L’islam n’existe pas. Politiquement, s’entend. Il n’existe que comme foi et relève alors de la transcendance, qui concerne le rapport du croyant à son Créateur, et non les autorités de l’État. Politiquement, l’on peut faire dire à l’islam, comme à chaque religion, tout et le contraire de tout.
Néanmoins, l’extrême droite et la droite françaises banalisent jour après jour cette idée selon laquelle l’islam serait incompatible avec la République. Contre toute évidence : de par le monde, l’immense majorité des musulmans vivent en République, et l’islam n’a rien à faire avec ce fait puisque ces Républiques sont toutes différentes les unes des autres [1]. République ne signifie pas forcément démocratie. Il n’est point besoin d’être musulman pour le savoir. La République française a-t-elle été toujours démocratique, elle qui a réprimé dans le sang le mouvement ouvrier, n’a reconnu le droit de vote aux femmes qu’après la Turquie et a colonisé à tour de bras ? Rien ne prédispose l’islam à la démocratie ni à la République. Mais rien, non plus, n’y préparait le catholicisme.
Dans leur rapport à Dieu, les religions composent avec le monde. Coran ou pas Coran, les musulmans peuvent être sécularisés dans leur comportement personnel et adhérer à la laïcité sur le plan politique, tout comme les jeunes catholiques qui adulaient Jean-Paul II pratiquaient la contraception. Ils peuvent évidemment aspirer à la démocratie, comme le prouve l’actualité. En leur âme et conscience, les croyants bricolent avec leur dogme. À force de compter les burqa, les Français ont laissé passer une statistique intéressante : pendant que leur consommation moyenne d’alcool a diminué de 2005 à 2010, celle du Moyen-Orient a augmenté de 25 % [2].
Toute à sa trivial pursuit avec le Front national, l’UMP s’entête donc à enfermer la France dans un débat inepte sur la place de l’islam dans la République. Et cela à un moment où l’islam a été le grand absent des bouleversements que traverse le monde arabe, et Al-Qaida leur grand perdant ! On ne peut être plus anachronique. Ceux qui veulent parler d’islam n’en savent rien : à tout seigneur tout honneur, le président de la République vient d’en apporter une illustration grotesque en parlant d’écritures en « langue soufique » sur la basilique du Puy-en-Velay (le soufisme est non pas une langue, mais la voie mystique de l’islam). Et les musulmans ne veulent pas en débattre, car ils savent qu’il s’agit de les rendre moins français aux yeux de leurs compatriotes. Aujourd’hui comme hier, la très universaliste République française assigne des identités particularistes – maintenant musulmane, jadis juive – à ceux de ses citoyens qu’elle veut subordonner ou exclure du corps national.
Comble de la crapulerie, les initiateurs de ce psychodrame se réclament de la laïcité. C’est méconnaître l’extraordinaire pragmatisme des auteurs de la loi de 1905, qui a subi de multiples révisions pour rendre possible l’accommodement entre l’Église et l’État, tout en promouvant les principes constitutifs de la République. Et les salafistes de la laïcité, qui ont transformé sa « maïeutique » [3] en religion, sont de piètres fondamentalistes. S’ils daignaient (re)lire le texte dont ils se revendiquent, ils constateraient que son article 27 confère aux autorités municipales ou préfectorales le règlement des « cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d’un culte ». La France connaît chaque vendredi une dizaine de « prières de rue », compte quelques centaines, voire quelques petits milliers, de femmes voilées, enregistre un nombre d’incidents dans les services publics très inférieurs à ce que le FN et le gouvernement assènent, mais préfère consacrer son débat public à ces questions picrocholines relevant de réglementations municipales ou préfectorales plutôt qu’à la montée du chômage et de la précarité.
Notes
[1] Ce que j’ai démontré dans L’Islam républicain. Ankara, Téhéran, Dakar (Albin Michel, 2010).
[2] Le Monde, 24 février 2011.
[3] L’expression est d’Émile Poulat, dans son remarquable Scruter la loi de 1905. La République française et la religion (Fayard, 2010), p. 173.
Première parution de cet article dans Salamnews, n° 25, avril 2011.
