Points de vue

La pensée musulmane pour notre temps - Le constat (1/4)

Rédigé par Mustapha Cherif | Lundi 10 Février 2020 à 11:00



Les musulmans en Europe sont confrontés à des défis inédits. Ils peuvent aider le monde musulman et l’Europe à trouver le chemin d’un modernité paisible.

De l’intérieur, l’intégrisme et des sectes extrémistes usurpent le nom de l’islam, le trahissent et propagent le nihilisme. Une partie d’entre eux donne l’impression de résister aux normes profanes, civiles, séculières, démocratiques. Dans ce contexte, des discours les dénigrent et les stigmatisent alors qu’il n’y a pas de responsabilité collective.

Il y a des critiques infondées, d’autres légitimes. Pour relever les défis, les musulmans européens ont raison de se réapproprier la notion de réforme des comportements et des lectures de leurs textes fondateurs. L’hypothèse est claire : ils doivent renouer avec la pensée de la voie médiane, de la hauteur de vue, de l’émancipation. Il est difficile de progresser, de renouveler la théologie et de contribuer au faire société sans le fikr, la pensée rationnelle du juste milieu.

Tenir compte des critiques adressées aux musulmans pour esquisser une réponse de la pensée médiane pour notre temps

Afin de bien s’intégrer et de contribuer à sortir du cycle actuel de fin de civilisation du monde actuel, le paradigme est clair : il y a lieu de dialoguer avec tous les humanistes pour comprendre la complexité de notre époque et de se tenir à distance des postures extrémistes vouées à l’échec, celle de la fermeture (intégrisme-fondamentalisme) et celle de la dilution (libéralisme sauvage-matérialisme-historicisme), pour forger une humanité émancipée, équilibrée et juste. Le monde a besoin de la pensée médiane, qui est un humanisme.

L’humanisme et les monothéismes peuvent s’y retrouver. A chaque fois qu’on s’écarte de la pensée du dialogue et du juste milieu, des catastrophes surgissent. Le musulman européen, attaché à la culture démocratique, guette le souffle du changement, d’une nouvelle pensée théologique et culturelle, et de l’être commun juste. Al wassat, la médianité, qualifie les musulmans, tels qu’ils devraient être : « C’est ainsi que Nous avons fait de vous une communauté du juste milieu. » (Coran, Sourate 2, verset 143)

Il y a lieu de tenir compte des critiques adressées aux musulmans, pour esquisser une réponse de la pensée médiane pour notre temps, surtout que l’air du temps et les réactions obscurantistes d’inauthentiques musulmans laissent croire à tort que le musulman refuse la critique. Pourtant, ce qui est réfuté est l’incitation à la haine, la stigmatisation et les généralisations infondées et non point la liberté d’expression et de critique, y compris la plus irrévérencieuse ou satirique.

L’islam est méconnu par une partie des siens et par des étrangers. Il est de notre devoir de l’expliquer autant par une pensée pour notre temps que par nos actes réfléchis et cohérents, d’autant qu’il y a des points où l’Europe est une chance pour les musulmans et d’autres points où c’est l’islam, authentique et non dévoyé, qui est une chance pour l’Europe. La vie réelle est celle de l’échange et du partage. Il faut reconnaître les métamorphoses.

Ne pas rater cette occasion historique de contribuer à une modernité qui humanise

Les sociétés occidentales modernes, traumatisées par le dogmatisme religieux, la théocratie, les guerres de religions et le fanatisme, sont les premières dans l’Histoire à vouloir vivre sans rapport à une transcendance, au sacré, à la religiosité. Nous devons en tenir compte. Mais la culture moderne, la sortie de la religion de la vie, n’a pas comblé le besoin de sens, de la religiosité liée à une éthique de l’existence.

Depuis Jean-Jacques Rousseau, l’idée respectable d’inventer une religion civile et une morale laïque n’a pas empêcher la crise de civilisation et la déception face aux promesses d’émancipation et de bonheur. Ni le marché-monde, ni la passion des arts et des sciences, ni encore moins la prolifération des sectes et de la religiosité hors des religions traditionnelles, ne semblent arriver à répondre aux besoins éthiques.

De surcroît, la modernité reste imprégnée des conceptions théologiques de l’hétéronomie chrétienne. Elle a repris des mythes de types religieux et utilise la logique de la sacralisation et de la religiosité pour ses propres critères. Le Progrès matériel, la Raison instrumentale, la Marchandise, l’Histoire, l’Individu autocentré, sont de nouvelles formes d’hétéronomie et d’idoles.

La logique du marché et le relativisme imposent leurs règles, comme hier la morale religieuse, même si les vues sont opposées. Il semble qu’il ne peut y avoir d’humanité, de société, ni de bien commun, qui ne soit rattaché à un fondement métaphysique ou spirituel et qui ne fasse référence au sacré. Mais ce dernier doit rester limité, circonscrit. Tout n’est pas religieux, loin de là. Les musulmans européens ont la possibilité de contribuer à une modernité qui humanise, en s’appuyant sur une éthique ouverte. Il serait dramatique de rater cette occasion historique, du fait qu’ils vivent dans une région démocratique.

La suite de ce premier volet ici

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Mustapha Cherif, philosophe et islamologue, est auteur d’une vingtaine d’ouvrages, notamment « L’émir Abdelkader, apôtre de la fraternité » (éditions Odile Jacob, Paris, 2016).

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