Le 2 octobre, les contributeurs (journalistes, rédacteurs, photographe, artistes, maquettiste…) de la revue « D’ailleurs et d’ici » se réunissaient pour fêter le lancement du troisième numéro consacré aux « arts et à la culture face à la France plurielle » (en kiosques et librairies à partir du 6 octobre).
Saphirnews : Pourquoi ce troisième numéro de « D’ailleurs et d’ici » ?
Marc Cheb Sun : Le deuxième numéro qui avait pour thématique principale l’énergie musulmane est sorti la semaine des attentats de novembre. Il y a eu énormément de rencontres à Paris et en régions à la suite de cette sortie. L’atmosphère était particulière, le contexte était tendu. Des professeurs et des éducateurs me disaient qu’on investissait très peu le champ de la culture, des rencontres artistiques, etc. Je n'aime pas le terme de vivre-ensemble parce que cela fait slogan publicitaire. En revanche, je trouve extrêmement important le partage des questionnements et des émotions.
Je pense que si l’on est dans une bulle où l’on s’auto-convainc qu’on possède la vérité, qu’on ne se confronte pas à d’autres manières de voir, on ne peut pas progresser. La culture et les arts permettent de provoquer l’interpellation, de se remettre en cause et de progresser. C’est l’autre face de cette obsession de l’identité nationale qui serait une identité culturelle assiégée, agressée. Elle me semble en fait plutôt déstabilisée. Je pense qu’une société ne progresse qu’en étant déstabilisée.
Je pense que si l’on est dans une bulle où l’on s’auto-convainc qu’on possède la vérité, qu’on ne se confronte pas à d’autres manières de voir, on ne peut pas progresser. La culture et les arts permettent de provoquer l’interpellation, de se remettre en cause et de progresser. C’est l’autre face de cette obsession de l’identité nationale qui serait une identité culturelle assiégée, agressée. Elle me semble en fait plutôt déstabilisée. Je pense qu’une société ne progresse qu’en étant déstabilisée.
Comment avez-vous procédé pour diriger ce numéro ?
Marc Cheb Sun : J’ai organisé des réunions avec des gens issus de générations, d’origines, de parcours de vie différents. Cela a permis de créer une mixité de fonctionnement. J’ai réuni des étudiants, des écrivains, des danseurs, des musiciens, des plasticiens, etc. Mais aussi des ados qui participent aux ateliers d’écriture, des enseignants ou des entrepreneurs. En fait, des gens qui ne sont pas à proprement dit des acteurs de la culture mais qui en sont aussi parce que la culture n’existe pas sans les gens qui la vivent. On a essayé de réfléchir à ce que sont les enjeux de la culture aujourd’hui et quels sont les blocages.
Justement, quels sont ces blocages ?
Marc Cheb Sun : En France, je pense à des gens comme les metteurs en scène Lazare, Caroline Guiela Nguyên ou Eva Doumbia. Ils veulent traiter, par exemple, de la question de l’héritage colonial mais se retrouvent face à des blocages hallucinants. Lazare parle de négationnisme carrément. A propos d’un spectacle sur les massacres de Sétif, il raconte qu’un théâtre lui a répondu dans un courrier presque en ces termes : « Vous rêvez ? De quoi parlez-vous ? »
On devrait attendre du monde de la culture qu’il soit cultivé, mais on voit à quel point ceux qui font partie de ce monde ont une culture sélective. C'est une culture communautaire d’une certaine manière. Ils sont dans une communauté qui s’ignore parce que, pour eux, quelque part, cette communauté est la norme. Or ce qui m’intéresse, c’est une multiculture.
Autre exemple, des danseurs issus des outremers sont toujours renvoyés à une espèce de folklore. La danse contemporaine ne les concernerait pas. C’est terrible et violent. la chorégraphe Chantal Loïal vous en parle dans ce numéro de « D’ailleurs et d’ici » : durant l'interview, elle avait les larmes aux yeux.
