable de la politique extérieure de la Russie. Afin d’être efficace, cette diplomatie religieuse a néanmoins besoin de deux éléments fondamentaux, d’une part une confiance réciproque entre État et institutions religieuses et d’autre part une capacité de ces dernières à agir efficacement sur la scène internationale.
Dans le cas de l’islam, cependant, cette collaboration politique est entravée par l’absence d’une institution centrale représentative de tous les musulmans du pays, même s’il est vrai que le Conseil des muftis aspire à jouer ce rôle à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Ce n’est d’ailleurs pas une coïncidence si ce Conseil a créé en 2007 un département pour les relations internationales comparable à celui qui existe au sein de l’Église orthodoxe russe. L’importance de réussir à affirmer et à promouvoir l’image d’une Russie où chrétiens et musulmans vivent en harmonie depuis plusieurs siècles est fondamentale, d’autant plus que ce pays se considère comme particulièrement menacé par le terrorisme islamique.
Cette diplomatie religieuse favorise donc largement le renforcement des relations avec les pays musulmans, permettant dès lors à Moscou d’isoler le radicalisme islamique dans le Caucase du nord et confinant ainsi au niveau régional un conflit qui pourrait, potentiellement, devenir international. Les bonnes relations avec le monde islamique contribuent également au renforcement de la position internationale de la Russie à une époque où l’opposition avec l’Occident est de plus en plus marquée. De cette manière, Moscou peut faire figure d’autorité au Moyen-Orient, en jouant à l’occasion le rôle de médiateur entre l’Occident et l’Iran, comme on a pu le voir lors de la signature du traité nucléaire de 2015. En outre, sur le plan religieux, les relations entre la Russie et l’Iran sont très positives, en particulier grâce à l’action de l’Église orthodoxe qui réussit à entretenir de meilleurs rapports avec les leaders chiites que ne pourrait le faire le Conseil des muftis. (7)
Un nouveau rôle au Moyen-Orient
Ces dernières années, profitant en partie du désengagement croissant des États-Unis, la Russie a joué un rôle de plus en plus important au Moyen-Orient. Cette nouvelle affirmation dans la région doit, d’une part, être considérée dans le contexte des ambitions géopolitiques globales de Moscou suite à une première décennie post-soviétique désastreuse, mais doit, bien sûr, être aussi envisagée sous d’autres aspects, comme la nécessité de maintenir le radicalisme islamique hors de la Russie et des pays d’Asie centrale, une région avec laquelle Moscou entretient d’étroites relations politiques, économiques et sécuritaires.
Malgré la normalisation de la Tchétchénie – dans laquelle, d’ailleurs, le président Kadyrov renforce de plus en plus le rôle de l’islam traditionaliste, tout du moins en théorie – la Russie reste très préoccupée par la menace du radicalisme islamique, en particulier dans le Caucase du nord. En ce sens, le principal objectif de Moscou a donc été celui d’empêcher que les musulmans de la Fédération ne soient affectés négativement par les événements extérieurs. Les printemps arabes ont également entraîné une forte inquiétude, à la fois en raison de la méfiance traditionnelle du Kremlin à l’égard des soulèvements populaires – quels qu’ils soient et en raison de la crainte que la mobilisation des masses musulmanes ne puisse être contrôlée par des éléments radicaux.
Malgré la normalisation de la Tchétchénie – dans laquelle, d’ailleurs, le président Kadyrov renforce de plus en plus le rôle de l’islam traditionaliste, tout du moins en théorie – la Russie reste très préoccupée par la menace du radicalisme islamique, en particulier dans le Caucase du nord. En ce sens, le principal objectif de Moscou a donc été celui d’empêcher que les musulmans de la Fédération ne soient affectés négativement par les événements extérieurs. Les printemps arabes ont également entraîné une forte inquiétude, à la fois en raison de la méfiance traditionnelle du Kremlin à l’égard des soulèvements populaires – quels qu’ils soient et en raison de la crainte que la mobilisation des masses musulmanes ne puisse être contrôlée par des éléments radicaux.
L’inquiétude du renforcement de l’islam radical en Russie au détriment de l’islam « officiel » était naturellement très forte, notamment à la lumière de l’émergence de l’État islamique en 2013. Pour Moscou, la perspective, qu’en Syrie, les jihadistes puissent renverser le régime d’Assad, un allié historique depuis l’époque soviétique, était en effet particulièrement préoccupante car une telle évolution aurait fait progresser la menace de l’islam radical tant en Russie que dans les autres ex-républiques soviétiques, d’où provenaient de nombreux combattants étrangers. L’intervention russe en Syrie en septembre 2015 s’explique également par la volonté de revendiquer un rôle géopolitique majeur apparemment compromis après la crise ukrainienne de l’année précédente, un épisode qui avait conduit la Russie à l’isolement, du moins de la part de l’Occident.
