Points de vue

Malik al-Shabazz, dit Malcolm X : 50 ans après sa mort, que retenir de sa pensée ?

Rédigé par Bader Lejmi | Mardi 24 Février 2015 à 06:00



Il y a 50 ans, un 21 février 1965, Al-Hajj Malik al-Shabazz, paix à son âme, plus connu sous le nom de Malcolm X, tomba en martyr sous les balles d'un terroriste de sa propre couleur, de son propre sang, infiltré par le FBI au sein de la secte « Nation of Islam » dont il fut, un temps, le porte-parole. La tragédie de sa mort nous rappelle le martyr d'autres musulmans de noble caractère avant lui. Comme eux, il s’était préparé à accueillir la mort en restant fidèle à ses principes. L’un de ces principes majeurs chez Malik al-Shabazz fut la fraternité dans l’amour de Dieu. Mais qui le sait aujourd’hui ?

La plupart apprennent à connaître Malcolm X par bribes. Militant radical des Noirs durant la ségrégation aux Etats-Unis. Converti à l'islam. Quelques-unes de ces citations reviennent régulièrement sur la stigmatisation médiatique, la nécessité de prendre en charge l'éducation de sa communauté ou encore l'auto-défense. Mais prenons-nous suffisamment au sérieux l'exemple de sa vie et de sa pensée de la fraternité pour répondre aux défis de notre temps ?

Du gang de la haine à la tuerie de Charlie Hebdo

La tuerie de Charlie Hebdo, de la policière à Montrouge et de l'Hypercasher par de jeunes français de confession musulmane fait écho à un épisode peu connu de l'histoire moderne des Afro-Américains. En 1964, Harlem, à New York, fut le théâtre de plusieurs attaques de Blancs par de jeunes noirs en colère contre la violence meurtrière du suprématisme blanc, institutionnel aux Etats-Unis à l’époque.

L'une d'entre elles se finit tragiquement par l'assassinat d'une vieille dame blanche. Son seul tort : être une commerçante blanche dans un quartier noir. Les tueurs auraient fait partie d'un « gang de la haine » appelé les « Blood Brothers » (Frères de Sang). Dissipons toute ambiguïté : contrairement aux prétentions de leurs auteurs et supporters, la vengeance ne lave aucun honneur ni de leur race dans le cas de ce crime, ni celui du prophète Muhammad pour les tueries de Charlie-Hebdo.

Réaction malheureuse mais prévisible, le public blanc, lui aussi, se mit à chercher une cible pour étancher sa soif de vengeance. Très vite, les regards se sont tournés vers Malcolm X. La presse a fini le travail, le dépeignant comme un raciste anti-blanc, musulman extrémiste, plus encore que le groupe raciste « Nation of Islam » dont il a été exclu. Ils en firent l'incarnation même de la Haine, en le tenant pour responsable de cet assassinat, mais aussi de toute violence raciale commise par des Noirs contre des Blancs. Bref, l'incarnation du cauchemar inavoué des Blancs : une vengeance noire pour toutes les humiliations de quatre siècles de déportation, d'esclavagisme et de colonialisme. La diabolisation que subit Malik al-Shabazz à l'époque fait écho à celle subie par tous ceux qui se lèvent aujourd'hui contre l'islamophobie, le racisme ou le post-colonialisme.

D'ailleurs, les leaders noirs d'alors n'ont pas réagi de façon différente de nos leaders d'aujourd'hui. Répondant à l'injonction, beaucoup se sont empressés de condamner aussi bien le meurtre que toute forme d'autodéfense. D'autres, à l'instar de Martin Luther King, condamnent systématiquement la violence, tout en appelant à poursuivre la lutte de façon non-violente et intégrée (Noirs et Blancs unis). Enfin, d'autres, surtout parmi les masses noirs, ont nié l'existence même du groupe des « Blood Brothers », pensant qu'il s'agissait là d'un complot visant à nuire aux Noirs. Comment notre frère Malik al-Shabazz a-t-il lui répliqué ?

D'une fraternité raciale à une fraternité éthique universelle

Alors qu'il rentrait d'un tour des pays d'Afrique et du Moyen-Orient, de la Palestine au Nigeria, où il apprit la mort de la commerçante blanche, un mouvement de gauche radical (Militant Labor Forum) l'invita à s'exprimer notamment sur ces « Blood Brothers » (1). Prévenant que la presse allait lui faire dire qu'il cautionnait les violences de ce groupe, il ne se départit pour autant pas de son habituel discours tranchant de vérité. Dans ce discours, il prit le contre-pied aussi bien de ceux qui niaient les faits par peur de la stigmatisation que de ceux qui s’excusaient plus bas que terre d’un crime dont ils n’étaient pas coupables. Il remit l'existence de ce groupe dans son contexte : celui d'un déferlement de violence raciste aux Etats-Unis et, en particulier, les violences racistes de la police à Harlem.

