Dans un récent ouvrage intitulé La Laïcité face à l'islam (Stock, 2005), le chercheur Olivier Roy avait analysé avec perspicacité les caractéristiques de l'islam en Europe et des relations qu'entretiennent les musulmans avec les États et les sociétés européennes. La sécularisation de l'islam et les crispations fondamentalistes que ce phénomène encourage − et à laquelle ces dernières participent − étaient au centre d'un remarquable essai.
Prolongeant la réflexion initiée dans L'Islam mondialisé (Éd. du Seuil, 2002), qui analysait la diversité fragmentée de l'islamisme à l'heure et à l'aune de la globalisation, La Sainte Ignorance : le temps de la religion sans culture (Éd. du Seuil, 2008) approfondit et élargit ces observations sur les mutations et les interférences entre phénomènes religieux et mondialisation.
S'il s'agit bien d'un ouvrage « à thème », à savoir la question des mutations du religieux dans le monde contemporain, l'auteur l'aborde à travers une multitude d'éclairages et de développements, où la complexité du phénomène peut trouver ses ancrages explicatifs : les rapports entre religion et culture, l'inculturation du religieux, les marqueurs identitaires, ou encore les rapports entre fondamentalisme et mondialisation, composent les chapitres, où se déploie la réflexion de l'auteur.
Les illustrations convoquées traversent les confessions et offrent un étonnant panorama des transformations du fait religieux dans la modernité.
Prolongeant la réflexion initiée dans L'Islam mondialisé (Éd. du Seuil, 2002), qui analysait la diversité fragmentée de l'islamisme à l'heure et à l'aune de la globalisation, La Sainte Ignorance : le temps de la religion sans culture (Éd. du Seuil, 2008) approfondit et élargit ces observations sur les mutations et les interférences entre phénomènes religieux et mondialisation.
S'il s'agit bien d'un ouvrage « à thème », à savoir la question des mutations du religieux dans le monde contemporain, l'auteur l'aborde à travers une multitude d'éclairages et de développements, où la complexité du phénomène peut trouver ses ancrages explicatifs : les rapports entre religion et culture, l'inculturation du religieux, les marqueurs identitaires, ou encore les rapports entre fondamentalisme et mondialisation, composent les chapitres, où se déploie la réflexion de l'auteur.
Les illustrations convoquées traversent les confessions et offrent un étonnant panorama des transformations du fait religieux dans la modernité.
Standardisation : des courants religieux contemporains consommables en tout lieu
La Sainte Ignorance s'articule autour de l'observation d'une standardisation des produits religieux sur le marché du croire. Débarrassés de leur étiquette de terroir et glissant de formes traditionnelles vers des formes charismatiques ou fondamentalistes traduisant du « pur religieux », ils se déterritorialisent, quittant leur berceau culturel pour se reformuler, et accompagnant dans ce mouvement la séparation entre culture et religion.
C'est précisément cette séparation qui permet la circulation des biens religieux. Tout comme la popularisation du fast-food et du McDonald's traduit non pas l'importation d'une culture américaine, mais la définition d'un mode de consommation aculturel, adaptable partout, les courants religieux contemporains qui progressent sont culturellement épurés, consommables en tout lieu.
« On retrouve ici l'interrogation lancinante : ce formatage n'est-il pas tout simplement le résultat de la domination culturelle du modèle nord-américain? Pour résumer, lorsque l'on voit apparaître un « Halal McDonald's » ou un « Mecca Cola », qui a gagné ? La charia ou le fast-food ? La Mecque ou Atlanta ?
Cette standardisation s'impose aussi à la culture dominante et crée un produit autonome : l'évangélisme en Afrique n'est pas une simple exportation de l'impérialisme américain. Une vision politique en termes de domination, voire d'hégémonie, ne rend pas compte des phénomènes de réappropriation et de retournement. »
C'est précisément cette séparation qui permet la circulation des biens religieux. Tout comme la popularisation du fast-food et du McDonald's traduit non pas l'importation d'une culture américaine, mais la définition d'un mode de consommation aculturel, adaptable partout, les courants religieux contemporains qui progressent sont culturellement épurés, consommables en tout lieu.
« On retrouve ici l'interrogation lancinante : ce formatage n'est-il pas tout simplement le résultat de la domination culturelle du modèle nord-américain? Pour résumer, lorsque l'on voit apparaître un « Halal McDonald's » ou un « Mecca Cola », qui a gagné ? La charia ou le fast-food ? La Mecque ou Atlanta ?
