Sur la question des origines des radicalisés français, on pourrait presque parler de mensonge national tant les propos politico-médiatiques, établissant des liens simplistes entre religion, origine migratoire et radicalisation ne correspondent pas à la réalité. (1) Au moment des débats précédant l’élection présidentielle de 2017, les discours des politiques ont relié le « jihadisme » à l’immigration ou au problème d’intégration culturelle, voulant probablement donner le sentiment aux Français qu’ils savaient qui était l’ennemi et qu’ils le maîtrisaient. En 2015, les chiffres nationaux concernant la radicalisation font pourtant état de 51 % de jeunes de familles musulmanes et de 49 % de « convertis ». (2) Au sein de notre échantillon, parmi les familles musulmanes concernées, aucune n’était issue de l’immigration récente.
Présentant ici la première grande enquête empirique concernant le suivi de 1 000 « jihadistes » et les statistiques approfondies de 450 d’entre eux, il nous semblait fondamental de reconsidérer les présupposés les plus fondamentaux et de prendre de la distance avec les discours politiques sécuritaires français qui veulent donner à l’opinion publique le sentiment que les autorités « maîtrisent » l’ennemi.
À l’heure où ces discours se focalisent sur les risques que présenteraient certains groupes de la population (les immigrés, les musulmans, les banlieues), il s’agit de prendre du recul vis-à-vis d’une posture qui resterait à l’intérieur des limites définies par les politiques et accepterait les présupposés du discours sécuritaire comme postulats de recherche scientifique. En tant que chercheurs qui ont pu devenir expérimentalement « praticiens » de l’accompagnement des personnes engagées dans le « jihadisme » et de leurs familles, il s’agit pour nous, au contraire, de partir de données de terrain pour proposer une analyse autonome, qui examine les facteurs sociaux, culturels, géopolitiques et psychologiques du processus de radicalisation « jihadiste ».
Dans cette étude, nous prenons soin de distinguer de manière rigoureuse la relation des « jihadistes » à la culture, leur relation à la religion, leur relation à l’immigration et d’analyser leur impact à la fois dans le processus de radicalisation et celui de déradicalisation.
Présentant ici la première grande enquête empirique concernant le suivi de 1 000 « jihadistes » et les statistiques approfondies de 450 d’entre eux, il nous semblait fondamental de reconsidérer les présupposés les plus fondamentaux et de prendre de la distance avec les discours politiques sécuritaires français qui veulent donner à l’opinion publique le sentiment que les autorités « maîtrisent » l’ennemi.
À l’heure où ces discours se focalisent sur les risques que présenteraient certains groupes de la population (les immigrés, les musulmans, les banlieues), il s’agit de prendre du recul vis-à-vis d’une posture qui resterait à l’intérieur des limites définies par les politiques et accepterait les présupposés du discours sécuritaire comme postulats de recherche scientifique. En tant que chercheurs qui ont pu devenir expérimentalement « praticiens » de l’accompagnement des personnes engagées dans le « jihadisme » et de leurs familles, il s’agit pour nous, au contraire, de partir de données de terrain pour proposer une analyse autonome, qui examine les facteurs sociaux, culturels, géopolitiques et psychologiques du processus de radicalisation « jihadiste ».
Dans cette étude, nous prenons soin de distinguer de manière rigoureuse la relation des « jihadistes » à la culture, leur relation à la religion, leur relation à l’immigration et d’analyser leur impact à la fois dans le processus de radicalisation et celui de déradicalisation.
La connaissance de la civilisation arabo-musulmane constitue un facteur de protection
Dans les chiffres de notre échantillon, comme dans les chiffres nationaux, la diversité des origines des familles impactées montre que le discours « jihadiste » peut faire autorité sur des personnes ayant évolué dans des cultures très différentes.