On devrait attendre du monde de la culture qu’il soit cultivé, mais on voit à quel point ceux qui font partie de ce monde ont une culture sélective. C'est une culture communautaire d’une certaine manière. Ils sont dans une communauté qui s’ignore parce que, pour eux, quelque part, cette communauté est la norme. Or ce qui m’intéresse, c’est une multiculture.
Autre exemple, des danseurs issus des outremers sont toujours renvoyés à une espèce de folklore. La danse contemporaine ne les concernerait pas. C’est terrible et violent. la chorégraphe Chantal Loïal vous en parle dans ce numéro de « D’ailleurs et d’ici » : durant l'interview, elle avait les larmes aux yeux.
Et dans le cinéma ?
Marc Cheb Sun : La question économique dans le cinéma est centrale. Cela fait que toute une créativité se développe en marge. Il y a une nouvelle vague qui a du mal à émerger, parce que le pouvoir de l’argent est absolument énorme.
Dans « D’ailleurs et d’ici », parlez-vous de nos ancêtres les Gaulois ?
Marc Cheb Sun : Non et heureusement ! Car je ne veux pas faire de publicité à ce sinistre personnage. On ne parle ni de Zemmour ni de Sarkozy. On veut être une preuve vivante de l'absurdité de leur propos.
La culture multiculturelle vient démontrer à quel point ces militants du pessimisme et de la nostalgie coloniale sont dans une forme de préhistoire mentale. Le pouvoir des arts et de la culture, c’est vraiment de nous faire vivre tout ce qui nous porte aujourd’hui et de pouvoir rêver.
Muhammad Ali disait : « Celui qui n’a pas d’imaginaire n’a pas d’ailes. » L’imaginaire d’une société, sa manière de pouvoir rêver lui permet de se projeter socialement. Gerty Dambury et Alexandre Michelin le disent très bien : la force des Africains-Américains, c’est que les luttes artistiques dans la musique ou le cinéma indépendant ont accompagné, voire précédé, les luttes sociales.
La culture multiculturelle vient démontrer à quel point ces militants du pessimisme et de la nostalgie coloniale sont dans une forme de préhistoire mentale. Le pouvoir des arts et de la culture, c’est vraiment de nous faire vivre tout ce qui nous porte aujourd’hui et de pouvoir rêver.
Muhammad Ali disait : « Celui qui n’a pas d’imaginaire n’a pas d’ailes. » L’imaginaire d’une société, sa manière de pouvoir rêver lui permet de se projeter socialement. Gerty Dambury et Alexandre Michelin le disent très bien : la force des Africains-Américains, c’est que les luttes artistiques dans la musique ou le cinéma indépendant ont accompagné, voire précédé, les luttes sociales.
Comment voyez-vous l’avenir de ces luttes en France ?
Marc Cheb Sun : On ne peut pas continuer à seulement exiger plus de place dans le système. Il est aussi important de développer ses propres réseaux de création, ses propres médias. Nous devons nous interroger sur quelles sont nos voies. Les peuples marginalisés, discriminés, opprimés ont toujours eu une voix, une musique particulière. Je pense qu’il faut arrêter de se définir à travers le regard et la reconnaissance de l’autre.
Ces œuvres créatives ont-elles un public en dehors des premiers concernés ?
Marc Cheb Sun : Je suis assez surpris par la mixité des publics que je croise dans les rencontres culturelles. Avec l’historienne et politologue Françoise Vergès, on a organisé une visite du Louvre où participaient des élèves issus de divers milieux. Je trouve cela super. Il faut qu’on parvienne à comprendre que nos sujets sont centraux et pas périphériques. Pour moi, c’est très important que des jeunes de centre-ville apprennent aussi que cette pluralité n’est pas arrivée en France par effraction. Celle-ci est totalement légitime et elle fait fait partie de l’histoire du pays.