Cette standardisation s'impose aussi à la culture dominante et crée un produit autonome : l'évangélisme en Afrique n'est pas une simple exportation de l'impérialisme américain. Une vision politique en termes de domination, voire d'hégémonie, ne rend pas compte des phénomènes de réappropriation et de retournement. »
Sécularisation et mondialisation, facteurs de mutation du religieux
La sécularisation et la mondialisation n'ont pas consacré un religieux « en retour » après éclipse, mais l'ont encouragé à muter. Il y a, écrit Olivier Roy, « un lien étroit entre sécularisation et revivalisme religieux ; ce dernier n'est pas une réaction contre la sécularisation, il en est le produit. Le sécularisme fabrique du religieux ».
En d'autres termes, en se coupant de son environnement, le religieux devient autonome et apatride. Il acquiert une nouvelle force et surtout une mobilité accrue en se dépouillant de ses bagages culturels ; la chose s'observe dans toutes les confessions, « un glissement des formes traditionnelles du religieux (catholicisme, hanafisme musulman, dénominations protestantes classiques comme l'anglicanisme ou le méthodisme) vers des formes de religiosité plus fondamentalistes et charismatiques (évangélisme, pentecôtisme, salafisme, Tabligh, néo-soufisme) ».
Ainsi, le pentecôtisme et le salafisme, par le fait qu'ils sont déconnectés d'un ancrage territorial à la manière de l'Église orthodoxe russe par exemple, ou ethnique, à l'image des chrétiens d'Orient, sont parmi les courants les mieux adaptés à la nouvelle configuration d'un monde globalisé, où s'épuisent progressivement le mariage des marqueurs religieux et culturels.
Accessibles partout et standardisés, ils proposent à leur public des biens universalisables et « purement » spirituels, mieux adaptés à un marché global. Le discours des fondamentalistes du Tabligh, par exemple, rencontre beaucoup de succès auprès des musulmans occidentalisés, en prêchant l'idée d'un islam de la norme et des valeurs complètement détachés de tout contenu social ou culturel.
Dans la mesure où il n'est pas requis du consommateur qu'il parle une langue particulière ou connaisse telle ou telle tradition coutumière, ces produits se diffusent plus rapidement et plus efficacement que leurs concurrents en quelque sorte handicapés par leurs appartenances territoriales ou culturelles.
« Les religions qui marchent ont toutes une formule pour l'exportation. Elles sont fondées sur la déconnexion complète du marqueur religieux et du marqueur culturel, et sur un formatage qui leur permet d'apparaître justement comme une religion universelle adaptée aux nouvelles formes de religiosité, comme, par exemple, le thème de la réalisation de soi.
Ce qui ne veut pas dire qu'elle rejette le marqueur culturel : celles-ci peuvent, au contraire, en exhiber certains comme produits d'appel, mais détachés de toute société réelle, dans un contexte où un certain exotisme est perçu comme positif, un peu comme la publicité qui joue sur des marqueurs flottants (...) La robe safran des Hare-Krishna ou le shalwar kamiz (longue chemise blanche et pantalon bouffant) des salafistes fonctionnent comme des référents imaginaires.
La déculturation signifie non pas le renoncement aux marqueurs culturels, mais leur maniement en dehors de toute réalité sociale. »
En d'autres termes, en se coupant de son environnement, le religieux devient autonome et apatride. Il acquiert une nouvelle force et surtout une mobilité accrue en se dépouillant de ses bagages culturels ; la chose s'observe dans toutes les confessions, « un glissement des formes traditionnelles du religieux (catholicisme, hanafisme musulman, dénominations protestantes classiques comme l'anglicanisme ou le méthodisme) vers des formes de religiosité plus fondamentalistes et charismatiques (évangélisme, pentecôtisme, salafisme, Tabligh, néo-soufisme) ».
Ainsi, le pentecôtisme et le salafisme, par le fait qu'ils sont déconnectés d'un ancrage territorial à la manière de l'Église orthodoxe russe par exemple, ou ethnique, à l'image des chrétiens d'Orient, sont parmi les courants les mieux adaptés à la nouvelle configuration d'un monde globalisé, où s'épuisent progressivement le mariage des marqueurs religieux et culturels.
Accessibles partout et standardisés, ils proposent à leur public des biens universalisables et « purement » spirituels, mieux adaptés à un marché global. Le discours des fondamentalistes du Tabligh, par exemple, rencontre beaucoup de succès auprès des musulmans occidentalisés, en prêchant l'idée d'un islam de la norme et des valeurs complètement détachés de tout contenu social ou culturel.