En ce qui concerne les relations avec la population musulmane du pays, presque exclusivement sunnite, l’intervention de Moscou en faveur d’Assad – dont le régime repose principalement sur l’appui des alaouites et des chrétiens – apparaissait pourtant plutôt risquée. Cependant, malgré l’opposition d’une part importante des musulmans russes à l’égard de cette politique en Syrie, les bonnes relations avec l’islam « traditionnel » sont restées fondamentalement positives, notamment du fait de leur opposition commune aux courants radicaux.
C’est d’ailleurs précisément en septembre 2015 que fut inaugurée, à Moscou et en présence de Poutine, d’Erdogan, d’Abou Mazen et des principaux dirigeants musulmans de la Fédération de Russie, une nouvelle mosquée considérée comme la plus grande d’Europe. La conférence internationale qui réunit en 2016 à Grozny, la capitale de la Tchétchénie, plus de 200 savants sunnites venus de nombreux pays musulmans – mais pas d’Arabie saoudite – pour définir les lignes directrices de l’islam sunnite et condamner les dérives extrémistes, doit également être lue dans cette même perspective de collaboration politique. La spécificité d’un islam russe, à la fois moderne et réformiste, revendiqué fièrement il y a peu par un intellectuel de haut rang tel que Damir Muchetdinov, vice-mufti de Moscou – et donc issu de l’establishment traditionnel même s’il soutient des idées souvent controversées mêlant jadidisme et néo-eurasisme – demeure néanmoins particulièrement intéressantes.
Dans l’ensemble, la politique menée ces dernières décennies par Moscou, fondée à la fois sur une étroite collaboration avec les autorités musulmanes traditionnelles tout autant que sur une lutte ouverte contre le radicalisme islamique, peut être considérée comme réussie. Il s’agit, d’ailleurs, d’une politique reprenant avec une cohérence remarquable celles poursuivies autrefois par l’Empire russe puis par l’URSS afin de conserver le contrôle de son importante communauté musulmane. Dans le même temps, cette expérience acquise au cours des siècles est, au moins en partie, à la base de l’action efficace de la Russie à l’égard de nombreux pays musulmans.
En ce qui concerne les relations avec la population musulmane du pays, presque exclusivement sunnite, l’intervention de Moscou en faveur d’Assad – dont le régime repose principalement sur l’appui des alaouites et des chrétiens – apparaissait pourtant plutôt risquée. Cependant, malgré l’opposition d’une part importante des musulmans russes à l’égard de cette politique en Syrie, les bonnes relations avec l’islam « traditionnel » sont restées fondamentalement positives, notamment du fait de leur opposition commune aux courants radicaux.
C’est d’ailleurs précisément en septembre 2015 que fut inaugurée, à Moscou et en présence de Poutine, d’Erdogan, d’Abou Mazen et des principaux dirigeants musulmans de la Fédération de Russie, une nouvelle mosquée considérée comme la plus grande d’Europe. La conférence internationale qui réunit en 2016 à Grozny, la capitale de la Tchétchénie, plus de 200 savants sunnites venus de nombreux pays musulmans – mais pas d’Arabie saoudite – pour définir les lignes directrices de l’islam sunnite et condamner les dérives extrémistes, doit également être lue dans cette même perspective de collaboration politique. La spécificité d’un islam russe, à la fois moderne et réformiste, revendiqué fièrement il y a peu par un intellectuel de haut rang tel que Damir Muchetdinov, vice-mufti de Moscou – et donc issu de l’establishment traditionnel même s’il soutient des idées souvent controversées mêlant jadidisme et néo-eurasisme – demeure néanmoins particulièrement intéressantes.
Dans l’ensemble, la politique menée ces dernières décennies par Moscou, fondée à la fois sur une étroite collaboration avec les autorités musulmanes traditionnelles tout autant que sur une lutte ouverte contre le radicalisme islamique, peut être considérée comme réussie. Il s’agit, d’ailleurs, d’une politique reprenant avec une cohérence remarquable celles poursuivies autrefois par l’Empire russe puis par l’URSS afin de conserver le contrôle de son importante communauté musulmane. Dans le même temps, cette expérience acquise au cours des siècles est, au moins en partie, à la base de l’action efficace de la Russie à l’égard de nombreux pays musulmans.
