La question du minaret a surgi récemment en Suisse — où il n’existe que quatre minarets, aucun n’étant utilisé pour l’appel à la prière — de façon inattendue, et va susciter de vifs débats politiques au cours des prochaines semaines.
En effet, grâce à cette procédure politique suisse qu’est l’initiative populaire (si 100 000 citoyens au moins signent une « initiative » pour demander l’inclusion d’une nouvelle disposition dans la Constitution fédérale, ce projet doit être soumis au vote populaire), le peuple suisse sera appelé à voter le 29 novembre 2009 pour déterminer si le paragraphe suivant doit être introduit dans l’article 72 de la Constitution fédérale : « La construction de minarets est interdite. »
Un tel débat à l’intersection de la politique et des religions ne pouvait manquer de retenir l’attention de l’Institut Religioscope, dont le siège se trouve en Suisse. L’Institut Religioscope a donc fait appel à plusieurs experts pour éclairer cette discussion et les questions qu’elle soulève. Le résultat est un livre de 110 pages, sous la direction de Patrick Haenni et de Stéphane Lathion, Les Minarets de la discorde (Gollion, Infolio, 2009), qui vient de paraître.
Éclairages sur un débat suisse et européen : tel est le sous-titre de l’ouvrage. En effet, outre les informations et réflexions sur la situation suisse, l’approche choisie intègre ces thèmes dans un cadre plus large. Il n’est guère besoin de rappeler ici que, dans plusieurs pays, les projets de construction de mosquées se heurtent à des oppositions.
À travers de tels projets, en effet, l’islam devient visible, mais les musulmans manifestent aussi leur intention de s’enraciner durablement dans l’espace européen. Les réactions ne se réduisent cependant pas à une inquiétude face à l’immigration : les projets de construction d’un temple bouddhiste ou hindou peuvent susciter des oppositions de voisins, mais rarement une levée de boucliers. Il existe une spécificité des réactions face à des implantations musulmanes, qui a certes des racines dans l’Histoire, mais s’alimente aussi à des craintes que nourrissent quotidiennement les images que nous transmettent les médias sur les turbulences qui agitent différentes régions du monde musulman.
Les auteurs ont tenté de prendre ces craintes au sérieux et d’apporter des éléments de réponse à de multiples interrogations, en évitant autant que possible la polémique. Outre les articles, quatre portraits présentent des adversaires et des partisans de l’initiative, afin d’illustrer ce qui motive les uns et les autres.
Au départ de l’initiative populaire contre la construction de minarets en Suisse, des réactions locales contre des projets de construction de minarets symboliques, c’est-à-dire peu élevés, non accessibles et non destinés à l’appel à la prière, selon leurs constructeurs, ont uni des personnes inquiètes de cette affirmation de l’islam dans l’espace public. Cela a créé des liens suprarégionaux et a conduit ceux qui s’étaient ainsi rassemblés dans une commune opposition à ces projets à envisager une initiative sur le plan national. L’initiative a été lancée en mai 2007, et 115 000 signatures avaient été recueillies lorsqu’elle fut déposée à la Chancellerie fédérale en juillet 2008.
Derrière l’initiative figurent notamment certains membres et parlementaires de l’Union démocratique du centre (UDC), important parti conservateur, souverainiste et populiste (qui est en pourcentage de voix le premier parti politique de la Suisse), et de l’Union démocratique fédérale (UDF), petite formation politique conservatrice chrétienne (d’inspiration surtout évangélique).
En revanche, le gouvernement fédéral, la majorité du Parlement, les autres formations politiques suisses et les Églises (y compris les associations faîtières évangéliques) rejettent l’initiative. Bien que cela ne garantisse pas son échec — car il existe des cas où la population suisse a voté à contre-courant des consignes des grandes formations politiques et institutions —, il paraît cependant difficile que l’initiative passe, à en croire la plupart des sondages. En même temps, les discussions dans la population montrent que des préoccupations à l’égard de l’islam sont répandues et que les thèmes liés à l’initiative contre la construction de minarets ne laissent pas indifférents nombre de citoyens.
Mais pourquoi s’en prendre au minaret ? C’est bien sûr en tant que symbole, et le minaret en arrive à cristalliser toutes les préoccupations qui se manifestent autour de l’islam ou des musulmans. Ce déplacement du débat vers le symbolique retient bien sûr l’attention de certains contributeurs de l’ouvrage. Les auteurs de l’initiative estiment que le minaret n’est pas un symbole religieux, rappellent qu’il n’est pas indispensable à une mosquée, et voient dans cet édifice un signe du pouvoir de l’islam et de sa volonté de domination : en érigeant des minarets, les musulmans manifesteraient d’une certaine façon leur volonté de prendre progressivement le contrôle de l’espace dans lequel ils se sont installés. Derrière le minaret, et les raisons variées pour lesquelles certains citoyens suisses voteront en faveur de l’initiative contre la construction de minarets, c’est la question de l’islam en général et de son statut dans une société occidentale qui se pose en réalité.
