Lionnes et gazelles

Lettre ouverte à mes sœurs qui portent le voile intégral

Par Mehrézia Labidi-Maïza*

Rédigé par Mehrézia Labidi-Maïza | Mardi 6 Juillet 2010 à 11:07



Chères sœurs,
Que la paix de Dieu soit avec vous,

Nous voilà au mois de juillet, le vote de la loi interdisant le niqab approche. De toute évidence, une majorité de députés de tout bord vont voter « oui ». Les voix qui se sont exprimées contre cette loi, en mettant en évidence son caractère liberticide, n’ont pas eu d’échos chez les politiques. Nous ne pouvons en aucun cas rejeter toute la responsabilité sur ces derniers et sur l’islamophobie ambiante car nous aussi, musulmans et surtout musulmanes, devons nous poser des questions, revoir nos priorités et prendre en compte les effets positifs et négatifs de la manifestation de notre religiosité dans la société.

Sans aucun doute, notre tenue vestimentaire à nous, femmes musulmanes pratiquantes, est l’une des manifestations les plus importantes de la présence musulmane dans la société française. Est-il sage de la pousser à des extrêmes tels que le port du voile intégral (niqab) ? Est-ce rendre service à l’image de l’islam que de sortir dans la rue la face couverte? Est-ce vraiment une pratique prônée et recommandée par l’éthique islamique authentique ?
Et si les femmes étaient le visage de l’islam qu’il faut montrer et non cacher ? Quelle est la juste valeur de la lecture qui fait l’apologie du retrait physique ou symbolique de la femme musulmane de la vie sociale : est-elle la plus fidèle au texte ou la plus fermée ?

Toutes ces questions et d’autres encore méritent d’être posées par nous, femmes musulmanes, aux sources et aux référents religieux anciens et modernes. Poser les questions est nécessaire mais non suffisant, car il faut s’y atteler pour trouver les réponses. Les femmes doivent y contribuer !

Rechercher le savoir avec audace

Nous ne sommes pas que des « consommatrices » des avis religieux et des « règles » posées pour nous par des hommes. Il nous incombe de rechercher le savoir avec autant d’audace que nos devancières, les premières musulmanes et toutes celles qui ont construit la culture et la civilisation musulmane aux côtés des hommes. Ces femmes qui avaient, entre autres, suscité la révélation d’une partie de sourates du Coran, celles qui appliquaient comme il se doit le verset qui dit que les croyants et les croyants sont solidaires et coresponsables de la mission d’ordonner le bien et d’interdire le mal.

L’une des facettes du bien, nous dit le même Saint Coran, est de témoigner de la bonne manière de notre foi, d’être le plus beau visage de l’islam. Regardez-vous, mes chères sœurs, êtes-vous à cette image-là ? Ne me répondez pas vite : « Oui, d’ailleurs on s’habille selon la norme islamique. » Il ne s’agit pas seulement d’habit et d’apparence, mais il s’agit avant tout de porter des valeurs de façon « à imprégner le cœur et à se refléter dans les actions », comme le disait notre bien-aimé Prophète – que la paix et le salut de Dieu soient sur lui.

Les actions qui comptent ne sont pas limitées à celles qui visent le salut personnel. Elles comprennent aussi – et surtout – celles qui visent le bien-être de la société. Le Prophète n’a-t-il pas dit : « Le plus aimé des hommes par Dieu est celui qui est le plus utile à ses créatures. » Sommes-nous utiles aux créatures de Dieu, à notre société, en nous isolant d’elle symboliquement par le voile intégral qui cache notre visage ?

Notre Prophète bien-aimé nous enseignait : « Un sourire adressé à votre prochain est l’équivalent d’une aumône. » Comment comprendre et mettre en œuvre un tel enseignement si nous avançons le visage couvert dans les lieux publics ?

Dieu nous a anoblis lors de la prière et du pèlerinage, en nous permettant de lever vers Lui nos visages découverts. Pourquoi donc camoufler notre identité ? Les premières musulmanes ont côtoyé les hommes et parlé dans l’enceinte même de la mosquée du Prophète. L’une d’elles interpella Omar, le deuxième calife, connu pour sa rigueur, alors qu’il prêchait sur le minbar. Le chroniqueur qui relata cet événement disait d’elle : « C’était une femme aux joues roses et le nez légèrement aplati ». Comment aurait-il pu la décrire ainsi si elle avait le visage couvert ? À ce que je sache, Omar n’a pas ordonné à cette femme de se taire et de se couvrir la face, mais il a reconnu qu’elle avait raison et qu’il avait tort.

Dans les années 1980, le grand érudit contemporain Muhammad Al-Ghazali – que Dieu le couvre de sa miséricorde –, réprimandait même les imams qui appelaient au port du niqab pour les musulmanes vivant en Occident, car ces derniers rendaient leur vie plus difficile et dégradaient l’image de l’islam.

Cet érudit, dont les causeries qu’il a consacré à la femme musulmane ont été collectées dans son ouvrage Les questions de la femme entre traditions figées et modernité envahissante et dont le savoir était reconnu par ses pairs, y compris ses contradicteurs, avait déjà vu venir ce rigorisme religieux à outrance. Il mit en garde les musulmans d’Occident contre cette dérive. Il a été bien clairvoyant. Il a eu le courage de dire ce que beaucoup n’osent pas dire aujourd’hui : « en lui imposant le niqab, en restreignant ses mouvements, en limitant son accès au savoir et à la vie sociale », les rigoristes nuisent à la femme et à l’islam. Il va jusqu’à les traiter de faussaires et à qualifier ceux qui les suivent de dupes.

