Il y a sept cents ans, Mardin était la capitale d’un Etat turcoman soumis par l'armée de l’empire mongol d’Iran. Les habitants de Mardin étaient donc musulmans tandis que l’autorité de la ville obéissait à des Mongols. Question d’école : comment un tel Etat peut-il recouvrer sa liberté dans la mesure où, si d’autres musulmans venaient à attaquer l’occupant pour libérer leurs frères de foi, ils auraient à se battre contre ces derniers ou ils mettraient leurs vies en danger ? En d’autres termes, la ville musulmane de Mardin, vassale des Mongols non musulmans, est-elle un pays de paix (balad silm) ou un pays de guerre (balad harb) ? Ibn Taymiyya (1263 - 1328) fut interrogé sur cette situation.
En partant de la réponse d’Ibn Taymiyya sur le statut de Mardin, Yahaya Michot, enseignant de théologie à l'université d'Oxford et KFAS Fellow à l'Oxford Center for islamic studies, offre une pièce de choix à la littérature sur les fetwas de celui qui est communément appelé Cheikh de l’islam, non seulement aux chercheurs mais au grand public francophone qui s’intéressent à la pensée islamique du moyen âge dont s’inspire nombre de contemporains. Le concept et l’organisation de ce livre se posent à la fois comme un mini-recueil de textes commentés mais aussi comme une démonstration dans laquelle le lecteur est emporté s’il ne prend garde.
Quatre textes
Pour le public francophone, le cadeau de l’auteur est à triple dimensions dont la première est l’initiative qu'il prend de traduire le fetwa de Mardin sous le titre « fuir Mardin ? ». Parfaitement arabophone et grand spécialiste d’Ibn Taymiyya, auteur de nombreuses traductions et commentaires publiés dans les années 90 dans la revue Le Musulman, M. Michot offre aussi, dans ce livre, la traduction de trois autres textes d’Ibn Taymiyya tirés du Recueil des fetwas d’Ibn Taymiyya (Majmû al-fatâwâ) d’Abdl al-Rahmân b. Muhammad b. Qâsim.
« Le véritable émigré », second texte de ce mini-recueil est un commentaire qu’Ibn Taymiyya fait d’un hadith célèbre où le Prophète de l’islam énonce qu’une action ne vaut que par l’intention qui la motive. On y découvre, la polysémie du mot hijra qui, au-delà du sens exotérique d’émigrer d’un point géographique à un autre, revêt le sens ésotérique d’évolution spirituel d’un état intérieur vers un autre état de conscience.
Dans le troisième texte « une réalité double », la traduction d’Ibn Taymiyya est trop courte et serait décevante si le traducteur n’avait, dans un commentaire abondant et instructif, donné toute la clarté et la lumière aux propos du Cheikh sur les différences dans l’attitude du musulman vis-à-vis de ceux qui contreviennent publiquement à la loi et de ceux qui désobéissent secrètement ainsi que de ceux qui expriment un penchant prononcé pour les aspects du Texte qui prêtent à dissension. Le texte ici traduit est en réalité une réponse à une question. Il explique la double nature de la « fuite » (hijra) : « fuir en abandonnant [simplement] (hijra tark) et fuir pour infliger une peine (hijra ta’zîr).
Sous le titre de « Sévir à propos », le lecteur de Mardin se retrouve indirectement au cœur du débat de l’époque sur la nature du Coran, créé ou incréé, initié par le calife abbasside al-Ma’mûn et ses successeurs dans une approche mu’tazilite de l’islam. Avec ce débat en toile de fond, Ibn Taymiyya va plus loin que dans le texte précédent, en apportant des nuances à partir de cas d’exemples déjà abordés par l’imam Ahmad b. Hanbal.
