Points de vue

La « muslimosphère » face au Covid-19 - Des remèdes islamiques contre la maladie ? (3/3)

Lectures musulmanes d’une pandémie

Rédigé par Tarek Khayyam | Mercredi 10 Juin 2020 à 17:25



Depuis l’apparition du virus du Covid-19 en Chine, mi-novembre 2019, le monde entier traverse une crise sanitaire, politique, sociale et économique majeure. Cette pandémie a aussi eu des conséquences importantes au sein du monde musulman. Quels ont été les regards, les commentaires et les analyses diffusés au sein de la « muslimosphère » française ?

A lire le premier volet de cette analyse ici : La « muslimosphère » face au Covid-19 - Une punition divine au secours des Ouïghours ? (janvier-février 2020)

A lire le deuxième volet ici : La « muslimosphère » face au Covid-19 - Avec la propagation du virus, le désenchantement (mars 2020)

La hijama, entre invocations et hydroxychloroquine

L’absence de remède connu par l’Homme face à la propagation du Covid-19 génère rapidement une inquiétude très forte dans l’ensemble de la population, croyante comme non-croyante. Face à une pandémie très importante et une gestion socio-politique perçue comme globalement défaillante, le clergé musulman francophone a tout d’abord tenté de rassurer les communautés par une série de prières et d’invocations ayant pour fonction de protéger le croyant du virus. Citons notamment la tribune de l’écrivain Tawfiq Belfadel sur ce sujet parue dans Marianne en mars 2020 : Invoquer Allah : le meilleur vaccin anti-coronavirus !

Le prédicateur Abdelmonaïm Boussena, un des imams les plus suivis de France sur les réseaux sociaux a ainsi diffusé sur Youtube un tutoriel à la fois médical et religieux à destination du musulman : « Le musulman ne doit pas s’inquiéter, il sait que les choses sont décidées par le Créateur (...). Même s’il est infecté par le virus, c’est le divin qui guérit (...). Pour terminer, les mesures à prendre comme indiqué dans la précédente vidéo, les voici. D’abord, il est important de supprimer cette idée reçue de nos esprits : le masque ne vous protègera pas de la contamination, si contamination il doit y avoir. »

Il cite ensuite une invocation à répéter pour se prémunir du virus : « Ô Allah, je cherche refuge auprès de toi contre le vitiligo, la folie, la lèpre et toutes les maladies néfastes. »

Un autre prédicateur très suivi, Rachid Eljay, diffuse des indications similaires. Ce dernier est connu pour avoir été menacé de mort par l’État Islamique puis pour avoir réchappé d’une tentative d’assassinat, mais également pour avoir assumé une évolution doctrinale depuis le début de son parcours.

Dans une vidéo postée sur Youtube et vue plus de 775 000 fois, il propose une autre formule religieuse : « Le Prophète a dit : Tout serviteur qui prononce ces paroles-là à trois reprises le matin et le soir (...), toute personne qui dit ces paroles trois fois le matin et trois fois le soir (...), aucun mal ne le touchera, c’est une parole prophétique (...) et elle est véridique (…), la voici :
بسم الله الذي لا يضر مع اسمه شيء في الأرض ولا في السماء وهو السميع العليم »
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Une expression signifiant en français : « Au nom d'Allah, nul ne peut nuire en présence de Son Nom ni sur terre ni dans le ciel et Il est l'Audient et l'Omniscient. »

Et voici venu la chloroquine

Pour ces prédicateurs, la question d’un remède « religieux » n’occulte pourtant en rien la nécessité de rechercher un remède médical « humain ». Dans le contexte français, les polémiques autour du Pr. Didier Raoult, de ses rapports difficiles avec une partie de la communauté scientifique et l’ancienne ministre de la santé Agnès Buzyn, animent aussi les débats au sein de la muslimosphère. La fracture entre pro-Raoult et anti-Raoult autour de la question de l'hydroxychloroquine divise la France mais aussi les musulmans.

Dès le début de la promotion par Didier Raoult du traitement à base de chloroquine comme remède potentiel au Covid-19, le site Alnas diffuse une fausse information relative à la présence de graine de nigelle dans le médicament évoqué par le directeur de l’IHU de Marseille.

Si cette information peut sembler étrange aux non-initiés, sa diffusion avait pour objectif de démontrer la véracité scientifique de la médecine prophétique (hijama) où la graine de nigelle (habba sawda) tient une place centrale. La diffusion de cette information constitue, par ailleurs, un danger pour la santé publique dans la mesure où l’huile de nigelle est un anti-inflammatoire qui peut aggraver les symptômes du Covid-19.

Le même site, familier dans la diffusion de fake news (une des dernières en date relayait le supposé départ du Pr Raoult en Chine), rapporte dans un article non-sourcé que les baisses de vente d’alcool liées au confinement constituent le signe d’un retour général à l’islam dans le monde.

Cette fake news sur la chloroquine comme médicament issu de la médecine prophétique est rapidement diffusée sur les réseaux sociaux avant d’être dénoncée par le quotidien d’information Saphirnews.com.

Lire aussi : Gare aux fake news : chloroquine, nigelle et coronavirus, chronique d'une désinformation

Comme la société, des musulmans divisés entre pro-Raoult et anti-Raoult

Malgré cela, la figure du Pr. Raoult rencontre un succès très important chez de nombreuses figures de la muslimosphère. C’est le cas de militants contre l’islamophobie qui rappellent une tribune du Pr. Raoult, datée de 2015, dans laquelle il prenait position contre l’interdiction du voile à l’université. Parmi ses défenseurs, mais dans une autre catégorie que ladite « muslimosphère », on retrouve aussi l’essayiste Idriss Aberkane qui le qualifie de « héros », son rejet par les autres scientifiques démontrant une « corruption académique » généralisée.

À l’inverse, des sites complotistes tels que Panamza prennent position contre Didier Raoult, l’accusant - dans une rhétorique frôlant l’antisémitisme - de liens douteux avec la communauté juive, Israël, des mouvements sionistes ou encore le gouvernement français. La « controverse Raoult » divise tant la communauté musulmane qu’un internaute désigne sarcastiquement le professeur marseillais comme « le Tariq Ramadan de la médecine ».

Les musulmans vivent, en conséquence de ce virus, une période particulière qui exacerbe certaines contradictions internes à la communauté que l’on peut observer au niveau qualitatif comme quantitatif, sur les réseaux sociaux. Cette période de l’Histoire, durant laquelle s’est tenu le mois de Ramadan à l’épreuve du confinement, doit être aussi l’occasion de développer l’esprit critique du musulman par rapport à la diffusion de discours parfois idéologiques au sein de la oumma. Face aux affirmations normatives souvent dogmatiques et surtout précipitées, il paraît important d’exiger plus de responsabilité chez les leaders d’opinion de la « muslimosphère ».


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Tarek Khayyam est doctorant à la Sorbonne et membre du groupe Facebook Le Débat Continu.

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