Points de vue

Le massacre de Rabia al-Adawiyya + 2 : afin que nul n'oublie

Rédigé par Jamal Mimouni | Vendredi 14 Aout 2015 à 10:00



La mosquée Rabia Adawiya saccagée le 14 août 2013 par les forces de sécurité égyptiennes qui ont violemment réprimé les Frères musulmans sur ordre d'Abdel Fattah al-Sissi.
Cela fait deux ans jour pour jour que se déroula sur la place Rabia al-Adawiyya au Caire, un des plus grands massacres à ciel ouvert de ce siècle. Il est important de commémorer cet événement douloureux afin que nul ne puisse dire nous ne savions pas. Il a de plus porté un coup d'arrêt aux Printemps arabes, ou, du moins, l'espoir d'une ère nouvelle où les peuples de la région seraient maîtres de leurs destins et ses habitants accéderaient enfin à la pleine citoyenneté.

Il est aussi opportun de dresser le bilan du tout répressif suivi en Egypte depuis car ce qui apparaissait être le paroxysme de la violence en ce jour fatidique du 14 août 2013 n'était en fait qu'un marqueur et s'ensuivra une féroce répression vengeresse contre tout ce qui était lié à la révolution de 2011 contre le régime honni de Moubarak.

Et puis, comment oublier qu'il y a quelques jours, le président Hollande assistant en tant qu'invité d'honneur à l'inauguration du dédoublement du canal de Suez aux côtés de « Sissi imperator »,, il déclara le soutien de la France à la « lutte contre le terrorisme » en l'Egypte. Côte à côte avec Sissi, l'artisan du massacre de Rabia al-Adawiyya, il s'offusqua même d'être dans la tribune à quelques rangs seulement d’Omar al-Bachir, l'homme fort soudanais. Sachant que tout membre du parti islamiste déchu et même tout manifestant est de facto un terroriste, vous apprécierez le message venant de la « patrie des droits de l'homme ».

Rabia al-Adawiyya, un massacre à ciel ouvert

Il est important de décrire l'indescriptible, ce massacre qui eut lieu contre un millier de manifestants pacifiques au bas mot, probablement 2 000, ceci pour prendre la mesure de cette tragédie et pour rendre encore plus assourdissant le silence de l'Occident bien pensant et ses doubles standards. Si l'horreur de la répression à Rabia al-Adawiyya, qualifié par Human Rights Watch (HRW) comme « l'un des plus grands massacres du monde de manifestants en une seule journée dans l'histoire récente », n'est pas décrite comme telle, tout futur massacre pourra être de la même façon passé sous silence.

Rappelons brièvement les faits. Après le coup d'Etat de l'armée qui mena à la destitution d’un président élu démocratiquement, l’abrogation de la Constitution tout juste adoptée par référendum fut accompagnée d'une vague de répression sans précédent avec musellement total de la liberté d'expression et de rassemblement. Les membres du parti issu des Frères musulmans, mais aussi de simples citoyens réunis dans l'Alliance Anti-Coup avaient fait le vœu de s'opposer pacifiquement à ce coup de force contre la démocratie naissante jusqu'au retour de la légitimité institutionnelle.

L'emblématique place Tahrir leur ayant été interdite, ils se rassemblèrent sur la place al-Nahda, mais surtout sur la place Rabia al-Adawiyya du nom de cette femme mystique de Basra du VIIIe siècle. Le rassemblement pacifique de dizaines de milliers de personnes qui débuta après le coup d'Etat militaire se prolongea durant tout le mois du Ramadan jusqu'a l'assaut d'une violence inouïe juste après la célébration de l'Aïd al-Fitr 2013 par les forces de police, assistées par l'armée.

Bien sûr, ces rassemblements constituaient une épine douloureuse dans le flanc de la junte militaire et de ses alliés car leur empêchant de « normaliser » la vie politique et faire oublier leur crime contre la légalité constitutionnelle. Aussi furent-t-il déclarés « une menace pour la sécurité nationale égyptienne » : mission fut donnée aux forces de l'ordre de les disperser par tous les moyens. Voici comment un correspondant de CNN présent sur les lieux décrivit la situation : « Puis vint l'assaut. Cela ressemblait à la fin du monde. (...) La seule chose qui pénétrait tout était l'odeur du sang. Ce fut une véritable hécatombe. » Pour terminer la journée, l'assaut final fut donné à la mosquée Rabia al-Adawiyya qui, encerclée, fut incendiée avec bon nombre de blessés et de dépouilles de martyrs à l'intérieur.