*****
Aldo Ferrari est professeur ordinaire à l’Université Ca’ Foscari de Venise, où il enseigne la langue et la littérature arménienne, l’histoire de la culture russe, l’histoire de l’Eurasie, l’histoire du Caucase et de l’Asie centrale. Il dirige le Programme de recherche sur la Russie, le Caucase et l’Asie centrale de l’Institut d’études politiques internationales (ISPI) de Milan (Italie). Il est président de l’Association pour l’étude de l’Asie centrale et du Caucase en Italie (ASIAC). Parmi ses principales publications : Alla frontiera dell’impero. Gli armeni in Russia 1801-1917 (2000) ; La foresta e la steppa. Il mito dell’Eurasia nella cultura russa (2003) ; L’Ararat e la gru. Studi sulla storia e la cultura degli armeni (2003) ; Il Caucaso. Popoli e conflitti di una frontiera europea (2005) ; Breve storia del Caucaso (2007) ; Alla ricerca di un regno. Profezia, nobiltà e monarchia in Armenia tra Settecento e Ottocento (2011) ; Il grande paese. Studi sulla storia e la cultura russe (2012) ; Quando la Russia incontrò il Caucaso. Cinque storie esemplari (2015) ; Armenia. Una cristianità di frontiera (2016) ; L’Armenia perduta. Viaggio nella memoria di un popolo (2019) ; Storia degli armeni (con G. Traina, 2020). Le texte a été traduit de l’italien par David Victor. Première parution de l'article le 22 février 2021 sur le site de la Fondation Oasis.
(1) Andreas Kappeler, La Russia. Storia di un impero multietnico, Edizioni Lavoro, Rome, 2006.
(2) Paul Werth, The Tsar’s foreign faiths. Toleration and the fate of religious freedom in imperial Russia, Oxford University Press, Oxford, 2016.
(3) Sur cette figure voir Aldo Ferrari, Quando il Caucaso incontrò la Russia. Cinque storie esemplari, Guerini e Associati, Milan, 2015, pp. 77-95.
(4) Paolo Sartori, Altro che seta. Corano e progresso In Turkestan (1865-1917), Campanotto, Udine, 2003.
(5) Voir l’étude de Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay, tr. it. L’islam parallelo. Le confraternite musulmane in Unione Sovietica, Mariotti, Gênes, 1990.
(6) Alexey Malashenko, Islam in today’s Russia, à lire ici
(7) Cfr. Alicja Curanović, The religious diplomacy of the Russian Federation, à lire ici
Aldo Ferrari est professeur ordinaire à l’Université Ca’ Foscari de Venise, où il enseigne la langue et la littérature arménienne, l’histoire de la culture russe, l’histoire de l’Eurasie, l’histoire du Caucase et de l’Asie centrale. Il dirige le Programme de recherche sur la Russie, le Caucase et l’Asie centrale de l’Institut d’études politiques internationales (ISPI) de Milan (Italie). Il est président de l’Association pour l’étude de l’Asie centrale et du Caucase en Italie (ASIAC). Parmi ses principales publications : Alla frontiera dell’impero. Gli armeni in Russia 1801-1917 (2000) ; La foresta e la steppa. Il mito dell’Eurasia nella cultura russa (2003) ; L’Ararat e la gru. Studi sulla storia e la cultura degli armeni (2003) ; Il Caucaso. Popoli e conflitti di una frontiera europea (2005) ; Breve storia del Caucaso (2007) ; Alla ricerca di un regno. Profezia, nobiltà e monarchia in Armenia tra Settecento e Ottocento (2011) ; Il grande paese. Studi sulla storia e la cultura russe (2012) ; Quando la Russia incontrò il Caucaso. Cinque storie esemplari (2015) ; Armenia. Una cristianità di frontiera (2016) ; L’Armenia perduta. Viaggio nella memoria di un popolo (2019) ; Storia degli armeni (con G. Traina, 2020). Le texte a été traduit de l’italien par David Victor. Première parution de l'article le 22 février 2021 sur le site de la Fondation Oasis.
(1) Andreas Kappeler, La Russia. Storia di un impero multietnico, Edizioni Lavoro, Rome, 2006.
(2) Paul Werth, The Tsar’s foreign faiths. Toleration and the fate of religious freedom in imperial Russia, Oxford University Press, Oxford, 2016.
(3) Sur cette figure voir Aldo Ferrari, Quando il Caucaso incontrò la Russia. Cinque storie esemplari, Guerini e Associati, Milan, 2015, pp. 77-95.
(4) Paolo Sartori, Altro che seta. Corano e progresso In Turkestan (1865-1917), Campanotto, Udine, 2003.
(5) Voir l’étude de Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay, tr. it. L’islam parallelo. Le confraternite musulmane in Unione Sovietica, Mariotti, Gênes, 1990.
(6) Alexey Malashenko, Islam in today’s Russia, à lire ici
(7) Cfr. Alicja Curanović, The religious diplomacy of the Russian Federation, à lire ici