Défendre la pensée du juste milieu

Mes sœurs, je comprends tout à fait votre désir de piété et votre rejet des excès de notre société tels que l’exploitation éhonté du corps de la femme à des fins commerciales, mais je doute que choisir une solution extrême comme celle de couvrir son visage dans les lieux publics puisse être la réponse adéquate.

Ces derniers jours, j’ai beaucoup lu et écouté les propos de certaines d’entre vous qui se sont exprimées dans des différents médias. Certes, je reconnais que plusieurs s’expriment bien et insistent sur leur liberté de choix et je respecte cela. Plus encore, je ne doute pas de leur bonne foi.

Je reste cependant perplexe devant certaines déclarations : nombreuses, parmi vous, se disent féministes. Réalisent-elles bien le sens de ce mot ou est-ce une façon, pour elles, de défier la société ? Le féminisme ne se limite pas à choisir librement sa façon de s’habiller, c’est un mouvement social et idéologique qui a ses propres valeurs et exigences. Je me demande si vous êtes vraiment prêtes à porter ces valeurs et répondre à ces exigences. De grâce, il vous suffit de vous présenter comme femmes libres de croire et de se soumettre à Dieu, mais ne vous donnez pas une étiquette idéologique que vous ne sauriez assumer !

Certaines d’entre vous déclarent cacher le visage pour ne plus être tentées de regarder les hommes et ne plus les tenter. Mais que faites-vous donc des enseignements de la sourate 24 « En-Nour » (La Lumière), notamment concernant la chasteté du regard ? La piété, ce n’est pas fuir, c’est aussi savoir résister et développer sa force intérieure.

Celle qui ne développe pas cette force intérieure peut tomber dans le péché, même couverte par plusieurs couches de voile noir ! Mes sœurs, des femmes pudiques, certes oui ; des femmes qui ont peur de leur corps : non ! S’il y a une religion qui a prôné l’équilibre et la juste mesure en tout comportement, c’est bien l’islam. Nous sommes appelées à être discrètes et non à disparaître. L’excès ne saurait produire que l’excès.

Une autre déclaration que l’on entend chez plusieurs d’entre vous est celle qui consiste à dénigrer les « autres musulmans ». Je vous donne comme exemple cette femme interrogée par une dame chrétienne qui dit : « Il y a des musulmans qui disent qu’il faut savoir interpréter et s’ajuster à son époque. Au Jour du jugement, ils seront jugés pour n’avoir pas dit comme le Coran. Par exemple, certains disent que le prêt à intérêt est permis. C’est faux. Cela ne se discute pas. Il vaut mieux coucher sous une tente que d’acheter une maison à crédit. »

Je parie fort que ces mots ne sont pas les siens : je les ai souvent lus et entendus sur des sites qui se disent « salafistes », et qui oublient que nous cheminons tous sur les pas de nos prédécesseurs (salaf). C’est grave d’apprendre à dénigrer l’œuvre de la raison et de l’esprit et d’encourager aux musulmans de n’être que des imitateurs ! C’est grave de jeter l’anathème sur l’effort de penseurs et érudits musulmans anciens et contemporains, en les vouant au feu de la Géhenne ! Il ne s’agit pas là d’une simple affirmation d’une femme qui cherche une pratique idéale de l’islam, ce n’est ici que le résultat d’un certain enseignement religieux littéraliste et fermé, qui se répand via Internet et certaines télévisions, et qui met dans sa ligne de mire la pensée du juste milieu et la voix de raison.

La raison, la culture et la diversité font la richesse de l’islam

Ayant choisi de porter le foulard et d’adopter les règles de discrétion de l’habit prônées par notre religion, je suis comme vous pour la liberté de s’habiller selon sa conviction et ses valeurs. Je partage avec vous le fait que porter le hijab peut être un acte de libération. Et il l’était au premier sens du mot au début de l’ère musulmane, une libération de la femme de son statut d’objet de plaisir pour les hommes. Je suis d’accord avec vous pour réactualiser cette expérience, mais en tenant compte de la situation que nous vivons ici et maintenant et en s’éloignant des comportements extrémistes.

Je crains que ce qui se joue à travers le voile intégral ou le niqab, ou le port de la barbe et des kamis pour les hommes tel qu’il se répand ici et maintenant, ce n’est pas s’habiller selon la tradition islamique purement et simplement, mais c’est restreindre la vision et la lecture de l’islam à un seul et unique uniforme. Une vision qui renonce à la raison, à la culture et à la diversité, qui a fait la richesse de l’islam.

Mes sœurs, je ne prétends pas que ma vision est la meilleure ou que vous devez abandonner la vôtre, mais je vous demande de réfléchir, de vous cultiver, de chercher le savoir dans plusieurs sources et de comparer. Notre Saint Coran nous appelle à réfléchir, à méditer et à raisonner des centaines de fois.

Je vous demande d’écouter l’autre, surtout sa peur, car certaines peurs, même si elles sont infondées, demeurent légitimes. Notre Prophète était à l’écoute de ses contemporains, même quand ils s’adressaient mal à lui.

Je vous demande d’emprunter la voie de la sharia dans son sens premier en arabe : une voie large ; et non comme elle est expliquée par certains, tel un sentier étroit et exigu. Il est temps que nous revoyions nos priorités et nous nous demandions quelle est notre responsabilité dans la situation difficile que nous vivons.

Que la paix de Dieu et Sa Miséricorde soient sur vous.


(1) Lire sa préface au livre d’Abou Choqua, Encyclopédie de la femme en islam, Al-Qalam, 1998, p. 10.

* Mehrézia Labidi-Maïza est coordinatrice de Femmes croyantes pour la paix.