Néanmoins, l’extrême droite et la droite françaises banalisent jour après jour cette idée selon laquelle l’islam serait incompatible avec la République. Contre toute évidence : de par le monde, l’immense majorité des musulmans vivent en République, et l’islam n’a rien à faire avec ce fait puisque ces Républiques sont toutes différentes les unes des autres [1]. République ne signifie pas forcément démocratie. Il n’est point besoin d’être musulman pour le savoir. La République française a-t-elle été toujours démocratique, elle qui a réprimé dans le sang le mouvement ouvrier, n’a reconnu le droit de vote aux femmes qu’après la Turquie et a colonisé à tour de bras ? Rien ne prédispose l’islam à la démocratie ni à la République. Mais rien, non plus, n’y préparait le catholicisme.
Dans leur rapport à Dieu, les religions composent avec le monde. Coran ou pas Coran, les musulmans peuvent être sécularisés dans leur comportement personnel et adhérer à la laïcité sur le plan politique, tout comme les jeunes catholiques qui adulaient Jean-Paul II pratiquaient la contraception. Ils peuvent évidemment aspirer à la démocratie, comme le prouve l’actualité. En leur âme et conscience, les croyants bricolent avec leur dogme. À force de compter les burqa, les Français ont laissé passer une statistique intéressante : pendant que leur consommation moyenne d’alcool a diminué de 2005 à 2010, celle du Moyen-Orient a augmenté de 25 % [2].
Toute à sa trivial pursuit avec le Front national, l’UMP s’entête donc à enfermer la France dans un débat inepte sur la place de l’islam dans la République. Et cela à un moment où l’islam a été le grand absent des bouleversements que traverse le monde arabe, et Al-Qaida leur grand perdant ! On ne peut être plus anachronique. Ceux qui veulent parler d’islam n’en savent rien : à tout seigneur tout honneur, le président de la République vient d’en apporter une illustration grotesque en parlant d’écritures en « langue soufique » sur la basilique du Puy-en-Velay (le soufisme est non pas une langue, mais la voie mystique de l’islam). Et les musulmans ne veulent pas en débattre, car ils savent qu’il s’agit de les rendre moins français aux yeux de leurs compatriotes. Aujourd’hui comme hier, la très universaliste République française assigne des identités particularistes – maintenant musulmane, jadis juive – à ceux de ses citoyens qu’elle veut subordonner ou exclure du corps national.
Comble de la crapulerie, les initiateurs de ce psychodrame se réclament de la laïcité. C’est méconnaître l’extraordinaire pragmatisme des auteurs de la loi de 1905, qui a subi de multiples révisions pour rendre possible l’accommodement entre l’Église et l’État, tout en promouvant les principes constitutifs de la République. Et les salafistes de la laïcité, qui ont transformé sa « maïeutique » [3] en religion, sont de piètres fondamentalistes. S’ils daignaient (re)lire le texte dont ils se revendiquent, ils constateraient que son article 27 confère aux autorités municipales ou préfectorales le règlement des « cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d’un culte ». La France connaît chaque vendredi une dizaine de « prières de rue », compte quelques centaines, voire quelques petits milliers, de femmes voilées, enregistre un nombre d’incidents dans les services publics très inférieurs à ce que le FN et le gouvernement assènent, mais préfère consacrer son débat public à ces questions picrocholines relevant de réglementations municipales ou préfectorales plutôt qu’à la montée du chômage et de la précarité.
Notes
[1] Ce que j’ai démontré dans L’Islam républicain. Ankara, Téhéran, Dakar (Albin Michel, 2010).
[2] Le Monde, 24 février 2011.
[3] L’expression est d’Émile Poulat, dans son remarquable Scruter la loi de 1905. La République française et la religion (Fayard, 2010), p. 173.
Première parution de cet article dans Salamnews, n° 25, avril 2011.
* Jean-François Bayart est directeur de recherche au CNRS (SciencesPo-CERI). Il a mené une critique politique du culturalisme et des problématiques de l’identité, notamment dans L’Illusion identitaire (Fayard, 1996), Le Gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation (Fayard, 2004) et L’Islam républicain. Ankara, Téhéran, Dakar (Albin Michel, 2010).
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