Après avoir rappelé la genèse et les enjeux de la construction de minarets en Suisse (J.-F. Mayer), le livre laisse la parole à Rachid Benzine pour présenter en quelques pages le minaret dans l’histoire de l’islam, tout en refusant de se laisser entraîner dans une discussion sur la légitimité religieuse du minaret : car la vraie question est de « savoir comment se pérennisera une présence musulmane désormais enracinée dans un pays non musulman » (p. 30). Stéphane Lathion poursuit sur « le passage à l’Ouest de l’architecture islamique », dont il présente quelques exemples, accompagnés d’instructives photographies.
Un important chapitre signé par Patrick Haenni et Samir Amghar saisit l’initiative contre les minarets comme occasion de poser de « bonnes questions sur le devenir de l’islam en Europe, les mobilisations qui s’y effectuent en son nom et son rapport à l’Occident » (p. 66). Ce chapitre analyse le dilemme des stratégies islamiques en Occident et des dynamiques sociales marquées par l’occidentalisation, y compris en matière démographique ou sous l’angle des tendances à l’individualisation. Il s’agit pour les auteurs de distinguer entre ces niveaux souvent confondus que sont la démographie, la religiosité, le ghetto et le projet politique, alors qu’il s’agit de dynamiques largement indépendantes.
Spécialiste du droit des religions, Erwin Tanner consacre pour sa part un chapitre à l’initiative examinée sous l’angle juridique. Il s’interroge sur la tentative d’introduire dans la Constitution fédérale une « norme atypique, de nature très spécifique », visant un type particulier de bâtiment et représentant un article d’exception (p. 71). Il s’interroge aussi sur l’harmonisation avec le droit constitutionnel et le droit international existants. La question de la réciprocité, qui se trouve parfois invoquée, est également abordée par Tanner, toujours sous l’angle strict du droit.
L’une des motivations de ceux qui voteront pour l’initiative contre la construction de minarets est en effet la conscience des difficultés que connaissent des communautés chrétiennes pour ouvrir des lieux de culte ou même mener une vie religieuse normale dans des pays musulmans — l’exemple extrême de l’interdiction de tout lieu de culte non musulman en Arabie Saoudite vient à l’esprit.
Les responsables du volume ne pouvaient donc manquer de traiter cette question et ont demandé à Laure Guirguis d’éclairer les lecteurs sur la construction d’églises en terre d’islam. Il en ressort une image contrastée, avec de fortes variations d’un pays à l’autre, mais aussi la conscience que les situations dans les différents pays évoqués ne dépendent pas que des textes légaux : plusieurs facteurs jouent un rôle, dont « la nature plus ou moins autoritaire du régime, l’adoption ou pas d’un discours officiel religieux islamique, l’existence d’une opposition islamiste radicale et la stratégie adoptée à son égard, la stabilité économique et sociale du pays et, enfin, le nombre et les caractéristiques des communautés chrétiennes présentes sur le territoire » (p. 90).
Olivier Moos, auteur d’une thèse qui sera soutenue au mois d’octobre sur les discours critiques au sujet de l’islam, consacre précisément à la « nouvelle critique de l’islam » sa contribution. Le sujet est important, car ce discours se trouve en interaction avec les points de vue soutenus par les partisans de l’interdiction des minarets en Suisse. Une redéfinition de la menace en Occident voit l’islam succéder dans ce rôle à l’Union soviétique. Dans cette interprétation, l’islam tend à être considéré comme « le seul critère qui explique les motivations et les pratiques sociales ou politiques des musulmans » (p. 94). Cela offre une grille d’analyse universelle partout où se trouvent et agissent des musulmans. Il est intéressant de noter que cette « approche du fait musulman [...] transcende les clivages politiques et idéologiques traditionnels » (p. 97).
Outre les portraits déjà mentionnés, des encadrés parsèment le livre pour expliquer ce qu’est une initiative populaire, résumer en quelques chiffres la présence musulmane en Suisse et expliquer — sous la plume du chercheur et journaliste égyptien Husam Tammam — comment les médias du monde arabe réagissent au débat suisse.
Comme le suggère la conclusion, toute la démarche du livre consiste à ne pas se laisser entraîner vers un débat sur l’essence de l’islam, mais à prêter plutôt attention aux sociétés réelles, en apportant une contribution dépassionnée au débat politique, qui se révèle déjà vif et émotionnel.
