Saphirnews : Vous démarrez votre livre avec une approche historique de l’apparition du terme « islamophobie ». Les réticences restent fortes pour utiliser ce mot, comme le refus de reconnaître cette forme de racisme.
Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat : Dans le contexte actuel, il y a encore des résistances à reconnaître l’islamophobie comme concept et comme réalité, mais elles se sont affaiblies. Dernier exemple en date : le ministre de la Ville, François Lamy, a reçu le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF, en janvier dernier, ndlr). C’est une notion qui intègre progressivement la sphère publique et se banalise dans les médias. Des réflexions sont également menées dans des instances qui refusaient d’en entendre parler. Nous sommes bien placés pour le constater, car nous sommes sollicités par des syndicats, des associations, des administrations ou d’importantes organisations qui s’en détournaient. Certains intellectuels modifient également leur position. Ainsi, Pierre-André Taguieff, qui ne voyait dans ce mot-là qu’un artifice rhétorique de la « nouvelle judéophobie », convient désormais qu’il est envisageable d’utiliser le terme « islamophobie » s’il est bien défini.
Ces évolutions s’expliquent notamment par la publication de plusieurs livres sur ce thème, le nôtre mais également celui très médiatisé de Claude Askolovitch, Nos mal-aimés. Ces musulmans dont la France ne veut pas, ou ceux de Kamel Meziti et de Martha Nussbaum (philosophe américaine, auteure de Les Religions face à l'intolérance, ndlr), la multiplication des agressions visant des femmes voilées, mais également l’activité croissante des organisations de lutte contre l’islamophobie.
Ces évolutions s’expliquent notamment par la publication de plusieurs livres sur ce thème, le nôtre mais également celui très médiatisé de Claude Askolovitch, Nos mal-aimés. Ces musulmans dont la France ne veut pas, ou ceux de Kamel Meziti et de Martha Nussbaum (philosophe américaine, auteure de Les Religions face à l'intolérance, ndlr), la multiplication des agressions visant des femmes voilées, mais également l’activité croissante des organisations de lutte contre l’islamophobie.
D’un point de vue sémantique, Manuel Valls refuse toujours d’utiliser le terme, qu’il présente comme une invention des « intégristes iraniens »…
Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat : En effet, il a émis cette idée l’été dernier. Mais presque plus personne ne soutient cette thèse farfelue, popularisée dès 2003 par Caroline Fourest, Fiametta Venner ou Pascal Bruckner. Toutefois, même si le terme d’islamophobie commence à être reconnu, cela ne veut pas dire que le phénomène est devenu un problème public. Il y a sur ce point d’importantes résistances, qui s’expliquent par plusieurs raisons.
Quelles sont-elles ?
Les sociologues Abdellali Hajjat (à gauche) et Marwan Mohammed.
Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat : Le premier point est la puissante tradition séculariste et laïque, qui a, d’une part, organisé la séparation des cultes et de l’Etat, et qui s’est, d'autre part, traduite durant le XXe siècle par une perte d’influence mais également de légitimité de la religion dans la vie sociale. Certains confondent même laïcité et athéisme, d’autres réduisent la laïcité à son courant anticlérical.
Dans cette perspective, l’illégitimité de l’islamophobie repose sur l’illégitimité de la religiosité dans l’espace public. Par ailleurs, il ne faut pas négliger l’existence d’une « archive antimusulmane », progressivement construite avec l’avènement et le développement de l’islam au Moyen Âge, réactivée et modifiée au cours de l’Histoire, renforcée lors de la période coloniale, qui véhicule un imaginaire essentialisé d’islam arriéré et barbare, antimoderniste. Une archive qui se nourrit de l’actualité géopolitique, ou plutôt de la manière dont elle est traitée.
