Points de vue

Les musulmans n’ont pas à subir de punition collective

Rédigé par Omero Marongiu-Perria | Vendredi 19 Aout 2016 à 10:12



Les dérives que l’on constate dans les prises de parole publiques, chez les responsables politiques et chez une partie de la classe intellectuelle française, au sujet de l’islam et des musulmans sont des plus inquiétantes.

Depuis les attentats du mois de janvier 2015, pas une semaine ne passe sans que le « fait social » musulman français soit stigmatisé sous une forme ou une autre, avec une intensité croissante sur la « culpabilité a priori » et sur ce qui s’apparente désormais à une véritable « punition collective » des musulmans. Les propos sur l’étrangeté musulmane dont il faut confiner l’expression visible, à la charge islamophobe assumée, sont tellement nombreux que leur recension en devient presque indécente.

Récemment, sur le site Web Riposte Laïque, une internaute se permettait d’afficher un ensemble de photos de son séjour à la Mer de sable, à Ermenonville, censées illustrer le « grand remplacement » en cours dans la société française. On y voyait des musulmans, dans leur diversité d’appartenance confessionnelle, en familles, avec quelques descriptions les apparentant presque à des animaux. Cette femme affirmait avoir pris pas moins de 140 clichés des « suppôts » de l’intégrisme islamique et de son projet de transformation de la France.

Sous des airs de scientificité, on peut lire et entendre à peu près le même type de discours sur les sites Web – l’un des derniers en date a pris le qualificatif de Printemps Républicain ! – comme dans la bouche d’une panoplie très variée d’acteurs de tous les bords politiques, le discours d’extrême droite étant désormais complètement banalisé concernant les questions musulmanes.

Quid d’un « islam acceptable » dans la République ?

Ce qui m’inquiète le plus, ici, c’est la façon dont les experts de tout poil, responsables politiques compris, s’arrogent le droit de définir ce que devrait être l’« islam acceptable » dans la République.

Ce nivellement du discours se fait sur fond de confusion totale sur les termes des débats intramusulmans qui se développent à l’échelle internationale et qui doivent être replacés dans leurs contextes. Il existe, certes, un débat sur l’ancrage de l’islam dans le monde contemporain, mais qui se ne résume pas, à mon sens, à l’islamisme ni au terrorisme.

A ce sujet j’ai, pour ma part, développé depuis plusieurs années l’hypothèse selon laquelle le « paradigme hégémonique » qui a présidé à la construction théologique et juridique musulmane, donc de l’interprétation du Coran lui-même, irrigue encore et de façon anachronique les manières de penser et les discours d’une majorité de leaders religieux musulmans, impactant la façon dont les musulmans se représentent leur religion.

Cela m’a conduit à relativiser la portée des distinctions opérées généralement par les politologues entre les « types » d’islam, pour aller plus en amont sur l’analyse des univers de sens en concurrence sur le marché islamique des biens du salut.

Je défends bec et ongle mon hypothèse, au prix parfois de débats houleux avec mes coreligionnaires, pour une nécessaire rupture avec une grande partie de l’héritage exégétique, théologique et juridique musulman au caractère obsolète.

Dans le même temps, un tel débat s’inscrit dans la dialectique des rapports entre les Etats occidentaux et le reste des Etats du monde, notamment des pays d’islam, mais également dans la façon dont ces derniers ont complètement instrumentalisé la question religieuse pour empêcher l’évolution démocratique de leurs sociétés, avec la bénédiction des Etats occidentaux.

A ce titre, tous les gouvernements français par exemple, au moins depuis l’accès à l’indépendance des ex-colonies, se sont rendus coupables directement ou indirectement de complicité de meurtres de masse commis au nom de l’islam, notamment par la vente d’armes ou le soutien à des régimes sanguinaires se revendiquant de l’islam.

Poser les termes de ce débat en oubliant les stratégies des Etats revient purement et simplement à caricaturer la capacité intrinsèque qu’aurait une religion à produire des fanatiques prêts à tuer les « infidèles » au nom de Dieu, ou encore celle des groupes fondamentalistes à influencer la religiosité des presque 2 milliards de musulmans qui peuplent la Terre, alors même que le processus de « sortie de la religion » est le lot d’une part croissante d’entre eux.