* Jean-François Mayer est directeur de l’institut Religioscope, qui se consacre à l’étude des faits religieux et à leur impact dans le monde contemporain.
En effet, grâce à cette procédure politique suisse qu’est l’initiative populaire (si 100 000 citoyens au moins signent une « initiative » pour demander l’inclusion d’une nouvelle disposition dans la Constitution fédérale, ce projet doit être soumis au vote populaire), le peuple suisse sera appelé à voter le 29 novembre 2009 pour déterminer si le paragraphe suivant doit être introduit dans l’article 72 de la Constitution fédérale : « La construction de minarets est interdite. »
Un tel débat à l’intersection de la politique et des religions ne pouvait manquer de retenir l’attention de l’Institut Religioscope, dont le siège se trouve en Suisse. L’Institut Religioscope a donc fait appel à plusieurs experts pour éclairer cette discussion et les questions qu’elle soulève. Le résultat est un livre de 110 pages, sous la direction de Patrick Haenni et de Stéphane Lathion, Les Minarets de la discorde (Gollion, Infolio, 2009), qui vient de paraître.
Éclairages sur un débat suisse et européen : tel est le sous-titre de l’ouvrage. En effet, outre les informations et réflexions sur la situation suisse, l’approche choisie intègre ces thèmes dans un cadre plus large. Il n’est guère besoin de rappeler ici que, dans plusieurs pays, les projets de construction de mosquées se heurtent à des oppositions.
À travers de tels projets, en effet, l’islam devient visible, mais les musulmans manifestent aussi leur intention de s’enraciner durablement dans l’espace européen. Les réactions ne se réduisent cependant pas à une inquiétude face à l’immigration : les projets de construction d’un temple bouddhiste ou hindou peuvent susciter des oppositions de voisins, mais rarement une levée de boucliers. Il existe une spécificité des réactions face à des implantations musulmanes, qui a certes des racines dans l’Histoire, mais s’alimente aussi à des craintes que nourrissent quotidiennement les images que nous transmettent les médias sur les turbulences qui agitent différentes régions du monde musulman.
Les auteurs ont tenté de prendre ces craintes au sérieux et d’apporter des éléments de réponse à de multiples interrogations, en évitant autant que possible la polémique. Outre les articles, quatre portraits présentent des adversaires et des partisans de l’initiative, afin d’illustrer ce qui motive les uns et les autres.
Au départ de l’initiative populaire contre la construction de minarets en Suisse, des réactions locales contre des projets de construction de minarets symboliques, c’est-à-dire peu élevés, non accessibles et non destinés à l’appel à la prière, selon leurs constructeurs, ont uni des personnes inquiètes de cette affirmation de l’islam dans l’espace public. Cela a créé des liens suprarégionaux et a conduit ceux qui s’étaient ainsi rassemblés dans une commune opposition à ces projets à envisager une initiative sur le plan national. L’initiative a été lancée en mai 2007, et 115 000 signatures avaient été recueillies lorsqu’elle fut déposée à la Chancellerie fédérale en juillet 2008.
Derrière l’initiative figurent notamment certains membres et parlementaires de l’Union démocratique du centre (UDC), important parti conservateur, souverainiste et populiste (qui est en pourcentage de voix le premier parti politique de la Suisse), et de l’Union démocratique fédérale (UDF), petite formation politique conservatrice chrétienne (d’inspiration surtout évangélique).
En revanche, le gouvernement fédéral, la majorité du Parlement, les autres formations politiques suisses et les Églises (y compris les associations faîtières évangéliques) rejettent l’initiative. Bien que cela ne garantisse pas son échec — car il existe des cas où la population suisse a voté à contre-courant des consignes des grandes formations politiques et institutions —, il paraît cependant difficile que l’initiative passe, à en croire la plupart des sondages. En même temps, les discussions dans la population montrent que des préoccupations à l’égard de l’islam sont répandues et que les thèmes liés à l’initiative contre la construction de minarets ne laissent pas indifférents nombre de citoyens.
Mais pourquoi s’en prendre au minaret ? C’est bien sûr en tant que symbole, et le minaret en arrive à cristalliser toutes les préoccupations qui se manifestent autour de l’islam ou des musulmans. Ce déplacement du débat vers le symbolique retient bien sûr l’attention de certains contributeurs de l’ouvrage. Les auteurs de l’initiative estiment que le minaret n’est pas un symbole religieux, rappellent qu’il n’est pas indispensable à une mosquée, et voient dans cet édifice un signe du pouvoir de l’islam et de sa volonté de domination : en érigeant des minarets, les musulmans manifesteraient d’une certaine façon leur volonté de prendre progressivement le contrôle de l’espace dans lequel ils se sont installés. Derrière le minaret, et les raisons variées pour lesquelles certains citoyens suisses voteront en faveur de l’initiative contre la construction de minarets, c’est la question de l’islam en général et de son statut dans une société occidentale qui se pose en réalité.