Ces différents ressorts, non exhaustifs, qui freinent la reconnaissance et la prise en compte de l’islamophobie s’expriment actuellement dans la construction d’un « problème musulman » par une partie des élites. Ces discours véhiculent l’idée que l’islam est un problème en soi et que les musulmans constituent une réalité homogène, simplifiée par des mots et des images effaçant la réalité complexe et plurielle que décrivent les sciences sociales.
La présence musulmane est construite comme une menace pour l’identité des nations ou de l’Europe, pour l’école publique et ses valeurs, comme une entreprise politico-religieuse d’islamisation par le bas. Les propos de Manuel Valls, qui dit que « le voile qui interdit aux femmes d’être ce qu’elles sont doit rester pour la République un combat essentiel », sont très forts, terriblement explicites. Les femmes voilées, cibles d’agressions ou de discriminations, ne peuvent dès lors pas être reconnues comme victimes si elles sont élevées au rang d’ennemies de la République. Comment ces élites peuvent-elles – sans contradiction ni cynisme – reconnaître les conséquences d’une hostilité qu’elles contribuent à produire ?
Dans cette perspective, l’illégitimité de l’islamophobie repose sur l’illégitimité de la religiosité dans l’espace public. Par ailleurs, il ne faut pas négliger l’existence d’une « archive antimusulmane », progressivement construite avec l’avènement et le développement de l’islam au Moyen Âge, réactivée et modifiée au cours de l’Histoire, renforcée lors de la période coloniale, qui véhicule un imaginaire essentialisé d’islam arriéré et barbare, antimoderniste. Une archive qui se nourrit de l’actualité géopolitique, ou plutôt de la manière dont elle est traitée.
Ces différents ressorts, non exhaustifs, qui freinent la reconnaissance et la prise en compte de l’islamophobie s’expriment actuellement dans la construction d’un « problème musulman » par une partie des élites. Ces discours véhiculent l’idée que l’islam est un problème en soi et que les musulmans constituent une réalité homogène, simplifiée par des mots et des images effaçant la réalité complexe et plurielle que décrivent les sciences sociales.
La présence musulmane est construite comme une menace pour l’identité des nations ou de l’Europe, pour l’école publique et ses valeurs, comme une entreprise politico-religieuse d’islamisation par le bas. Les propos de Manuel Valls, qui dit que « le voile qui interdit aux femmes d’être ce qu’elles sont doit rester pour la République un combat essentiel », sont très forts, terriblement explicites. Les femmes voilées, cibles d’agressions ou de discriminations, ne peuvent dès lors pas être reconnues comme victimes si elles sont élevées au rang d’ennemies de la République. Comment ces élites peuvent-elles – sans contradiction ni cynisme – reconnaître les conséquences d’une hostilité qu’elles contribuent à produire ?
Vous faites remarquer que des personnes appartenant à des mouvances politiques très différentes émettent des idées islamophobes.
Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat : La défiance à l'égard de la présence musulmane est l’un des rares sujets susceptibles de trouver un écho dans l'ensemble du champ politique. C’est l’une des spécificités françaises, sachant que, dans les autres pays européens, les mouvements socio-démocrates ne sont pas aussi hostiles à l’islam, en tout cas pas aussi ouvertement. Toutefois, les ressorts sociaux et politiques ainsi que l’intensité de l’islamophobie divergent selon les différentes positions politiques.
A l’instar de la sphère politique, il y a également le milieu associatif qui refuse de s’emparer du problème de l’islamophobie.
Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat : Mouloud Aounit, l’ancien président du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, a ainsi fait face à de nombreuses critiques pour s’intéresser à ce combat… Les débats au sein du MRAP, leur intensité et parfois leur violence, reflètent ceux qui traversent la société. Même si la ligne Aounit a été constamment combattue, le MRAP peut au moins se targuer d'avoir ouvert le débat et poser la question. A SOS Racisme, cette question de l’islamophobie ne se pose pas et ce n'est pas seulement une question de terminologie, car, au fond, peu importe le terme utilisé, si la réalité n'est pas occultée et qu'elle est prise au sérieux. Si l'on ne se fie qu'aux mobilisations et non aux déclarations d'intention, il apparaît clairement que certaines associations estiment que les musulmans ne méritent pas d'être défendus.