Dans la mesure où il n'est pas requis du consommateur qu'il parle une langue particulière ou connaisse telle ou telle tradition coutumière, ces produits se diffusent plus rapidement et plus efficacement que leurs concurrents en quelque sorte handicapés par leurs appartenances territoriales ou culturelles.
« Les religions qui marchent ont toutes une formule pour l'exportation. Elles sont fondées sur la déconnexion complète du marqueur religieux et du marqueur culturel, et sur un formatage qui leur permet d'apparaître justement comme une religion universelle adaptée aux nouvelles formes de religiosité, comme, par exemple, le thème de la réalisation de soi.
Ce qui ne veut pas dire qu'elle rejette le marqueur culturel : celles-ci peuvent, au contraire, en exhiber certains comme produits d'appel, mais détachés de toute société réelle, dans un contexte où un certain exotisme est perçu comme positif, un peu comme la publicité qui joue sur des marqueurs flottants (...) La robe safran des Hare-Krishna ou le shalwar kamiz (longue chemise blanche et pantalon bouffant) des salafistes fonctionnent comme des référents imaginaires.
La déculturation signifie non pas le renoncement aux marqueurs culturels, mais leur maniement en dehors de toute réalité sociale. »
Le formatage des religions par le marché ou le salut dans la Sainte Ignorance
Qui dit pureté religieuse signifie ici délestage de la culture, c'est-à-dire, dans le cas des fondamentalismes, ignorance ou rejet des sédimentations artistiques ou philosophiques qui ont épaissi l'histoire des religions depuis leurs fondements jusqu'à aujourd'hui. Toutefois, et contrairement à l'interprétation courante, le fondamentalisme n'est pas l'expression d'une réaction identitaire, souligne Olivier Roy, mais la conséquence d'une crise de la culture. Cette dernière est perçue par les intéressés comme extérieure, profane, voire païenne. Aux yeux des fondamentalistes, le salut réside dans la Sainte Ignorance.
Cette sortie de la culture tend également à rigidifier les rapports entre croyants et incroyants, qui ne partagent plus ni orthopraxie ni valeurs communes, effaçant les entre-deux (le non-pratiquant, l'incroyant culturellement religieux) et confirmant la perte de l'évidence sociale du religieux.
« L'enseignement des Églises sur la chasteté est devenue (aujourd'hui) inaudible, parce que la sexualité est devenue une valeur en soi : le célibat des prêtres chez les catholiques, l'abstinence comme mode de contraception ou comme moyen de lutte contre le sida, la virginité jusqu'au mariage, le refus du divorce tant chez les évangéliques que chez les catholiques, tout cela paraît désormais incongru. (...) L'importance de la mise en cause du célibat des prêtres est une conséquence de la rupture de la religion avec la culture dominante sur la question des mœurs. »
Déterritorialisation, déculturation et standardisation sont donc les trois maîtres-mots de la mutation contemporaine du religieux, trois phénomènes systématisés et accélérés par la mondialisation.
« La déconnexion entre marqueurs religieux et culturels ne veut pas dire que les uns disparaissent en faveur des autres, mais signifie qu'ils se décomposent et recomposent de manière flottante et aléatoire. Cela permet de faire son marché et de se composer des menus à la carte, où l'on connecte des éléments venus d'ensembles différents.
Ce bricolage, ou cette « customisation », a le don d'énerver les puristes, tant de la culture que de la religion, qui le perçoivent comme un syncrétisme ou, pire, comme de l'ignorance quant à la nature spécifique de chaque religion. Mais, dans le fond, les « clients » ici ne font que tirer les leçons d'une homogénéisation réelle du champ religieux, qui rend si difficile la compréhension de ce qui, dans une religion donnée, est irréductible tant aux autres religions qu'à la culture elle-même. »
Cette sortie de la culture tend également à rigidifier les rapports entre croyants et incroyants, qui ne partagent plus ni orthopraxie ni valeurs communes, effaçant les entre-deux (le non-pratiquant, l'incroyant culturellement religieux) et confirmant la perte de l'évidence sociale du religieux.