Après avoir rappelé la genèse et les enjeux de la construction de minarets en Suisse (J.-F. Mayer), le livre laisse la parole à Rachid Benzine pour présenter en quelques pages le minaret dans l’histoire de l’islam, tout en refusant de se laisser entraîner dans une discussion sur la légitimité religieuse du minaret : car la vraie question est de « savoir comment se pérennisera une présence musulmane désormais enracinée dans un pays non musulman » (p. 30). Stéphane Lathion poursuit sur « le passage à l’Ouest de l’architecture islamique », dont il présente quelques exemples, accompagnés d’instructives photographies.
Un important chapitre signé par Patrick Haenni et Samir Amghar saisit l’initiative contre les minarets comme occasion de poser de « bonnes questions sur le devenir de l’islam en Europe, les mobilisations qui s’y effectuent en son nom et son rapport à l’Occident » (p. 66). Ce chapitre analyse le dilemme des stratégies islamiques en Occident et des dynamiques sociales marquées par l’occidentalisation, y compris en matière démographique ou sous l’angle des tendances à l’individualisation. Il s’agit pour les auteurs de distinguer entre ces niveaux souvent confondus que sont la démographie, la religiosité, le ghetto et le projet politique, alors qu’il s’agit de dynamiques largement indépendantes.
Spécialiste du droit des religions, Erwin Tanner consacre pour sa part un chapitre à l’initiative examinée sous l’angle juridique. Il s’interroge sur la tentative d’introduire dans la Constitution fédérale une « norme atypique, de nature très spécifique », visant un type particulier de bâtiment et représentant un article d’exception (p. 71). Il s’interroge aussi sur l’harmonisation avec le droit constitutionnel et le droit international existants. La question de la réciprocité, qui se trouve parfois invoquée, est également abordée par Tanner, toujours sous l’angle strict du droit.
L’une des motivations de ceux qui voteront pour l’initiative contre la construction de minarets est en effet la conscience des difficultés que connaissent des communautés chrétiennes pour ouvrir des lieux de culte ou même mener une vie religieuse normale dans des pays musulmans — l’exemple extrême de l’interdiction de tout lieu de culte non musulman en Arabie Saoudite vient à l’esprit.
Les responsables du volume ne pouvaient donc manquer de traiter cette question et ont demandé à Laure Guirguis d’éclairer les lecteurs sur la construction d’églises en terre d’islam. Il en ressort une image contrastée, avec de fortes variations d’un pays à l’autre, mais aussi la conscience que les situations dans les différents pays évoqués ne dépendent pas que des textes légaux : plusieurs facteurs jouent un rôle, dont « la nature plus ou moins autoritaire du régime, l’adoption ou pas d’un discours officiel religieux islamique, l’existence d’une opposition islamiste radicale et la stratégie adoptée à son égard, la stabilité économique et sociale du pays et, enfin, le nombre et les caractéristiques des communautés chrétiennes présentes sur le territoire » (p. 90).
Olivier Moos, auteur d’une thèse qui sera soutenue au mois d’octobre sur les discours critiques au sujet de l’islam, consacre précisément à la « nouvelle critique de l’islam » sa contribution. Le sujet est important, car ce discours se trouve en interaction avec les points de vue soutenus par les partisans de l’interdiction des minarets en Suisse. Une redéfinition de la menace en Occident voit l’islam succéder dans ce rôle à l’Union soviétique. Dans cette interprétation, l’islam tend à être considéré comme « le seul critère qui explique les motivations et les pratiques sociales ou politiques des musulmans » (p. 94). Cela offre une grille d’analyse universelle partout où se trouvent et agissent des musulmans. Il est intéressant de noter que cette « approche du fait musulman [...] transcende les clivages politiques et idéologiques traditionnels » (p. 97).
Outre les portraits déjà mentionnés, des encadrés parsèment le livre pour expliquer ce qu’est une initiative populaire, résumer en quelques chiffres la présence musulmane en Suisse et expliquer — sous la plume du chercheur et journaliste égyptien Husam Tammam — comment les médias du monde arabe réagissent au débat suisse.
Comme le suggère la conclusion, toute la démarche du livre consiste à ne pas se laisser entraîner vers un débat sur l’essence de l’islam, mais à prêter plutôt attention aux sociétés réelles, en apportant une contribution dépassionnée au débat politique, qui se révèle déjà vif et émotionnel.
* Jean-François Mayer est directeur de l’institut Religioscope, qui se consacre à l’étude des faits religieux et à leur impact dans le monde contemporain.