Points de vue

Les musulmans face à l’urgence : jusqu'où penser la « solidarité fraternelle »?

Rédigé par Saïd Daoui | Mardi 1 Décembre 2015 à 09:00



Depuis les tragiques événements du 13 novembre, beaucoup de perquisitions et d’interventions policières ont eu lieu à travers le pays. Depuis plusieurs jours, une interpellation agite particulièrement la « muslimosphère » dans les réseaux sociaux : celle du désormais très médiatique Rachid Abou Houdeyfa, l’imam de la mosquée Sunna à Brest.

Tout d’abord, un rappel de principe : malgré la période extrêmement sensible du moment, marquée par une très forte et légitime émotion à la suite du carnage du 13 novembre, il faut rappeler l'impérieuse nécessité du respect de ce qui constitue l’une des forces d'un pays comme la France : le droit. Ainsi, après les attentats, on attend légitimement des forces de l'ordre qu'elles mènent un travail efficace contre les criminels et les différents réseaux terroristes potentiellement présents sur le territoire. Après ces événements traumatisants, les Français ont effectivement droit à la sécurité et à un travail d’enquête sérieux et approfondi.

Des dérives à dénoncer...

Ce travail ne saurait toutefois se baser sur l'arbitraire et sur de simples présomptions, même si l'état d'urgence en vigueur favorise cela. Il ne faudrait pas donner la désagréable impression que toute personne affichant, intentionnellement ou non, une « visibilité » religieuse est d'emblée suspecte. Les répercussions sur les représentations de ce fameux « vivre ensemble » en seraient tellement désastreuses auprès des communautés musulmanes de ce pays qu'elles renforceraient plus encore le fossé qui peut exister entre celles-ci et le reste de la société. Si certaines perquisitions sont justifiées pour le besoin de l’enquête, force est de reconnaître que d’autres sont abusives.

Ces dérives ne sont guère acceptables. L’émotion suscitée par ces interpellations ou opérations abusives parmi les musulmans alimente la spirale de la désagrégation du lien social entre toutes les composantes de la société française ; ce qui renforce les tenants de postures abhorrant la France unie au-delà des différences religieuses et ethniques. Les agissements policiers ne doivent pas être un affichage politique pour démontrer l’activisme et la fermeté de l’Etat après les actes terroristes, mais plutôt relever de leur mission première : la préservation de la sécurité et la mise en place d’enquêtes.

...mais des critiques à ne pas taire

Ceci étant dit, la vie en société n'est pas composée uniquement de droit. Elle est aussi faite de psychologies et de faiblesses... La société française, comme toute société, n’échappe pas à tout ce qui constitue la condition humaine. Aussi, je pense que les communautés musulmanes, qui sont particulièrement exposées (en tous cas, elles le ressentent comme tel), paient chèrement le choix de certains pour des lectures littéralistes qui posent question et problème avec plus d’acuité aujourd’hui.

Autrement dit, depuis plusieurs années déjà, plusieurs voix s'élèvent pour promouvoir un islam non identitaire, apaisé et en phase avec son contexte ; un islam inclusif qui ne coupe pas celui ou celle qui le porte de la société qui l'entoure. Or, force est de constater qu'un islam de rupture, de différenciation s'est développé ces dernières années en France. L'imam de Brest en est le parfait symbole : sa posture idéologique ultraconservatrice incite les fidèles à adopter une attitude mentale, vestimentaire, comportementale et parfois même rituelle qui les pousse de facto hors du champ des représentations d'une commune appartenance. Ce discours insistera effectivement sur la nécessaire différenciation en tout point du commun des habitants de ce pays pour espérer son salut religieux. Il défend un islam totalement fantasmé, hors du temps et de l’espace et souvent réactionnel. Dans cette lecture, le contexte français est perçu comme hostile : cet islam imaginaire serait la solution !

Cette posture, que l'on pourrait qualifier d’« ultra-littéraliste » ou d’« ultra-orthodoxe » (bien que non violente) comme chaque religion en connait, pose légitimement question aux musulmans eux-mêmes surtout lorsque c'est celle-ci qui est, notamment à travers les médias sociaux, largement diffusée parmi les milieux pratiquants. Elle n’est certes pas illégale du point de vue de la loi française dans la mesure où elle n’appelle ni à des actions violentes ni à des troubles à l’ordre public (1) mais cela n’empêche d’interroger sa portée.

Se poser des questions salutaires

Ces questions se posaient avant la situation particulièrement tendue de ces derniers jours ; elles se posent aujourd’hui avec d’autant plus de force. Pourquoi cette lecture littéraliste connait un écho important parmi les milieux pratiquants ? Quelle est la part de responsabilité de cette lecture dans la mauvaise représentation de l’islam au sein de la société française ? Quelle lecture de l’islam développer pour diffuser une religion qui fait lien et sens ? Et comment le faire ? Répondre à ces questions – et à d’autres – évitera des lendemains encore plus sombres faits d’incompréhensions.

En ces temps où l'émotion guide principalement l'action politique et l'actualité médiatique, il n'est guère étonnant que cette lecture littéraliste soit victime de la foudre judiciaire et policière. Cela ne justifie en rien les éventuels abus ou « erreurs » lors des différentes perquisitions. Il s’agit surtout de réussir à s’extirper de l’actualité pour se poser des questions salutaires pour les musulmans eux-mêmes et la société en général.

Ne pas tomber dans le réflexe de « défense communautaire »

Aujourd’hui, beaucoup de musulmans se retrouvent dans la situation inextricable où ils se sentent dans « l’obligation » de défendre des individus ayant des idées religieuses aux antipodes des leurs. Ce sentiment d’être pris en tenaille se cumule avec la crainte largement partagée de l’amalgame entre leur appartenance religieuse et les crimes perpétrés en plein Paris par des terroristes qui usurpent leur religion. Il me semble nécessaire d’éviter de tomber dans un réflexe de « défense communautaire ».

Ainsi, si l’imam de Brest, et d’autres aux discours littéralistes ou ambigus mais non violents, sont victimes de tracasseries policières injustifiées, ces dernières doivent être dénoncées sur la base de la défense de l’Etat de droit et non par sur une quelconque pseudo logique de « solidarité fraternelle » fantasmée. Aussi, sous prétexte d’une unité de façade, il est totalement contre-productif et éthiquement condamnable de demander aux musulmans de taire les débats intra-communautaires. La solidarité communautaire ne saurait prévaloir sur l’exigence d’apporter une vision éclairée et inclusive de la normalisation du fait musulman.

Soyons donc clairs : les porteurs d’une lecture littéraliste (souvent appelés « salafistes ») ne sont pas tous forcément adeptes de la violence. Il n’en reste pas moins vrai que s’interroger sur ces rapports au religieux est plus qu’indispensable si l’on veut préserver et renforcer la coexistence et éviter des fractures encore plus grandes au sein de la société française. Cela devient urgent.

(1) Les courants littéralistes violents ne sont pas concernés par cet article car ils relèvent d’une autre sphère d’analyse même s’il existe des passerelles « intellectuelles ». Il est question ici des mouvements littéralistes quiétistes et légalistes comme celui dont relève l’imam brestois et avec lesquels il est nécessaire d’ouvrir un débat exigeant.

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Saïd Daoui est diplômé de science politique.