Françoise Vergès montrait différents tableaux qui recelait des traces de l’esclavage. On observait les premières fois qu’on montre du tabac, du thé ou certains tissus. Tous les élèves et professeurs ont été intéressés. L’histoire de l’esclavage, ce n’est pas seulement pour les jeunes Noirs. L’apport de l’islam à la civilisation méditerranéenne, ce n’est pas que pour les musulmans. Prenons de la hauteur. La reconnaissance, cela compte ; mais on ne doit pas s’épuiser dans cette lutte. Inventons une identité plurielle.
Françoise Vergès montrait différents tableaux qui recelait des traces de l’esclavage. On observait les premières fois qu’on montre du tabac, du thé ou certains tissus. Tous les élèves et professeurs ont été intéressés. L’histoire de l’esclavage, ce n’est pas seulement pour les jeunes Noirs. L’apport de l’islam à la civilisation méditerranéenne, ce n’est pas que pour les musulmans. Prenons de la hauteur. La reconnaissance, cela compte ; mais on ne doit pas s’épuiser dans cette lutte. Inventons une identité plurielle.
Vous dites que ce troisième numéro de « D’ailleurs et d’ici » est le plus subversif. Pourquoi ?
Marc Cheb Sun : La France est un pays qui a une haute idée de sa culture. On parle d’exception culturelle, cela dit bien ce que c’est. Donc questionner la capacité de cette culture à se saisir de l’histoire métissée de la France, de tous ces visages, de tous ces potentiels, de tous ces langages, c’est aller au cœur du problème français. Ce numéro est celui qui remue le plus de choses.
Vous avez signé l’appel des 41 musulmans pour une refondation de l’islam de France. Certains de vos lecteurs ont interprété cela comme un coming-out.
Marc Cheb Sun : Ceux qui connaissent bien mon travail savent que, dès 1998, j'ai créé une revue qui s’appelle Terre d’Europe, dont le sous-titre était « Vers un islam européen ». Il y a des choses que je n’ai pas envie d’afficher car, pour moi, elles sont de l’ordre de l’intime. Après, il y a des contextes qui sont tellement insupportables et stigmatisants... Cela à cause des crimes commis au nom de quelque chose qui vous est très cher, mais aussi de ceux qui instrumentalisent ce climat et qui vous exigent de parler ou de vous taire.
J’ai signé l’appel avec quelques réticences, notamment sur une phrase qui disait que la République a joué son rôle et que nos parcours en témoignent. La République n’a pas joué le moindre rôle dans mon parcours, si ce n’est peut-être de me mettre des bâtons dans les roues. Je trouvais quand même que la démarche était intéressante. Je signe très peu de textes collectifs car chaque mot pour moi est important. Cela n’a pas été facile de parler de quelque chose qui, pour moi, ne devrait pas relever de la sphère publique. J’ai relu récemment Réflexion sur la question juive, de Jean-Paul Sartre, où il parle de la nécessité, face à l’antisémitisme, de se déclarer juif pour contrecarrer les stéréotypes ou les stigmatisations. Je trouvais que c’était une belle démarche, alors j’ai signé.
J’ai signé l’appel avec quelques réticences, notamment sur une phrase qui disait que la République a joué son rôle et que nos parcours en témoignent. La République n’a pas joué le moindre rôle dans mon parcours, si ce n’est peut-être de me mettre des bâtons dans les roues. Je trouvais quand même que la démarche était intéressante. Je signe très peu de textes collectifs car chaque mot pour moi est important. Cela n’a pas été facile de parler de quelque chose qui, pour moi, ne devrait pas relever de la sphère publique. J’ai relu récemment Réflexion sur la question juive, de Jean-Paul Sartre, où il parle de la nécessité, face à l’antisémitisme, de se déclarer juif pour contrecarrer les stéréotypes ou les stigmatisations. Je trouvais que c’était une belle démarche, alors j’ai signé.
Marc Cheb Sun (sous la direction de), (R)évolution culturelle ! Arts et culture face à la France plurielle, revue D’ailleurs et d’ici !, n° 3, octobre 2016, 12 €.
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