Dans son dernier livre, « la nouvelle islamophobie » (éd. La Découverte), Vincent Geisser s’adonne à une minutieuse autopsie d’un phénomène mal connu. Sociologue de formation, enseignant et chercheur au CNRS, M Geisser s’inscrit dans la lignée des grands universitaires français capables de s’engager à contre courant des idées reçues avec la ferme intention de traquer et de révéler ce que l’intellect peut cerner de la vérité. Depuis la publication de ce dernier livre destiné au grand public, le terme « islamophobie » n’est plus un néologisme. Il nous apparaît désormais désigner une « maladie sociale » dont le Dr. Geisser nous décrit les symptômes, les conditions d’émergence, les vecteurs de transmission et les facteurs d’entretien. L’interview fut réalisée au mois d’octobre 2003 et partiellement publiée dans RéfleXions la nouvelle publication d’analyse et d’information de Saphir-Médiation.
SaphirNet.info : Vous ne parlez pas seulement d’islamophobie. Vous parlez de « nouvelle islamophobie ». En quoi la phobie de l’Islam est-elle nouvelle ?
Vincent GEISSER : En parlant de « nouvelle islamophobie » j’ai voulu montrer une double évolution du phénomène : une évolution du rapport de la société française à l’Islam et une évolution des formes du racisme dans la société française. La nouvelle islamophobie désigne donc une sorte de rupture d’évolution par rapport à l’Islam d’une part. Et, d’autre part, une forme de rupture par rapport à la représentation de l’Islam dans la société française et à l’expression du racisme.
Ce titre est aussi un clin d’œil à un autre livre intitulé la « nouvelle judéophobie ». Ce dernier traite de l’antisémitisme pour dire, en gros, que l’antisémitisme est la faute des musulmans. J’estime que cette « nouvelle judéophobie » ne parle que du fantasme de l’islamisation. Je voulais produire une sorte de réponse à cette thèse.
Quel type de relation avait la société française à l’Islam ?
Jusqu’au 18e/19e siècle, la relation de la société française à l’Islam est dominée par ce que l’on peut appeler le « complexe théologique catholique ». A cette époque, l’Islam est perçu comme l’incarnation d’une religion obscurantiste et régressive. Dans la pensée chrétienne de l’époque, l’on ne reconnaît pas l’Islam comme une religion. On parle de « Mahométisme ». Comme pour souligner que l’Islam est une sorte de secte dont le leader historique s’appelle Mahomet. Ce groupe est présenté comme une forme de déviation, un mauvais mélange du judaïsme et du christianisme. Jusqu’au 18e/19e siècle, ce type de rapport de l’Europe et plus précisément de la France à la religion musulmane va créer ce qu’on appelle « l’anti-mahometisme ». Mahomet est alors le symbole de l’obscurantisme. Il est la figure d’une religion que l’on ne considère pas comme une religion encore moins comme un monothéisme. Tout le discours actuel disant qu’il y a trois monothéismes (le Judaïsme, l’Islam et le Christianisme) est très nouveau. Pendant très longtemps, l’on a nié à l’Islam d’être une religion monothéiste qui entretiendrait des filiations ou des relations de proximité avec Christianisme et le Judaïsme.
N’était-ce pas un discours de circonstance pour légitimer les croisades ou la colonisation?
Je ne suis pas un spécialiste des croisades. Je sais que l’on a souvent présenté les croisades comme une sorte d’émanation religieuse. Mais les croisades sont aussi un projet politique par rapport à des alliances entre les royaumes chrétiens d’Occident. Elles furent une manière de ressouder politiquement certaines parties de l’Europe. Une manière de nouer des alliances entre certaines monarchies européennes ou entre certains souverains européens contre d’autres. Ces croisades que l’on a vues comme une sorte de réaction chrétienne à la menace musulmane sont d’abord un enjeu interne à l’Occident.