Comment expliquer ces réticences à prendre à bras-le-corps le problème de l’islamophobie ?
Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat : Il y a de multiples raisons selon les organisations. Beaucoup de militants considèrent que le marqueur religieux n'est pas une source de rejet à part entière, ou que l'hostilité à l'islam ne reflète que l'anticléricalisme ou un républicanisme un peu autoritaire. Certains pensent sincèrement que le mot islamophobie est une invention des mollahs ou plus largement des intégristes musulmans pour rétablir le blasphème. Ils sont très nombreux à adhérer à l'idée d'une espèce de complot islamiste, dont le foulard serait la partie émergée.
Par conséquent, si le hijab est perçu comme un étendard masquant une offensive à combattre, comme l'a explicitement affirmé l'actuel ministre de l'Intérieur, alors il n'y a pas de raison valable de s'offusquer que la résistance fasse des victimes. Difficile d'avoir de l'empathie pour vos ennemis. Rappelons que les femmes qui portent un foulard sont les principales victimes de l'islamophobie enregistrée en France.
Par ailleurs, le mouvement antiraciste s’est historiquement construit autour de la lutte contre l’antisémitisme. Certaines associations restent très attachées à la défense d’Israël et elles constatent que les acteurs qui se mobilisent contre l’islamophobie sont également sensibles au sort du peuple palestinien. Comment reconnaître la cause et des acteurs qui sont considérés comme des rivaux en matière de politique internationale ? D'autant que la reconnaissance de l'islamophobie risque d'engendrer une perte de centralité de la lutte contre l'antisémitisme, voire un étiolement de la mémoire des massacres du nazisme. Il nous semble que c'est à l'aune de ces enjeux qu'il est possible de comprendre pourquoi la principale organisation juive française, le CRIF, milite contre l'usage du mot islamophobie, à l’instar de la LICRA.
Par conséquent, si le hijab est perçu comme un étendard masquant une offensive à combattre, comme l'a explicitement affirmé l'actuel ministre de l'Intérieur, alors il n'y a pas de raison valable de s'offusquer que la résistance fasse des victimes. Difficile d'avoir de l'empathie pour vos ennemis. Rappelons que les femmes qui portent un foulard sont les principales victimes de l'islamophobie enregistrée en France.
Par ailleurs, le mouvement antiraciste s’est historiquement construit autour de la lutte contre l’antisémitisme. Certaines associations restent très attachées à la défense d’Israël et elles constatent que les acteurs qui se mobilisent contre l’islamophobie sont également sensibles au sort du peuple palestinien. Comment reconnaître la cause et des acteurs qui sont considérés comme des rivaux en matière de politique internationale ? D'autant que la reconnaissance de l'islamophobie risque d'engendrer une perte de centralité de la lutte contre l'antisémitisme, voire un étiolement de la mémoire des massacres du nazisme. Il nous semble que c'est à l'aune de ces enjeux qu'il est possible de comprendre pourquoi la principale organisation juive française, le CRIF, milite contre l'usage du mot islamophobie, à l’instar de la LICRA.
Les lois visant clairement les musulmans se multiplient. A ce titre, le jugement d’une jeune femme qui a saisi la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) pour protester contre le la loi interdisant le voile intégral sera prochainement connu. Sa victoire pourrait remettre en question cette loi...
Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat : Oui, théoriquement. Mais elle proteste contre une loi votée en 2010, nous sommes déjà en 2014, dans du temps long, alors que cette interdiction a des conséquences concrètes. Cette plainte, dont l'argumentaire est axé sur la défense de la liberté de conscience, pose pour le coup un vrai cas de conscience aux magistrats et aux juristes de la CEDH. Nous verrons bien.
