Points de vue

Le voile ou le choc des représentations (1/3)

Rédigé par | Jeudi 24 Octobre 2019 à 09:00



« Harem », une peinture à l'huile datée de 1904 et signée d'Arthur Frederick Bridgman.
Le Conseil Régional de Bourgogne Franche-Comté a été le théâtre d’une nouvelle polémique autour du voile dont l’onde de choc a été amplifié par les réseaux sociaux. L’image d’un enfant en larmes dans les bras d’une maman le réconfortant suite à la prise de parole objectivement haineuse d’un élu du Rassemblement national a, pour la énième fois, mis en évidence les crispations autour du voile ou foulard dit « islamique ».

Il nous apparaît clairement que cette question devient très irrationnelle et problématique dans la mesure où elle produit des réactions en chaîne qui exacerbent les oppositions et alimentent les incompréhensions.

Il convient pour comprendre cette situation d’objectiver la relation au voile, qui devient quasi explosive du fait des représentations qu’il peut véhiculer. En effet ce n’est pas le voile qui, matériellement, est source de gêne en réalité, mais les représentions qu’en font les uns et les autres. Il s’agit d’imaginaires, de perceptions, de mondes qui entrent en confrontation.

Déconstruire par l’histoire et la psychologie sociale les impensés que recouvre le voile

Annonçons les choses clairement : cette question n’a pas d’issue car il s’agit de représentations irrémédiablement opposées ou du moins inconciliables. Après avoir dit cela, il s’agira de trouver un compromis pour sortir de cet enlisement qui empêche les citoyens français de penser et de vivre leurs différences dans un Etat-nation.

Que signifie le voile pour les musulmans et que représente-t-il pour les non musulmans ?

Pour répondre à cette interrogation, il nous faut aller au-delà de la simple question du voile pour nous intéresser à la relation au corps, à son habillage et à la question de la nudité (non intégrale). Il n’est pas possible de comprendre les crispations autour du voile si nous ne déconstruisons pas par l’histoire et la psychologie sociale, les impensés qu’il recouvre.

Le voile peut ainsi être étudié comme un « fait social total » comme le définit le sociologue et anthropologue Marcel Mauss, c’est-à-dire pour lequel « s'expriment à la fois et d'un coup toutes les institutions » de la vie sociale. Il ne s’agit pas ici de dire que tous sont concernés par la question du voile mais plutôt que tous (institutions, citoyens, intellectuels…) ont un mot à dire ou sont invités à s’exprimer dessus.

Comme nous allons tenter de le montrer le voile condense des crispations identitaires et idéologiques autour des questions en lien avec la modernité, de l’occidentalisation des sociétés et de l’universel.

Il faut aussi comprendre que cette « hystérisation » est la conséquence de deux perceptions opposées que la société, pour pas dire les hommes, porte sur la femme et son corps : soit il s’agit d’un être qui doit se laisser séduire, soit d’un être désirable et tentateur qu’il faut empêcher de nuire.

Le rapport différencié à l’esthétique en Occident et en Orient

Dans plusieurs de ses ouvrages Malek Bennabi, penseur iconoclaste du 20e siècle, opère un comparatisme entre l’Occident et l’Orient en intégrant la question de l’esthétique. La dimension esthétique (les formes) tient en effet une place beaucoup plus importante en Occident qu’en Orient, non pas qu’elle soit absente dans la civilisation arabo-musulmane mais plutôt qu’elle y joue un rôle moins structurant dans la personnalité des individus.

Pour illustrer cela, prenons l’exemple de l’exposition des corps (et notamment du corps féminin) tant dans sa réalité sociale que dans l’expression artistique. La culture occidentale, nourrie par l’attrait du beau, voit dans les corps dévêtus une expression esthétique sans que cela ne soit perçue comme un manque de pudeur. La peinture occidentale, aussi bien sacrée que profane, abonde de corps d’enfants, d’hommes et de femmes dans le plus simple appareil. L’exposition des corps, et notamment du corps féminin, n’est plus obscène et devient en quelque sorte une œuvre d’art.

Pour Norbert Elias, à partir de la Renaissance puis du siècle des Lumières, se développe une nouvelle civilité des mœurs. Dans la cour du Roi, les courtisans se devaient d’agir avec une certaine discrétion en usant de diplomatie et des formes les moins agressives. Il se développe alors tout un art de vivre faisant place à la galanterie, au raffinement et passant par le contrôle de soi. Il ne faut pas dire mais suggérer. De même que tous les mauvais penchants (colère, violence, désir...) devaient être domestiques et refoulés.

Comprendre les éléments de fracture entre les cultures

Au niveau de l’exposition des corps, Norbert Elias affirme qu’à la différence du Moyen-âge où la nudité des corps n’était pas un tabou, tout au long de la Renaissance et des Lumières, le contrôle des corps devient la norme. La nudité est restreinte à des espaces intimes donc étroitement délimités.

