Points de vue

Lycée Averroès : une sombre étoile a filé

Rédigé par Sofiane Meziani | Mardi 10 Février 2015 à 20:00

Le lycée Averroès est durement secoué ces derniers jours après les graves accusations exprimées le 5 février par un membre de son corps enseignant, Soufiane Zitouni. Les attaques à l'encontre de l'établissement musulman ont particulièrement touché son collègue Sofiane Meziani, auteur d'une réplique (« "Charlie Hebdo": le problème n'est pas religieux. Stigmatiser les musulmans est une erreur », Le Plus de l'Obs, 20 janvier) à la première tribune du professeur de philosophie (« Aujourd'hui, le Prophète est aussi Charlie », Libération, 14 janvier) que ce dernier n'a pas appréciée. Sofiane Meziani, professeur d'éthique, a décidé de répondre à Soufiane Zitouni par une tribune exclusive sur Saphirnews.



Le lycée musulman Averroès face aux graves accusations de Soufiane Zitouni, ex-professeur de philosophie. Photo prise en 2009.
Dans une tribune truffée de mensonges et de propos calomnieux parue dans Libération, vendredi 06 février, Soufiane Zitouni, l’ancien professeur de philosophie du lycée Averroès, actuellement en « arrêt maladie », s’efforce d’exprimer les « raisons » supposées de sa « démission » en apportant une description fallacieuse d’un établissement qui n’existe que dans son imagination. Les graves accusations que contient son texte relèvent davantage de ses propres fantasmes que de la réalité prometteuse de cet établissement élu meilleur lycée de France en 2013, et témoignent, au demeurant, de la folie de celui qui prétend « éclairer l’islam par la raison » et illuminer nos obscures intelligences. Eh oui, il semble que la folie, elle aussi, à ses raisons que la raison ne reconnaît point. Une folie qui s’ignore est plus pernicieuse qu’une raison qui ignore.

Je pourrais, ici, m’étaler longuement sur l’inconsistance patente du texte de ce professeur, garni de clichés, de raccourcis, de contradictions, d’absurdités et surtout d’anecdotes risibles récoltées de la bouche de ses élèves. Mais ne souhaitant pas tomber dans le piège de la justification, ni réduire le débat aux positions puériles de cet ancien collègue, je m’efforcerai plutôt de maintenir le propos dans une certaine altitude intellectuelle pour analyser les choses avec un peu plus de hauteur.

Une réponse à la lumière d'Averroès

Cet ancien collègue d’Averroès s’est apparemment, selon ses propres dires, senti investi d’une mission « averroïste » lorsqu’il a intégré le lycée qui porte le nom du célèbre savant andalou. En d’autres termes, il s’est érigé en éclaireur ayant pour prétentieuse ambition de délivrer les « islamistes antisémites » que nous serions de l’obscurantisme, un peu à l’image de cette étoile qui scintille dans l’obscurité de la nuit pour servir de repère au voyageur égaré du désert. Ainsi, cet enseignant, guidé par ses propres illusions à la manière d’un Don Quichotte, demande à l’imagination de lui offrir ce que la réalité ne lui reconnaît pas : la dignité et le courage. Il nie ce qui est pour voir ce qu’il veut. Ainsi voit-il dans la naïveté d’une élève le signe d’une extrémiste en puissance, dans une banale salle de professeurs un « territoire musulman », dans l’attention d’un collègue l’ayant invité à dîner chez lui l’empreinte du Hamas. Sous prétexte de combattre l’extrémisme, ce faux héros de la République ne fait que poursuivre un but égocentrique qui le fera briller d’une fausse lumière aux yeux de ceux dont il convoite l’attention.

Cela dit, contrairement aux dires du professeur de philosophie, Averroès n’a aucunement prétendu « éclairer l’islam par la raison ». Son célèbre texte (Le Discours décisif) n’est à ce propos ni un livre de philosophie ni un manifeste du rationalisme : c’est un avis juridique (fatwa) qui traite du statut légal de la philosophie. Dans ce texte, Averroès démontre, à l’appui de références coraniques, l’existence d’une « connexion » entre la Révélation et la philosophie, et non pas, comme le nuance très justement Alain de Libera, grand spécialiste de la pensée médiévale, d’une « harmonie » ou d’une « conciliation » entre les deux domaines.

Plus clairement, la raison, chez Averroès, reste au service de la Révélation qui lui recommande, voire l’oblige, à réfléchir sur les étants, à méditer l’Univers qui l’entoure, afin de saisir dans chaque phénomène relatif la marque de l’Absolu, de percevoir dans chaque élément fini de la Création l’expression de l’Infini. Car toute l’étoffe de l’Univers est, au regard de celui qui porte la foi, tissée d’Eternité et d’éphémère. Je tiens volontairement et systématiquement à rappeler ces importantes nuances à mon ancien collègue, car il a tendance à emprunter de sombres raccourcis et à reposer sa réflexion dans le lit confortable de la superficialité.