« L'enseignement des Églises sur la chasteté est devenue (aujourd'hui) inaudible, parce que la sexualité est devenue une valeur en soi : le célibat des prêtres chez les catholiques, l'abstinence comme mode de contraception ou comme moyen de lutte contre le sida, la virginité jusqu'au mariage, le refus du divorce tant chez les évangéliques que chez les catholiques, tout cela paraît désormais incongru. (...) L'importance de la mise en cause du célibat des prêtres est une conséquence de la rupture de la religion avec la culture dominante sur la question des mœurs. »
Déterritorialisation, déculturation et standardisation sont donc les trois maîtres-mots de la mutation contemporaine du religieux, trois phénomènes systématisés et accélérés par la mondialisation.
« La déconnexion entre marqueurs religieux et culturels ne veut pas dire que les uns disparaissent en faveur des autres, mais signifie qu'ils se décomposent et recomposent de manière flottante et aléatoire. Cela permet de faire son marché et de se composer des menus à la carte, où l'on connecte des éléments venus d'ensembles différents.
Ce bricolage, ou cette « customisation », a le don d'énerver les puristes, tant de la culture que de la religion, qui le perçoivent comme un syncrétisme ou, pire, comme de l'ignorance quant à la nature spécifique de chaque religion. Mais, dans le fond, les « clients » ici ne font que tirer les leçons d'une homogénéisation réelle du champ religieux, qui rend si difficile la compréhension de ce qui, dans une religion donnée, est irréductible tant aux autres religions qu'à la culture elle-même. »
Les trois dimensions de la standardisation du religieux
La standardisation progressive des courants religieux passe par trois dimensions : une convergence de la définition de la foi et de la relation entre le croyant et sa religion ; une uniformisation de la définition du religieux et de ses manifestations dans l'espace public ; une convergence institutionnelle qui voit la figure du « prêtre » tendre à définir les professionnels du religieux (les oulémas de devenir ainsi des théologiens et les rabbins d'assumer des « paroisses »).
« Le formatage des religions par le marché et les institutions entraîne une double uniformisation : uniformisation interne, au profit d'une orthodoxie normalisante, souvent fondamentaliste ; uniformisation externe, au profit d'une orthopraxie commune entre religions différentes (on défend des valeurs proches), d'une religiosité partagée et d'une ressemblance de « forme » (clergé, institution). »
L'essai d'Olivier Roy regorge de détours thématiques, dont cette brève recension ne peut, à l'évidence, rendre compte d'une manière exhaustive. Les conversions musulmanes aux divers christianismes, le passage d'une religion à une néo-ethnie des syriaques de Turabdin, ou encore les Églises face au « néo-paganisme culturel », sont autant d'éclairants excursus à travers les nuances et contours des métamorphoses du croire et de ses institutions.
La question des mutations contemporaines du phénomène religieux exigeait une approche pluridisciplinaire et aussi diversifiée que possible, et c'est à cette nécessité que répond La Sainte Ignorance.
Lire page suivante l'interview d'Olivier Roy, par Patrick Haenni.
« Le formatage des religions par le marché et les institutions entraîne une double uniformisation : uniformisation interne, au profit d'une orthodoxie normalisante, souvent fondamentaliste ; uniformisation externe, au profit d'une orthopraxie commune entre religions différentes (on défend des valeurs proches), d'une religiosité partagée et d'une ressemblance de « forme » (clergé, institution). »
L'essai d'Olivier Roy regorge de détours thématiques, dont cette brève recension ne peut, à l'évidence, rendre compte d'une manière exhaustive. Les conversions musulmanes aux divers christianismes, le passage d'une religion à une néo-ethnie des syriaques de Turabdin, ou encore les Églises face au « néo-paganisme culturel », sont autant d'éclairants excursus à travers les nuances et contours des métamorphoses du croire et de ses institutions.
La question des mutations contemporaines du phénomène religieux exigeait une approche pluridisciplinaire et aussi diversifiée que possible, et c'est à cette nécessité que répond La Sainte Ignorance.
Lire page suivante l'interview d'Olivier Roy, par Patrick Haenni.
En partenariat avec
* Olivier Moos a vécu dans plusieurs pays du monde arabe. Correspondant régulier de Religioscope, il soutiendra en octobre 2009 une thèse en histoire contemporaine à l’université de Fribourg et à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), consacrée aux discours critiques de l'islamisme.
Patrick Haenni est chercheur à l'Institut Religioscope. Il est l'auteur, notamment, de L’Islam de marché, l'autre révolution conservatrice (Éd. du Seuil, 2005).