« Je ne suis pas ici pour trouver des excuses à l'existence éventuelle de Frères de Sang. Je ne suis pas ici pour minimiser les facteurs qui rendent cette existence plausible. Je suis ici pour dire que s'ils n'existent pas, c'est un vrai miracle », a-t-il déclaré.

Renversant l’injonction à se justifier, Malik al-Shabazz explique que c'est la violence raciste contre les Noirs qui est la première responsable d'une contre-violence raciste venant des Noirs. Qu’ensuite vient l'absence d'une réponse efficace au racisme, l'absence d'une auto-défense noire, qui crée le vide où s'engouffrent potentiellement toutes les haines. Qu’enfin, revenant sur l’expression même de Frères de Sang, son nationalisme, sa fraternité, n'est pas basée sur la couleur de la peau mais sur une même communauté d’expérience de l’oppression :

« En ce qui me concerne, quiconque a connu le même enfer que moi est mon frère par le sang. Et j’ai quantité de ces frères. Car tous nous avons eu la même vie d’enfer. Il s’agit donc de savoir, à supposer qu’ils n’existent pas, si les Frères de sang devraient exister. Ont-ils le droit d’exister ? Depuis quand doit-on nier l’existence de son frère par le sang ? C’est comme si l’on refusait de reconnaître sa propre famille. »

Cette transformation d’une fraternité raciale à une fraternité éthique universelle sans rien renoncer de sa lutte contre le racisme survient précisément de son retour de ce tour des pays en lutte contre le colonialisme. Le point culminant en fut son pèlerinage à la Mecque d’où il envoyé une célèbre lettre pour annoncer au monde sa transformation. Si l’islam l’a convaincu d’abandonner le racisme anti-blanc, d’un point de vue politique, la religion fut un cadre plus qu’un frein au développement de sa pensée anticoloniale car, explique-t-il, sa transformation spirituelle « ne veut pas dire qu’on change mais qu’on se développe. Nulle religion ne me fera jamais oublier la condition des nôtres dans ce pays. Nulle religion ne me fera jamais oublier que, dans ce pays, on ne cesse de lancer des chiens sur les nôtres. Nulle religion ne me fera oublier les matraques abattues sur nos têtes par les policiers ».

Ainsi, aux Blancs qui lui demandent de condamner les crimes des siens ou d’adhérer à leur cause, il les interpelle : « La meilleure façon de résoudre votre problème consiste à nous aider à résoudre le nôtre. Je ne suis pas raciste. Je ne l’ai jamais été. Je crois qu’il faut condamner le système et les personnes qui sont responsables de notre condition. »

Répondre au mal par ce qui est meilleur

A l’aune de notre temps, la meilleure façon de résoudre le problème du terrorisme au nom de l’islam ne consiste-t-elle pas à lutter contre l’oppression contre l’islam ? Une oppression qui pousse certains de nos frères à voir en la haine une solution. Une oppression contre lequel les discours religieux appelant à la patience et au bon comportement s’avère être un piètre expédient.

Pourquoi alors limiter le combat contre l’islamophobie à une défense sectorielle juridico-médiatique des libertés religieuses des seuls citoyens français de confession musulmane quand nous pouvons faire bien mieux ? Avant nous, Malik al-Shabazz a la même trajectoire. De la défense de sa race contre les Blancs, il est passé à une lutte de principe contre le colonialisme et le racisme cadrée par l’éthique islamique. Tout comme l’oppression vécue par les Noirs aux Etats-Unis, le problème de l’islamophobie humiliant les musulmans en France s’inscrit dans un système plus global d’oppression et d’humiliation. Pour vous le dire clairement, en l’absence d’une lutte collective efficace contre ce système et ses responsables, nous nous exposons tous à ce que certains de nos frères sombrent à leur tour dans une haine vengeresse… Chaque événement dramatique nous le rappelle au point où il n’est ni sincère, ni intelligent, de faire les surpris ou les indignés.

Malik al-Shabazz a payé de sa vie, en toute conscience, pour nous transmettre sa conviction. Une des leçons que j’en ai tiré est qu’à la haine, répondre par encore plus d’amour fraternel est primordial. Et vous, qu’en avez-vous retenu ?

(1) Alex Haley, L’Autobiographie de Malcolm X, 1965 (cf. chapitre 18 de l'ouvrage) / L’affaire du « gang de la haine » de Harlem in Le Pouvoir Noir, Malcolm X, La Découverte, 2008

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Bader Lejmi est un militant associatif, co-organisateur de la cérémonie annuelle des Y'a Bon Awards en 2013, fondée par l'association des Indivisibles. Il est aussi membre du bureau de l'association tunisienne Uni*T.