Repenser le système éducatif

Par ailleurs, mon ancien collègue reproche, de façon assez paradoxale, aux élèves de terminale d’être des « perroquets bien dressés », pour la simple raison qu’il n’est pas parvenu à les gagner à sa cause messianiste. Pas étonnant pour quelqu’un qui refuse systématiquement la contradiction et qui, lorsqu’il a pris connaissance de la tribune que j’ai publiée en guise de réponse à son premier article - malgré les réserves de la direction -, a littéralement perdu la tête en claquant la porte du lycée, abandonnant ainsi ses élèves en cours de route. Et ce n’est d’ailleurs pas digne d’un vrai professeur que de chercher à borner et à modeler l’intelligence de ses élèves à sa guise, surtout que son rôle consiste, au contraire, à aiguiser leur esprit critique, à exciter la curiosité intellectuelle, à pratiquer, autrement dit, la « maïeutique socratique » en les invitant à s’interroger et à penser par eux-mêmes.

La qualité d’un enseignant se mesure d’abord à l’autonomie intellectuelle de ses élèves. Puis, prendre pour cible des adolescents, réduits sous sa plume calomnieuse à des « perroquets bien dressés », des antisémites, des ignorants, pour déverser sa haine et fustiger à coup d’estocades un établissement relève tout simplement de la lâcheté. C’est tout le système éducatif qui en paie encore une fois le prix. Touchons-en un mot.

L’éducation doit, en effet, être au centre de nos préoccupations. Le bouleversement culturel que connaît actuellement notre société ne devrait-il pas nous amener à repenser le système éducatif qui, comme le soulève Edgar Morin, ne doit pas être réduit à l’acquisition de compétences socioprofessionnelles ? Eduquer, c’est, comme dirait Rousseau, « enseigner à vivre » ; c’est apprendre l’art de vivre ou, plus clairement, l’art de mener une vie où se conjuguent lucidité et sensibilité, où s’accordent sérénité et intensité. Il s’agit, en effet, de développer la créativité de l’individu, de cultiver en lui le goût de la beauté qui vibre dans son quotidien, de le rendre sensible à la sagesse qui palpite autour de lui. De faire, plus profondément, de chaque être un citoyen actif et sensible aux enjeux de sa société. C’est un défi majeur. Il en va de l’avenir de notre société.

Répondre avec rigueur aux esprits nihilistes

Enfin, dans ma tribune publiée dans Le Nouvel Obs Le Plus, j’avertissais les lecteurs contre les raccourcis de certains analystes de comptoir qui tendent trop facilement à culturaliser un problème social, et les invitais à s’interroger en amont sur les causes qui conduisent certains jeunes à trouver leurs repères dans la violence. Invitation restée sans réponse, puisque le professeur de philosophie n’a - jusque là - répondu à aucune question de fond que je posais dans ma tribune, notamment sur la question de l’éducation et du chômage, préférant plutôt aller régler ses comptes avec des « ados ».

Il est vrai que les frères Kouachi ont prétendu agir au nom de l’islam en déclarant avoir « vengé le Prophète ». Rien ne peut justifier de tels crimes que je condamne sans détour. Que les choses soient claires. Cela ne doit cependant pas nous aveugler sur un autre aspect de ces criminels ; en effet, derrière leurs cris haineux résonnait aussi une certaine négation de la société. L’esprit nihiliste qui a servi les frères Kouachi est, en effet, l’une des principales causes qui conduisent les jeunes au radicalisme, cherchant ainsi à en finir avec une société qui ne les reconnaît pas et qu’ils ne reconnaissent plus ; ils ne croient plus aux prétendues réformes, ni au progrès, ni à la liberté. Ni en aucun rêve républicain. Un nihiliste est un être qui en a fini avec l’univers qui l’entoure. La religion est, non pas dans leur cas respectif, cette lumière retrouvée au terme d’une quête spirituelle, mais un refuge, un lieu d’isolement pour éviter d’affronter les contraintes du réel. Ils ont la religion sur la langue bien que Dieu soit mort dans leur cœur.

Le fanatisme sous toutes ses formes durera aussi longtemps que subsisteront le désordre social et l’indigence intellectuelle qui sévissent dans notre société. Et Marx ne disait pas autre chose lorsqu’il affirmait que « la religion est l’opium du peuple ». Au fond, il démontre que c’est la misère économique et sociale d’un pays, si l’on s’en tient à l’ensemble de son propos, qui conduit et entretient certains individus dans de sombres illusions religieuses. Il y a, à mon sens, une grande part de vérité dans ce qu’il avance : réformer l’ordre social de la société en apportant davantage de justice, d’égalité, de sens et surtout de reconnaissance reste sans doute le moyen le plus efficace d’éradiquer le fanatisme et le radicalisme. Bien plus efficace que de « cracher » sur des adolescents, n’est-ce pas ? Bien plus sage que d’inspecter ses collègues jusque dans les toilettes de la salle des professeurs, non ?

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Sofiane Meziani est enseignant au lycée Averroès. Il vient de publier De l'Homme à Dieu, voyage au coeur de la philosophie et de la littérature et le Défi du sens, aux éditions Albouraq.