Mais vous n’avez pas tort car les croisades furent parées d’un discours religieux sur ce que l’on appelle le Mahométisme, la religion de Mahomet. Ce discours appelle à la nécessité de combattre ce Mahométisme. Sous cet angle, les croisades sont un projet politique qui s’insérait dans un imaginaire d’opposition entre ce qu’on pourrait appeler, globalement, l’Occident chrétien et l’Orient musulman. Jusqu’au 18e/19e siècle, le rapport de l’Europe et de la France à l’Islam est dominé par cette marque théologique qu’est le rapport à l’autre, musulman, que l’on ne reconnaît pas autre mais que l’on reconnaît comme des gens appartenant à une religion fondamentalement inférieure voire même pas du tout à une religion, mais à une secte.
Comment a donc évolué le rapport de la société française à l’Islam ?
Aujourd’hui, dans le rapport à l’Islam, ce n’est plus cette marque théologique qui domine mais c’est plutôt l’aspect le plus séculariste. Ce changement commence notamment à partir du 19e/20e siècle. On parle alors de sécularisme universaliste. Avec ce changement, l’Islam n’est pas simplement combattu comme une religion concurrente de ce que peut être le Christianisme. Il n’est plus une secte malfaisante à l’égard du Christianisme. Il est désormais inséré dans une pensée qui prend parfois ses distances à l’égard du Christianisme et qui, au nom d’un nouveau progrès de l’humanité que l’on appelle le positivisme, l’universalisme, prétend combattre la religion musulmane parce qu’elle est précisément la « religion des religions ». En d’autres termes, chez un certain nombre de penseurs de cette époque, l’Islam est une religion. Cela est chose admise. Mais c’est une religion encore pire que les autres parce qu’elle est symbole d’obscurantisme. Cet obscurantisme n’est plus dénoncé au nom de la religion chrétienne mais au nom du progrès de l’humanité vers l’universalisme.
Cette pensée qui se développe à partir du 19e siècle en France était notamment représentée par Ernest Renan (ndr : 1823-1892) qui voyait en l’Islam l’incarnation du sous-développement, la cause du retard, la raison de l’infériorité des peuples musulmans. E. Renan disait que ces peuples qui sont gouvernés par l’Islam sont condamnés à rester dans la barbarie s’ils ne débattissent pas de l’Islam. La pensée coloniale qui avait un versant universaliste (« on va civiliser », « on va apporter la bonne lumière »), était empreinte de cet esprit. Avec l’idée qu’il fallait apporter la « bonne lumière », la colonisation se trouvait être aussi une forme d’humanisme. Elle n’était pas seulement une conquête territoriale. Elle devenait une volonté d’éduquer, d’amener les peuples à la lumière de l’universalité, à la lumière de la République. C’est alors qu’elle affirmait que l’un des obstacles à cette lumière était précisément l’Islam.
Ce n’était certainement pas l’opinion des musulmans
Bien sûr… Mais cette vision explique le rapport très ambiguë à l’Islam pendant la colonisation. D’une part, sur le plan politique, l’on avait la volonté d’instrumentaliser certains types d’Islam pour combattre d’autres types d’Islam. Ce fut, par exemple, le soutien à l’Islam confrérique contre les mouvements réformistes musulmans. Mais d’autre part, on pouvait envahir ces musulmans puisqu’il fallait leur apporter la lumière et, notamment, les détacher de ce socle de l’obscurantisme que peut représenter la religion musulmane. Il faut bien voir que chez les laïcs qui sont souvent très anti-catholiques, le discours sur l’Islam est un discours très dur. Pour eux, l’Islam est véritablement ce qui explique le retard et l’infériorité des peuples musulmans...
Dans la virulence d’un certain discours actuel, aux relents islamophobes, qui se réclame de l’universalité, de la laïcité et de la République, on retrouve ce rapport à l’Islam comme facteur de régression et d’obscurantisme. On admet que l’Islam est une religion comme les autres. On déclare que l’Islam n’est pas ce qui gêne. Puis par dessus, on ajoute que ce sont les formes extrémistes de l’Islam qui dérangent. Mais il y a toujours en arrière plan, l’idée qu’un bon musulman est un musulman qui n’est plus musulman.