Les conclusions de Norbert Elias sur la pudeur ont été largement remises en cause. Tout d’abord, le philosophe Michel Foucault montre la place importante de l’institution ecclésiale dans la répression du corps et de la sexualité dès le Moyen-âge. Plus récemment, Hans Peter Duerr, dans son ouvrage Nudité et pudeur. Le mythe du processus de civilisation, montre à l’aide de nombreuses références que la pudeur était bien réelle au Moyen-Age et qu’il ne s’agit pas d’une invention de le Renaissance. Par contre, les modalités contraignantes ont effectivement évolué, les règles et les institutions devenant plus formelles.

On retiendra néanmoins, concernant notre questionnement, l’idée principale de Norbert Elias qu’est le refoulement ainsi que l’autodiscipline pour réprimer l'ensemble des composantes pulsionnelles conduisant à la maîtrise de soi. Cet autocontrôle des pulsions s’inscrit dans le cadre du développement de l’individualisme et de l’autonomisation à travers un processus d'intériorisation des injonctions.

Nous avons voulu mettre en évidence la différence d’ethos entre l’Orient et l’Occident. Cela est bien évidemment schématique mais cela permet de comprendre les éléments de fracture entre les cultures. L’Europe occidentale, depuis Rome et l’Antiquité, a une gestion du corps et de la pudeur qui se distinguent de celle du monde oriental.

A partir de la Renaissance, débute une forme de libéralisation des corps qui s’accompagne d’un « self-control » des individus. Cela est assez bien résumé dans ce passage tiré de La sociologie de Norbert Elias de Nathalie Heinich :

« L’exemple du maillot de bain lui permettra plus tard d’illustrer jusqu’où a pu mener cette avancée moderne dans l’incorporation individuelle des normes collectives de pudeur, qui nous permet aujourd’hui, paradoxalement, de nous montrer quasi nus à des étrangers, mais dans un cadre spatio-temporel bien déterminé (la plage), sans que cela suscite le dégoût, la réprobation ou l’agression sexuelle, parce que l’autocontrôle des pulsions a atteint un point tel que la "civilisation" du regard remplace pour ainsi dire le vêtement au titre de protection de l’intimité. »

Un rapport différent à la notion de pudeur

Il va de soi que dans ce processus le voile s’inscrit à contre-courant de cette évolution.

Dans l’ethos islamique et oriental où le rapport au corps est différent et où la pudeur prend une autre forme, le voile n’est pas perçu comme un vêtement anachronique et rétrograde. Au contraire, il s’inscrit dans une culture où les désirs et les passions individuels doivent s’effacer devant les règles collectives garantes de la cohésion sociale. Le voile, qui n’est qu’un élément de la pudeur, est un signifiant puisqu’il donne la primauté aux êtres face au corps et à la chair, freinant les désirs et les pulsions. Il ne s’agit pas ici de discuter de la pertinence du voile comme élément de pudeur mais d’en comprendre le sens dans un environnement culturel donné.

Nous n’entrerons pas ici dans un débat théologique puisque notre objectif est d’expliquer en quoi le voile cristallise des visions du monde qui peuvent être opposées. Nous verrons, par la suite, que ces visions sont aussi pleines de contradictions avec, en filigrane, ce que Michel Foucault a appelé « une hystérisation du corps de la femme ».

Ce choc de représentation est ainsi bien décrit par Nathalie Heinich dans l’ouvrage susmentionné. Au-delà de la formulation de l’auteur qui laisse paraître un certain ethnocentrisme, il se dégage bien le fond essentiellement culturel de la question :

« On pourrait prolonger aujourd’hui cette analyse à propos du "foulard islamique" : les polémiques qu’il suscite illustrent, a contrario, le caractère conflictuel de la coexistence, dans un même espace-temps, de ces auto-contraintes occidentales profondément incorporées, avec des stades de civilisation où la manifestation extérieure des signes de la féminité tels que la chevelure, éveille des tensions sexuelles que la culture masculine n’a pas appris à contrôler en les intériorisant.

En d’autres termes, sont vécues comme impudiques les manifestations publiques de caractéristiques corporelles ou émotionnelles qui éveillent chez autrui des affects (excitation ou compassion, dégoût ou rejet) : tout le problème étant que la sensibilité à ces affects varie selon le degré de "civilisation" des pulsions, de sorte que ce qui est normal pour les uns est scandaleux pour les autres, et que ce qui est considéré par ceux-ci comme une saine défense de la tradition est perçu par ceux-là comme une hypocrisie, au pis comme une inacceptable discrimination sexiste. »


Mise à jour : Le voile ou le choc des représentations - Le corps comme vecteur de domination et d’exploitation. Le deuxième volet de la contribution ici

Nouvelle mise à jour : Le voile ou le choc des représentations – Comment le hijab a pris des qualités spirituelles qu’il n’a pas. Le troisième volet de l'analyse ici


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Djilali Elabed est enseignant en sciences économiques et sociales.

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Djilali Elabed est enseignant en sciences économiques et sociales et spécialiste de la pensée de… En savoir plus sur cet auteur