A l'issue de son enquête, HRW déclara que les tueries à Rabia étaient probablement « un crime contre l'humanité » et a appelé le Conseil de droits de l'homme de l'ONU à enquêter sur plus d'une douzaine de hauts dirigeants égyptiens, y compris l'actuel président Abdel Fattah al-Sissi. Le gouvernement égyptien a bien entendu rejeté le rapport de HRW comme partiel et constitua une « commission d'enquête indépendante » qui conclut plus tard que « la dispersion des sit-in a été menée en conformité avec les normes internationales en vigueur ».

Al-Baradei, vice-président du gouvernement intérimaire et prix Nobel de la Paix, eut la décence tardive de démissionner ce jour là pour ne pas, dit-il, cautionner la décision de démantèlement du camp de Rabia al-Adawiyya et le sang versé durant le processus qui eut lieu, et il reparti illico presto pour Vienne, poursuivi par un tribunal du Caire pour manque de solidarité et traîtrise...

Le tout répressif et le naufrage moral de la gauche...

Les libéraux et la gauche traditionnelle, qui avaient depuis été écartés de toutes les instances de décision avec la main mise totale de l'armée, se sont enveloppés dans un silence coupable. N'avaient-ils pourtant pas toutes les raisons de se réjouir que l'armée avait éliminé leur plus puissant adversaire, celui qui avait dans des consultations électorales propres - les seules peut-être depuis l'indépendance - gagné les élections parlementaires, présidentielles et constitutionnelles ? Comme certains le reconnaîtront ouvertement, ils avaient été manipulés par l'armée pour cautionner le retour de cette dernière aux affaires comme au bon vieux temps de Moubarak qui, quant à lui, sera bientôt libéré.

Sissi utilisa l'appareil de l'Etat pour éliminer l'opposition et se faire élire président avec un score historique de plus de 96 %. Hamdine Sabahi, le fameux nassériste qui appela de tous ses vœux l'intervention de l'armée avant le coup d'Etat et seul adversaire de Sissi aux élections présidentielles, fut quant à lui laminé avec 3 % des voix au milieu d'une abstention massive et des accusations de fraude. Son échec cinglant illustre parfaitement le naufrage de la gauche égyptienne et sa décadence morale et éthique.

La chape de fer de l'Etat policier ne tarda pas à s'abattre sur les alliés d'hier des militaires, la gauche et les jeunes révolutionnaires. La place Tahrir leur était interdite, leur parole confisquée, le droit de s'assembler sévèrement restreint et toute manifestation sur la voie publique sauvagement réprimée. L'exécution quasiment en direct d'une militante de gauche par des éléments de la police lors d'une protestation « non autorisée » les mis en émoi ainsi que la communauté internationale alors que les mêmes scènes se déroulaient de manière routinière pour les opposants au coup d'Etat sans susciter de telles réactions. C'était le retour à la case départ : la révolution de 2011 avec ses promesses de libertés et de démocratie avait vécue. Un fait qui parle plus que tout autre : il y a actuellement quelque 2 000 opposants condamnés à mort, et, selon une estimation minimale de HRW, quelque 41 000 prisonniers politiques.

... et du salafisme

Quant au mouvement salafiste, tenant d'un islam ultra conservateur pour lequel, entre autres, les femmes n'ont strictement aucun rôle à jouer dans la vie publique, et qui avait toujours proclamé que la politique était impropre à la consommation pour le véritable croyant, il créa après 2011 le parti Nour. Ce dernier supporta le coup d'Etat et son chef participa ostensiblement à la première réunion publique de la coalition anti-Morsi. Là encore, c'est un cas de cooptation réussie d'un parti par l'armée qui avait besoin de cette caution islamiste et qui s'en débarrassa après usage.