Que voulez-vous dire par « un musulman qui n’est pas musulman » ?
Prenons un exemple. Il y a actuellement toute une polémique autour du voile, autour de toutes les formes de religiosités musulmanes prévisibles. Dans cette polémique, parce qu’on est dans une société tolérante on admet ces formes de religiosités musulmanes. Mais en même temps il y a l’idée que l’on doit faire en sorte que les musulmans se détachent de cet Islam là. Or pour les musulmans cela n’est, en fait, que l’Islam. Mais on leur dit que c’est de l’islamisme, du radicalisme. Or, un musulman barbu n’est pas forcément un radical. Une fille qui porte le hijab n’est pas forcément une islamiste ni une cousine de Ben Laden ! Mais c’est une fille qui vit sa foi à sa manière.
Mais alors, avec ces données, d’où vient le problème ?
Il vient du fait que dans l’idée des islamophobes, cette jeune fille contredit l’universalisme. Pour eux, s’il faut combattre le voile c’est parce qu’il s’oppose à ce que j’appelle le « projet humaniste de libération ». D’où la particularité du discours islamophobe. Il part d’un certain élément de sincérité, un désir de « porter de la lumière ». Mais, en même temps, il considère que les français de culture ou de religion musulmanes sont encore porteurs d’une part d’infériorité dont il faut les aider à se délivrer. Ce qui explique que, quand ils voient une musulmane soutenir qu’elle porte le voile volontairement , ils se disent que ce n’est pas possible. « Mademoiselle, disent-ils, vous mentez, vous n’êtes pas consciente… Faites des études et vous verrez. Vous allez l’enlever votre voile ». Ils n’arrivent pas à comprendre. Pourtant il y a de grands penseurs catholiques très intelligents qui ont fait des études universitaires. Il y a aujourd’hui de grands penseurs juifs pratiquants qui sont de grands universitaires. Mais concernant l’Islam, on a du mal à admettre qu’un musulman puisse être musulman pratiquant, croyant et en même temps porteur d’une morale universelle et laïque.
Aujourd’hui le climat de tension créé est malsain parce que, non seulement les jeunes filles qui portent le voile en France ne sont pas de celles qu’on peut qualifier de soumises, mais en plus ces jeunes filles répondent à leurs détracteurs. L’échappatoire qu’on a trouvé est de dire qu’elles sont porteuses d’un obscurantisme. Ce n’est plus le père qui oblige sa fille à porter le hijab. Mais c’est une manipulation de la part de la jeune fille en hijab que de tenir un discours universaliste pour faire passer une thèse intégriste.
Il est vrai qu’en 1989, lorsque l’affaire du « foulard de Creil » fut lancée, on n’avait pas beaucoup entendu les premières concernées.
Par rapport à l’affaire de 1989 où les universalistes laïcs se positionnaient en libérateurs de petites filles des lumières, maintenant ils se positionnent en libérateurs des femmes qui risquent d’être victimes de l’islamisme y compris d’autres femmes qui manipulent les média, qui manipulent les gens. D’où la virulence des débats devenus plus virulents qu’en 1989. Car en 1989, il y avait du paternalisme. L’on voulait les « libérer ». Pour cela il suffisait de les « éduquer ». Ou il suffisait qu’on appelle le roi du Maroc pour qu’elles enlèvent leur voile. Maintenant on est conscient que l’on peut appeler le roi du Maroc, téléphoner à Ben Ali, téléphoner à n’importe quel « dieu » ces filles ne vont pas enlever leur voile. Ces filles sont intelligentes. Elles parlent français sans accent puisqu’elles ont été à l’école en France. Elles sont françaises. Mais alors ont leur dit : « vous êtes une fanatique, vous nous manipulez ! ».
Propos recueillis par Amara BAMBA