Une gestion quasi coloniale de l’islam

C’est pourtant ce qui se passe au sujet de l’islam hexagonal, avec une utilisation plus que caricaturale d’un vocabulaire qui devrait pourtant être employé de façon précise.

C’est le cas, par exemple, de la notion d’« islam français », qu’on peut utiliser au plan sociologique pour décrire les modalités d’un rapport sécularisé à la religion, et qui a complètement été détournée dans le discours politique hexagonal pour définir ce que doit être un « bon musulman républicain ».

C’est également le cas des termes « salafisme » et « Frères musulmans », lesquels sont devenus à l’intégrisme musulman ce que le terme « mafia » est devenu au crime organisé, c’est-à-dire un fourre-tout ne permettant pas de rendre compte des stratégies des institutions et des acteurs musulmans.

Mais s’enquiert-on encore de la réalité des quelques millions de musulmans français, investis dans tous les secteurs de la société, dans une gestion quasi coloniale de l’islam où l’idéologie le dispute à la spéculation ?

A ce propos, le récent épisode relatif au port du dénommé « burkini » par des femmes musulmanes sur des plages françaises a fait sombrer le navire républicain dans un abîme d’absurdité.

Dans la foulée de l’interprétation des appartenances à l’islam ad reductio, c’est désormais l’islamité visible qui devient la cible prioritaire des responsables politiques et des intellectuels de tout poil qui dénient à l’individu musulman le droit de s’approprier les modalités d’interprétation de son rapport à l’islam et à l’environnement immédiat.

Cette approche repose sur une « logique de vérité » qui n’a rien à envier aux promoteurs de la vérité théologique ; puisqu’il existerait un plan de prise de contrôle de la République par les salafistes et les Frères musulmans, tout musulman suspecté d’islamité visible serait, à l’insu de son plein gré, un agent actif ou dormant de ce plan.

Petit à petit, ce sont des dizaines d’années d’études sur le fait religieux contemporain, dans ses diverses expressions, qui sont délégitimées au profit d’une lecture politique univoque des appartenances confessionnelles, avec l’islam qui serait le révélateur d’une stratégie de prise de contrôle du champ social puis sociétal par les promoteurs de l’« islam politique ».

On ne s’étonnera donc pas du combat acharné qui est actuellement livré au concept d’islamophobie, sous prétexte de la liberté de critiquer les religions, alors même qu’il a fait l’objet d’écrits académiques et que son emploi a été entériné par la Commission nationale consultative des droits de l’homme depuis plusieurs années.

C’est la République qui crée actuellement les communautés

Au final, sous prétexte de lutte contre le terrorisme, les musulmans sont soumis à une injonction contradictoire.

D’un côté, on les somme de délaisser tout attribut d’islamité visible, sous peine d’être considérés comme des agents de l’islam conquérant et, d’un autre côté, on exige de leur part de condamner les attentats au titre de leur appartenance communautaire, sous peine d’être suspectés de complicité a priori des terroristes.

Parallèlement, après plusieurs années de lutte contre les départs de jeunes en Syrie et contre la propagande de Daesh, la quasi-totalité des politiques et des analystes continue à diffuser des analyses purement spéculatives du phénomène pour mieux masquer l’ultime vérité ; si la propagande de Daesh se greffe sur un univers de sens connu chez les musulmans, les modalités d’adhésion à un univers de rupture radicale et le passage à l’acte empruntent bien plus au registre de l’embrigadement sectaire ou au registre politique qu’au registre religieux à proprement parler.

En continuant à fusionner deux problématiques qui ne relèvent pas des mêmes ordres ni des mêmes contextes, les responsables politiques français, dans leur majorité, se greffent sur un discours identitaire qui tente d’accélérer la dilution de l’islam par l’éradication de l’islamité visible, en brandissant dans la main droite le fouet de la stigmatisation et dans la main gauche le couperet de la punition collective.

C’est être naïf que de croire à une passivité des musulmans français ; plus les politiques développeront l’assignation à être et plus les musulmans se structureront sur une base communautaire, car c’est la République qui crée actuellement les communautés.

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Omero Marongiu-Perria est sociologue et spécialiste de l'islam français.