Il est aussi important d'exposer l'Arabie Saoudite : le roi Abdullah décrivit le sit-in à Rabia comme une tentative pour déstabiliser l'Egypte, et l'assaut comme une opération contre le terrorisme. Pourtant, l'Arabie Saoudite, qui est le cœur vibrant de la pensée salafiste, a pour doctrine politique de tenir comme légitime tout régime qui détient le pouvoir de facto, même le plus dévoyé, pour peu qu'il ne soit pas de jure anti-islamique. Par quelle contorsion de la pensée ont-ils jugé Morsi, qui avait toute la légitimité institutionnelle, non digne d'être soutenu mais que Sissi, lui-même subalterne hiérarchique de Morsi qui était, rappelons-le, ministre de la Défense, se devait de l'être à coup de milliards de dollars ? Nul besoin d'être surpris outre mesure quant on se rappelle que les oulémas du régime émettaient des fatwas interdisant les manifestations anti-Moubarak et mêmes celles pro-Gaza, ou que fut accordé au dictateur Ben Ali un asile doré avec un palace pour lui et sa famille en Arabie même. Il est un fait que le régime militaire de Sissi n'aurait pas tenu longtemps si ce n'était pas la pluie de pétrodollars des monarchies du Golfe.

L'obscène silence occidental

Les pays occidentaux, non seulement coupables de ne pas avoir condamné le coup d'Etat contre Morsi et ce pour sauvegarder leurs intérêts en Egypte, n'ont eu qu'une réaction timorée au massacre de Rabia al-Adawiyya. Elle se limita à des condamnations de la violence, à des appels au dialogue et à la solidarité avec le peuple égyptien, autant de déclarations creuses devant une situation de crime contre l'humanité. Il n'y a même pas eu de rappel d'ambassadeurs, juste au pire un gel temporaire de la fourniture de matériel de guerre par les Etats-Unis et de matériel de contrôle de foule par certains pays scandinaves.

Même chose pour le cas du président Morsi, destitué puis accusé d'être impliqué dans la mort de citoyens, d'intelligence avec l'ennemi (Hamas, Qatar), et de fuite « non autorisée » de la prison où il était retenu sous le régime de Moubarak. Quant on réalise que Morsi, maintenant sous le coup d'une condamnation à mort exécutable à tout moment, a exercé pendant un an la plus haute charge de l'Etat, on réalise combien absurdes sont ces charges a posteriori contre lui. Le fait que tout cela n'amena que des déclarations mitigées des dirigeants du monde occidental, et de ce fait qu'ils aient accepté l'idée des son exécution, parle légion quant à la conception à géométrie de variable de leurs standards éthiques.

Gaza, victime collatérale de la nouvelle Egypte

Le peuple égyptien traverse actuellement une épreuve historique majeure : sa révolution détournée, une répression féroce, et une dé-démocratisation massive. Il n'est pas exagéré de dire que le régime Moubarak malgré tous ses dépassements était de loin moins répressif.

Une victime collatérale de cette régression sont les habitants de Gaza qui subissent un double blocus égypto-israélien avec le gouvernement de résistance à Gaza déclaré par le régime militaire égyptien comme entité terroriste, ce qu'Israël n'aurait pas imaginé dans ses rêves les plus fous. Certes, l'activité des jihadistes du Sinaï a permis de brouiller les cartes, mais comme tous les observateurs sérieux reconnaissent, le Hamas n'a aucun contrôle sur ces jihadistes, ni même aucun intérêt à les supporter. Faire payer au Hamas et, à travers lui, les deux millions de Gazaouis dont la majorité sont des réfugiés historiques vivant dans des conditions d'indigence, et ce, au nom d'une proximité idéologique avec le mouvement des Frères musulmans qu'ils combattent, est une infamie et une trahison de la cause palestinienne.

Ceci complique encore plus la résolution du problème palestinien qui passe par une nécessaire réconciliation entre Hamas et Fatah et la formation d'un gouvernement d'unité nationale. Au final, il n'y a que des perdants pour les peuples de la région, et le seul gagnant haut les bras est Israël. Ceci sans nul doute explique pourquoi les gouvernements occidentaux déploient pour Sissi leur tapis rouge et les régimes moyenâgeux du Golfe l'encensent d'une pluie de pétrodollars.

Le massacre de la place Rabia al-Adawiyya un certain 14 août 2013 est un événement majeur tant pour l'histoire contemporaine que dans le contexte de cette tragédie égyptienne qui se déroule devant nos yeux. Le passer sous silence, c'est un peu perdre de notre âme, c'est ne plus se distinguer de cet Occident hypocrite qui veut ménager le régime militaire pour des intérêts bassement commerciaux et géostratégiques.

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Jamal Mimouni est professeur au département de Physique à l'université de Constantine-1 et vice-président de l'Arab Union for Astronomy and Space Sciences.