** Olivier Roy, La Sainte Ignorance : le temps de la religion sans culture, Éd du Seuil, 2008, 280 p.
TROIS QUESTIONS À OLIVIER ROY
Vos précédents ouvrages se sont principalement concentrés sur l'interaction entre le religieux et le politique, et plus précisément la possibilité de penser religieusement la question de l'État. Dans La Sainte Ignorance, vous passez à une interrogation à priori radicalement différente qui se penche sur les relations entre religion et culture. Pouvez vous nous expliquer ce revirement ?
Olivier Roy : En étudiant les relations entre religieux et politique, j'ai compris qu'une des raisons de ce que j'ai appelé, pour l'islam, l'échec de l'islam politique (mais on pourra dire la même chose de la droite religieuse américaine), vient de ce que le fameux « retour du religieux » relève d'une mutation plus générale, dont la politisation et l'idéologisation ne sont qu'un aspect.
C'est précisément la déconnexion des marqueurs religieux de leur ancrage dans une culture (appelons la « traditionnelle ») qui les rend « flottants » et adaptables à d'autres systèmes de références.
Dans le cas de l'islamisme, c'est bien sûr un paradigme politique occidental moderne qui se trouve reformulé en termes islamiques : la révolution, la prise du pouvoir étatique et le remodelage de la société par en haut.
Mais parallèlement (et pas forcément chronologiquement), les marqueurs islamiques flottants se reconnectent à des marqueurs culturels également flottants car venus d'ailleurs : on a donc ici bien le rap islamique, le fast-food halal, la « mode islamique » (tessetür en Turquie), etc.
Travaillant sur les phénomènes de conversion, j'ai observé que cela fonctionnait aussi pour les autres religions. J'ai donc décidé d'aborder une théorie générale des relations entre religion et culture, en partant de la prédication et de la conversion.
Dans votre itinéraire intellectuel, La Sainte Ignorance sonne un peu comme le moment d'une réhabilitation du religieux. Au sens où le religieux est non plus un simple objet d'instrumentalisation, mais un facteur agissant. Pouvez-vous nous en dire plus sur l'évolution du statut du religieux dans votre réflexion ?
O. R. : Je suis toujours frappé par l'incompréhension que suscite le religieux, c'est-à-dire, ici, la foi exhibée, non seulement dans notre société sécularisée (et laïque pour la France), mais aussi dans la recherche en sciences humaines, où il est constamment réduit à d'autres facteurs. Quand le religieux revendique sa spécificité, il apparaît comme bizarrerie ou fanatisme. Or cela ne colle pas avec mon expérience des milieux religieux.
Mais la réhabilitation du religieux dans ma recherche n'a rien à voir avec un jugement de valeur : le religieux peut-il apporter de valeurs qui manquent à la société sécularisée ? C'est l'angle par lequel les non-croyants bienveillants voudraient réhabiliter le religieux dans l'espace public, comme le montre, par exemple, le discours de Latran fait par le président Sarkozy
Mais mon approche n'est pas apologétique : je veux seulement montrer l'importance pour la démocratie de reconnaître un objet irréductible à sa propre déconstruction par les sciences humaines. Car l'appel à la pression politique pour ramener le religieux dans la boîte du privé pose un problème dans une perspective de démocratie libérale.
La pratique juridique, en revanche, est en fait plus souple et plus ouverte à cet objet : comment ramener dans l'ordre commun une revendication de l'absolu.
Le « religieux pur », c'est surtout un discours, une revendication. Mais, d'un point de vue anthropologique, le « religieux pur » est-il tenable sans un retour du social, sans un réancrage social et culturel du religieux ?comment penser alors ensemble la sainte ignorance et cet inévitable « retour du social » dans le religieux ?
O. R. : C'est toute la contradiction des mouvements religieux contemporains : ils sont entre une logique de déconnexion revendiquée d'avec la culture et une logique de prédication et de pastorale afin de trouver de nouveaux adeptes.
Or une fois que l'on a fait le plein des convertis individuels venus précisément parce qu'ils recherchent un produit religieux déculturé, deux problèmes se posent : comment maintenir ces convertis et born again, mais surtout leurs enfants, dans une pure communauté de foi, et comment toucher collectivement des milieux précis.
Dans les deux cas il faut bien, pour éviter de vivre comme une secte, reconnecter la pratique religieuse avec une forme de culture. C'est le but des « pastorales ». Mais il est intéressant de noter qu'aujourd'hui les pastorales, en particulier dans l'Église catholique, visent toujours en fait des « sous-cultures » : culture des jeunes, culture des migrants, milieux professionnels, etc. Les religions ont autant de mal à penser la culture que les sociétés sécularisées à penser le religieux.