Mais, pour l’heure, la tendance est à l’exclusion, ce que l'on appelle un processus de discrimination légale par capillarité, aux enjeux multiples. D'un point juridique, il est question de la surface des libertés individuelles, pas seulement celle des musulmans. D'un point de vue sociétal, ces différentes lois qui visent à réglementer la visibilité religieuse des citoyen(nes) dans l'espace public sont en train d'entraîner la mort sociale de nombreuses femmes musulmanes qui choisissent de porter un foulard.
Depuis la loi du 15 mars 2004 interdisant le port de signes religieux ostensibles à l’école, cette dynamique d'interdiction cible désormais les professionnels de la petite enfance, le secteur privé, les mères accompagnatrices de sorties scolaires, ou encore, c'est en sommeil, les étudiantes voilées à l’université.
Mais, pour l’heure, la tendance est à l’exclusion, ce que l'on appelle un processus de discrimination légale par capillarité, aux enjeux multiples. D'un point juridique, il est question de la surface des libertés individuelles, pas seulement celle des musulmans. D'un point de vue sociétal, ces différentes lois qui visent à réglementer la visibilité religieuse des citoyen(nes) dans l'espace public sont en train d'entraîner la mort sociale de nombreuses femmes musulmanes qui choisissent de porter un foulard.
Depuis la loi du 15 mars 2004 interdisant le port de signes religieux ostensibles à l’école, cette dynamique d'interdiction cible désormais les professionnels de la petite enfance, le secteur privé, les mères accompagnatrices de sorties scolaires, ou encore, c'est en sommeil, les étudiantes voilées à l’université.
Des chercheurs ont été sollicités pour la rédaction d’un rapport sur l’intégration, qui a fait polémique en décembre 2013 car il proposait de revenir sur la loi de 2004. Qu'en dites-vous ?
Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat : La disqualification de ces textes a été soudaine et brutale. Même au sein du monde académique, les chercheurs qui ont participé à leur rédaction ont été disqualifiés par certains de leurs collègues, alors que le contenu de ce rapport est très intéressant. Il reformulait et posait le débat sur la cohésion sociale et l'intégration dans des termes différents. Pourtant, sans même qu'il y ait un quelconque débat, l’indignation a été globale et politiquement consensuelle, car le rapport a été réduit à quelques lignes très critiques à l'égard du principe et de l'application de la loi du 15 mars 2004.
Vous commencez et terminez votre livre par l’histoire de Sirine. Marwan Mohammed, vous avez également écrit une tribune évoquant son sort. Pourquoi ce cas vous a interpellé et choqué ?
Sirine
Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat : Pas choqués car on entend fréquemment parler de cas d’humiliations. Plusieurs choses nous ont frappés dans le cas de Sirine : la force du consensus institutionnel contre elle et sa famille, sa déshumanisation par l’équipe dirigeante et enseignante. La capacité des enseignants, dont beaucoup se réclament d'une gauche humaniste, à neutraliser leur affect nous a fortement interrogés. Ce cas est révélateur de quelque chose d’assez profond sur le fonctionnement de la société.
Quelles sont les solutions à adopter pour revenir à la situation de 1989, où l’interdiction du voile à l’école était loin de faire consensus ?
Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat : Nous n'avons pas de solutions à apporter. Rappelons seulement que la loi de séparation adoptée en 1905 a été conçue comme une loi de pacification et, tout au long du XXe siècle, son application a été plutôt accommodante et plutôt sage. Cet héritage est remis en question depuis le début des années 2000 par une mutation du principe de laïcité. L’application juridique de la neutralité est étendue à des acteurs qui ne sont pas sous contrat public pour délégitimer la présence musulmane dans l'espace public. Il faudrait peut-être revenir à l’esprit de 1905.
Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », Ed. La Découverte, coll. Cahiers libres, septembre 2013, 190 p., 21 €.
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