Nos chiffres ne sont pas forcément représentatifs de l’ensemble des radicalisés : nous avons constaté que les familles de culture arabo-musulmane attendaient pour composer le numéro vert (tenus par les forces de police) que leur jeune soit plus impliqué dans la radicalisation que les autres familles. En effet, elles ont le sentiment que les ressources qui sont à l’intérieur de la famille (grands-parents restés au pays, référentiel religieux proche...) suffiront pour remettre leur jeune sur le « droit chemin », étant donné leur proximité avec la culture musulmane.
De leur côté, les autres familles saisissent les autorités au moindre signe de « musulmanité », avant même de constater un indicateur d’alerte de radicalisation. Les familles, selon leur culture, n’ont ainsi pas le même degré de tolérance. C’est donc non pas la culture qui distingue les familles les unes des autres, mais leur capacité à s’alerter et à se sentir pertinentes pour (inter)agir avec le jeune radicalisé.
D’autre part, les familles de culture arabo-musulmane de classe populaire craignent que l’appel au numéro vert entraîne la stigmatisation, voire le fichage des frères et sœurs non concernés. Cette inquiétude est partagée par les familles de classe sociale moyenne, mais ces dernières se rassurent en évoquant leur réseau et leur capacité de payer un avocat pour se protéger de toute gestion discriminatoire de la police. Ce paramètre explique également que les familles de culture arabo-musulmane soient sous-représentées au sein de notre échantillon, au regard des chiffres nationaux, puisque nous étions mandatés par les préfets pour intervenir après saisine du numéro vert par les familles...
L’échantillon permet néanmoins de constater que le niveau socioculturel intervient comme facteur de protection significatif pour les jeunes de culture arabo-musulmane, puisque l’on passe de 61 % des jeunes radicalisés issus de classes populaires à 29 % de jeunes de classes moyennes. Le niveau socioculturel n’intervient pas de la même façon pour les jeunes de culture judéo-chrétienne, où le fait d’appartenir aux classes moyennes n’est pas un facteur de protection (39 % de jeunes issus des classes populaires contre 81 % de classes moyennes).
De leur côté, les autres familles saisissent les autorités au moindre signe de « musulmanité », avant même de constater un indicateur d’alerte de radicalisation. Les familles, selon leur culture, n’ont ainsi pas le même degré de tolérance. C’est donc non pas la culture qui distingue les familles les unes des autres, mais leur capacité à s’alerter et à se sentir pertinentes pour (inter)agir avec le jeune radicalisé.
D’autre part, les familles de culture arabo-musulmane de classe populaire craignent que l’appel au numéro vert entraîne la stigmatisation, voire le fichage des frères et sœurs non concernés. Cette inquiétude est partagée par les familles de classe sociale moyenne, mais ces dernières se rassurent en évoquant leur réseau et leur capacité de payer un avocat pour se protéger de toute gestion discriminatoire de la police. Ce paramètre explique également que les familles de culture arabo-musulmane soient sous-représentées au sein de notre échantillon, au regard des chiffres nationaux, puisque nous étions mandatés par les préfets pour intervenir après saisine du numéro vert par les familles...
L’échantillon permet néanmoins de constater que le niveau socioculturel intervient comme facteur de protection significatif pour les jeunes de culture arabo-musulmane, puisque l’on passe de 61 % des jeunes radicalisés issus de classes populaires à 29 % de jeunes de classes moyennes. Le niveau socioculturel n’intervient pas de la même façon pour les jeunes de culture judéo-chrétienne, où le fait d’appartenir aux classes moyennes n’est pas un facteur de protection (39 % de jeunes issus des classes populaires contre 81 % de classes moyennes).
La connaissance de la civilisation musulmane ne fait pas encore partie de la culture commune française transmise systématiquement à l’école
Nous posons l’hypothèse que ce résultat est dû au fait que les familles arabo-musulmanes de classe moyenne ayant accès à la culture ont transmis des éléments de connaissance de la civilisation arabo-musulmane à leurs enfants, de manière directe ou indirecte, et que cela les protège de la manipulation de ces mêmes éléments par les discours « jjihadiste ». La connaissance de la civilisation arabo-musulmane constituerait donc un facteur de protection.