Propos recueillis par Patrick Haenni.
Olivier Roy : En étudiant les relations entre religieux et politique, j'ai compris qu'une des raisons de ce que j'ai appelé, pour l'islam, l'échec de l'islam politique (mais on pourra dire la même chose de la droite religieuse américaine), vient de ce que le fameux « retour du religieux » relève d'une mutation plus générale, dont la politisation et l'idéologisation ne sont qu'un aspect.
C'est précisément la déconnexion des marqueurs religieux de leur ancrage dans une culture (appelons la « traditionnelle ») qui les rend « flottants » et adaptables à d'autres systèmes de références.
Dans le cas de l'islamisme, c'est bien sûr un paradigme politique occidental moderne qui se trouve reformulé en termes islamiques : la révolution, la prise du pouvoir étatique et le remodelage de la société par en haut.
Mais parallèlement (et pas forcément chronologiquement), les marqueurs islamiques flottants se reconnectent à des marqueurs culturels également flottants car venus d'ailleurs : on a donc ici bien le rap islamique, le fast-food halal, la « mode islamique » (tessetür en Turquie), etc.
Travaillant sur les phénomènes de conversion, j'ai observé que cela fonctionnait aussi pour les autres religions. J'ai donc décidé d'aborder une théorie générale des relations entre religion et culture, en partant de la prédication et de la conversion.
Dans votre itinéraire intellectuel, La Sainte Ignorance sonne un peu comme le moment d'une réhabilitation du religieux. Au sens où le religieux est non plus un simple objet d'instrumentalisation, mais un facteur agissant. Pouvez-vous nous en dire plus sur l'évolution du statut du religieux dans votre réflexion ?
O. R. : Je suis toujours frappé par l'incompréhension que suscite le religieux, c'est-à-dire, ici, la foi exhibée, non seulement dans notre société sécularisée (et laïque pour la France), mais aussi dans la recherche en sciences humaines, où il est constamment réduit à d'autres facteurs. Quand le religieux revendique sa spécificité, il apparaît comme bizarrerie ou fanatisme. Or cela ne colle pas avec mon expérience des milieux religieux.
Mais la réhabilitation du religieux dans ma recherche n'a rien à voir avec un jugement de valeur : le religieux peut-il apporter de valeurs qui manquent à la société sécularisée ? C'est l'angle par lequel les non-croyants bienveillants voudraient réhabiliter le religieux dans l'espace public, comme le montre, par exemple, le discours de Latran fait par le président Sarkozy
Mais mon approche n'est pas apologétique : je veux seulement montrer l'importance pour la démocratie de reconnaître un objet irréductible à sa propre déconstruction par les sciences humaines. Car l'appel à la pression politique pour ramener le religieux dans la boîte du privé pose un problème dans une perspective de démocratie libérale.
La pratique juridique, en revanche, est en fait plus souple et plus ouverte à cet objet : comment ramener dans l'ordre commun une revendication de l'absolu.
Le « religieux pur », c'est surtout un discours, une revendication. Mais, d'un point de vue anthropologique, le « religieux pur » est-il tenable sans un retour du social, sans un réancrage social et culturel du religieux ?comment penser alors ensemble la sainte ignorance et cet inévitable « retour du social » dans le religieux ?
O. R. : C'est toute la contradiction des mouvements religieux contemporains : ils sont entre une logique de déconnexion revendiquée d'avec la culture et une logique de prédication et de pastorale afin de trouver de nouveaux adeptes.
Or une fois que l'on a fait le plein des convertis individuels venus précisément parce qu'ils recherchent un produit religieux déculturé, deux problèmes se posent : comment maintenir ces convertis et born again, mais surtout leurs enfants, dans une pure communauté de foi, et comment toucher collectivement des milieux précis.
Dans les deux cas il faut bien, pour éviter de vivre comme une secte, reconnecter la pratique religieuse avec une forme de culture. C'est le but des « pastorales ». Mais il est intéressant de noter qu'aujourd'hui les pastorales, en particulier dans l'Église catholique, visent toujours en fait des « sous-cultures » : culture des jeunes, culture des migrants, milieux professionnels, etc. Les religions ont autant de mal à penser la culture que les sociétés sécularisées à penser le religieux.
Propos recueillis par Patrick Haenni.