Deux autres cadeaux
Le second cadeau de M. Michot est l’éloquente introduction qu’il fait de ces textes choisis sans laquelle le choc serait frontal pour les non-spécialistes d’une époque de l’islam dont la subtilité et la complexité se traduisent par la multiplicité désormais habituelle des interprétations qui nous en sont offertes. Avec cette introduction pédagogique, Mardin se met à la portée du grand public tout en préservant son caractère scientifique en direction des chercheurs qui sauront tirer le meilleur parti d’une bibliographie rigoureuse et riche ainsi que d’un index méticuleusement classifié et complet ouvrant des portes d’accès diversifiées à un livret qui n’atteint pourtant pas les deux cents pages.
Avec « Les textes modernes », troisième cadeau dans Mardin, Yahya Michot montre combien la référence à Ibn Taymiyya est plus que présente dans la littérature et la rhétorique des militants musulmans contemporains. Pour les non arabophones, l’auteur est allé à la pêche sur l’Internet, comme il nous l'explique, « par une simple recherche googuelienne du mot arabe Mârdîn ». Il ramène dans son épuisette quelques belles prises généreusement traduites et mises à disposition avec un commentaire transtextuel, vif et alerte, courant le long des textes comme pour les tisser ensemble dans un tout à la fois cohérent et pourtant hétérogène.
Ibn Taymiyya comme jamais lu
De ces six documents contemporains (le plus vieux date de 1981) qui se réfèrent à Mardin, dont une succincte biographie de chaque auteur est déclinée, quatre sont connus pour adopter des positions radicales. On y trouve Muhammad ‘Abd al-Salâm Faraj (1954-1982) frère musulman égyptien exécuté en 1982 ; Cheikh Abd Allah Yûsuf ‘Azzâm (1941-1989), membre de la Légion islamique, animateur spirituel du combat des Mujahidin et l’un des premiers palestiniens à rejoindre le jihad contre les Soviétiques qui occupaient l’Afghanistan ; Muhammad b. Abdallah al-Mas’ari, opposant au régime saoudien qui l’emprisonna durant six mois en 1993 et Cheikh Abd al-Aziz b. Sâlih b.Sulaymân al-Jarbû, supporter d’al-Qaïda condamné à trois ans de prison par le régime saoudien. Les deux autres textes de la toile qui se réfèrent aussi à Mardin sont d’auteurs moins radicaux. Zuhayr Sâlim est Syrien et il dirige The Arab Orient Center for Stratégic and Civilization Studies à Londres. Le Cheikh Sa’d al-Dîn b. Muhammad al-Kibbî est le directeur de l’Institut de la Loi islamique Imâm al-Bukhârî de Beyrouth.
Yahya Michot montre la légèreté avec laquelle certains militants évoquent la référence à Ibn Taymiyya pour justifier leurs actions violentes. Il relève aussi des approximations de chercheurs contemporains comme Gilles Kepel, Tariq Ramadan, S. Simon, qui à divers degrés chacun à sa manière, mentionnent Ibn Taymiyya sans préciser les nuances exigibles pour comprendre son oeuvre. M. Michot se livre à une étude de ces six érits collectés sur la toile et, avant de donner ses conclusion, il précise clairement sa pensée : « je pus naguère m’interroger sur l’authenticité taymiyyenne de ce que je considérai alors être un islamisme « mongolisant », de par le fait que les fetwas anti-mongols de Shaykh de l’Islam étaient exploités pour appeler à la révolte armée contre les dirigeants ou les gouvernements de certains pays musulmans modernes, ces derniers étant assimilés aux Tartares médiévaux ; je le confirme aujourd’hui, utiliser ainsi les écrits d’Ibn Taymiyya pour mongoliser les pouvoirs de certains pays musulmans actuels est trahir sa pensée ».
Ce mini-recueil de textes s’appelle humblement Mardin. Hégire, fuite du péché et 'demeure de l'Islam'. Mais le lecteur constate en fin d'ouvrage qu'il aurait pu s’appeler : Ibn Taymiyya comme vous ne l’avez jamais lu.
Mardin. Hégire, fuite du péché et 'demeure de l'islam'
Editions Albouraq (www.albouraq.com ) / 2004
176 p
ouvrage distribué par La Librairie de L'Orient