Ce titre, « La double présence », pose lui-même un véritable défi existentiel. Il apparaît comme un clin d'oeil à la double absence des pères algériens travaillant dans les usines françaises. Une situation que décrit le regretté Abdelmaleck Sayyad, sociologue de l'immigration nord africaine et compagnon de route de madame Bétoule.
Déjà dans les années 60, à côté de ses hautes fonctions diplomatiques Betoule Fekkar Lambiotte sait accompagner les parents face aux difficultés socio-culturelles de leurs enfants. Elle est alors la première femme à travailler sur la conception de dispositifs qui tiennent compte de la double culture.
Déjà dans les années 60, à côté de ses hautes fonctions diplomatiques Betoule Fekkar Lambiotte sait accompagner les parents face aux difficultés socio-culturelles de leurs enfants. Elle est alors la première femme à travailler sur la conception de dispositifs qui tiennent compte de la double culture.
Double culture
En 1963, Bétoule dirige une école de formation pour les instituteurs à Oran. De mère alsacienne et de père arabe, elle choisit naturellement de travailler à partir de la double culture des jeunes algériens. Pas question d'abandonner le Français. C'est « notre butin de guerre » reprend-t-elle. Elle suit Kateb Yacine tout en enseignant les grands textes classiques de la culture arabo-musulmane. Mais dans une Algérie jeune, ivre de liberté et qui entend tourner la page de l'humiliation coloniale, la double culture n'est pas politiquement correct.
En France, la double culture ne sera pas mieux acceptée. Les institutions ont un temps de retard sur le milieu intellectuel de Paris et de sa banlieue que côtoie Bétoule. Elle trouvera alors refuge dans la coopération internationale en Afrique de l'Ouest. Conseillère du président sénégalais Léopold Sédar Senghor - le chantre de la négritude -, elle prend en charge le projet inter-étatique de formation des futurs cadres du développement endogène dont le siège devait se tenir à Alexandrie en Egypte. Fidèle à son éducation soufie, elle se considère, auprès de Senghor, comme une apprentie attentive et éblouie. Mais les épreuves de la maladie la ramènent en France et la rapprochent davantage du divin sans l'éloigner des hommes.
Ce livre révèle en creux une part du fossé qui sépare les jeunes générations de musulmans français et leurs aînés. Il met à jour une certaine incapacité de la jeunesse à dialoguer avec ses prédécesseurs. Écorchée à vif par une actualité qui déshumanise la part musulmane de l'identité française, la jeune génération a tendance, malgré elle, à vite mettre en boîte. Elle se prive ainsi de l'expérience d'une génération détentrice d'une mémoire qui pourtant hypothèque son présent et prend en otage son avenir.
Ne pas oublier, ne rien renier
Ce livre apporte une lumière plus précise sur les raisons de la démission de Betoule Fekkar-Lambiotte du CFCM : « Je retrouvais l'atmosphère que j'avais bien connue du temps de la colonisation de l'Algérie, la double imposture de ce rapport dominant-dominé resté intact malgré les velléités de s'en affranchir. Les trente-cinq années passées en France m'ont appris le sens de la nuance française. Or, les représentants du ministère de l'Intérieur étaient trop cordiaux, avec un rien de familiarité excessive, un tout petit peu – mais vraiment peu ! - condescendants. En face d'eux, les délégués musulmans semblaient prendre leurs aises, affichant décontraction et bonne humeur de façade, leurs sourires cachant mal la gêne dans laquelle ils se trouvaient. Cela tenait davantage du climat général, d'une tonalité d'ensemble. Je me suis souvenue d'une époque, pas si lointaine, où nous étions les « indigènes de service » devant faire allégeance ».
La double présence s'entend aussi comme une exigence de tous les instants pour conjuguer à la fois identité musulmane et présence à l'autre sans hiérarchisation. En ces temps de crispations à l'endroit des musulmans mais aussi de ce qu'on appelle pudiquement « non-musulmans », ce livre est un enseignement, une sagesse que Bétoule Fekkar-Lambiotte laisse à la postérité.