En effet, moins le jeune a de connaissances sur l’Histoire et la culture musulmane, plus il peut être perméable aux discours « jihadistes » qui manipulent ces éléments à des fins politico-extrémistes ainsi qu’aux représentations négatives de l’islam issues du débat public (l’islam serait par essence une religion violente, sexiste, raciste...) pas très éloignées des agissements de Daesh. De leur côté, les recruteurs surfent sur ces représentations négatives pour justifier leurs meurtres et les faire passer pour de simples applications « au pied de la lettre » de l’islam. Il y a donc, au sens de Danièle Hervieu-Léger (La Religion pour mémoire, Éd. du Cerf, 1993), une « validation mutuelle du croire » non consciente de la part de la société française autour des actes de Daesh, que seule l’instruction –notamment la connaissance de l’islam – peut déconstruire.
En effet, moins le jeune a de connaissances sur l’Histoire et la culture musulmane, plus il peut être perméable aux discours « jihadistes » qui manipulent ces éléments à des fins politico-extrémistes ainsi qu’aux représentations négatives de l’islam issues du débat public (l’islam serait par essence une religion violente, sexiste, raciste...) pas très éloignées des agissements de Daesh. De leur côté, les recruteurs surfent sur ces représentations négatives pour justifier leurs meurtres et les faire passer pour de simples applications « au pied de la lettre » de l’islam. Il y a donc, au sens de Danièle Hervieu-Léger (La Religion pour mémoire, Éd. du Cerf, 1993), une « validation mutuelle du croire » non consciente de la part de la société française autour des actes de Daesh, que seule l’instruction –notamment la connaissance de l’islam – peut déconstruire.
Cela expliquerait que les jeunes issus d’autres cultures soient moins protégés : la connaissance de l’Histoire et de la civilisation musulmanes ne fait pas encore partie de la culture commune française transmise systématiquement à l’école, au collège, à l’université ou dans les grandes écoles ; dans les concours de la (haute) fonction publique, les candidats ne sont pas interrogés sur ce type de connaissances. Ainsi, rien ne permet à ces jeunes d’acquérir dans ce domaine des connaissances qui leur donneraient les outils nécessaires pour identifier les manipulations du discours « jihadiste ».
Dès lors, même si le nombre de jeunes issus de familles d’origine maghrébine au niveau national est plus élevé que celui des jeunes issus d’autres familles, nous interrogeons dès maintenant l’interprétation qui peut en être faite. Contrairement à ce qui a été véhiculé par certains discours politiques, ce serait non pas la culture maghrébine de la famille du jeune qui apparaîtrait comme un facteur de risque, mais bien l’absence de connaissance de l’Histoire et de la civilisation arabo-musulmane.
(1) (2) Cf. Ciotti et Menucci, « Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes », no 2828, 2 juin 2015.
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Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux, est directrice scientifique du Cabinet Bouzar-Expertises-Cultes et Cultures et directrice du Centre de prévention des dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI). Elle est l’auteure de Français radicalisés - L’enquête, ce que nous révèle le suivi de 1 000 jeunes et de leurs familles (Éd. de l’Atelier, novembre 2018).
Dès lors, même si le nombre de jeunes issus de familles d’origine maghrébine au niveau national est plus élevé que celui des jeunes issus d’autres familles, nous interrogeons dès maintenant l’interprétation qui peut en être faite. Contrairement à ce qui a été véhiculé par certains discours politiques, ce serait non pas la culture maghrébine de la famille du jeune qui apparaîtrait comme un facteur de risque, mais bien l’absence de connaissance de l’Histoire et de la civilisation arabo-musulmane.
(1) (2) Cf. Ciotti et Menucci, « Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes », no 2828, 2 juin 2015.
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Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux, est directrice scientifique du Cabinet Bouzar-Expertises-Cultes et Cultures et directrice du Centre de prévention des dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI). Elle est l’auteure de Français radicalisés - L’enquête, ce que nous révèle le suivi de 1 000 jeunes et de leurs familles (Éd. de l’Atelier, novembre 2018).