Société

Marwan Muhammad : « Mon objectif : proposer un discours rationnel sur l’islamophobie »

Rédigé par | Jeudi 1 Juin 2017 à 19:35

La lutte contre l'islamophobie en France, le cheval de bataille de Marwan Muhammad, auteur de « Nous (aussi) sommes la Nation ». Vendu à ce jour à 3 000 exemplaires, l'ouvrage à caractère autobiographique revient sur son engagement militant au Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) dont il est directeur. A l’aise en interview, Marwan Muhammad ne laisse jamais indifférent lors de ses passages médiatiques. Encensé par les uns, diabolisé par les autres, le personnage intrigue autant qu’il fascine. Entretien.



Marwan Muhammad, directeur du CCIF et auteur de « Nous (aussi) sommes la Nation ».

Saphirnews : Pourquoi sortir ce livre aujourd’hui ?

Marwan Muhammad : Il y a un timing particulier. Nous sommes dans un moment politique dans lequel le débat d’idées est mis en danger. En 2017, débattre sereinement des grandes questions de société devient de plus en plus difficile. C’est l’ère des fake news, de la post-vérité et de la propagande. Mon premier objectif est de proposer un discours rationnel sur les questions liées à l’islam et à l’islamophobie.

Quel cheminement vous a emmené à vous engager pour le CCIF ?

Marwan Muhammad : Tout d’abord, il y a l’éducation familiale qui me conditionne au fait de ne pas accepter l’injustice. Cela ne va pas de soi. Il y a plein de gens qui sont relativement indifférents à la pauvreté, à l’exclusion, au racisme, au déni de droit que certaines personnes vivent. L’âge adulte, c’était pour moi le fait d’être conscient que je suis responsable de mes actes. Entre une carrière de cadre dans une entreprise et une autre consacrée à l’engagement associatif, je préfère la seconde.

Avant de rejoindre le CCIF (en 2009, ndlr), j’étais dans un cheminement intérieur où je voulais me rendre utile. Le CCIF avait besoin de quelqu’un pour traduire un discours en anglais, j’ai essayé d’aider et, au fur et à mesure, je m'y suis impliqué.

Et la spiritualité musulmane ?

Marwan Muhammad : Mon engagement n’est pas hors sol, il est ancré dans une éthique musulmane. J’attribue un sens à mes décisions. Cela a été le cas pour la question de l’islamophobie. Cela aurait pu l’être pour la question de l’éducation ou de la détresse sociale, le racisme anti-Roms ou la négrophobie.

Quel est l’apport technique que vous avez apporté au CCIF en l’intégrant ?

Marwan Muhammad : Il s’agit d’un apport analytique. Le fait de vouloir approcher l'islamophobie de manière précise, efficace et rationnelle. Ce n’est pas fréquent dans le milieu associatif de travailler avec des deadlines, des obligations (de résultat), des indicateurs quantitatifs et qualitatifs qui permettent, par exemple, de savoir si on agit en temps et en heure pour les victimes. Le fait que je sois anglophone a été un atout car le CCIF avait besoin de s’ouvrir à l’international.

Quelle importance a eu cette ouverture à l’international ?

Marwan Muhammad : Nous sommes une minorité. Dès lors que nous prenons la parole, un rapport de force s’ouvre à nos dépens. Aussi efficace qu’elle soit, une petite association reste petite face à des gens qui ont des moyens démesurés, qui utilisent des canaux médiatiques, qui ont des moyens financiers importants, qui construisent le racisme en construisant une carrière politique. Les moyens au niveau national sont asymétriques à notre désavantage. Dès que tu t’ouvres à l’international, c’est exactement l’inverse qui se produit parce que, dans le monde, on est une majorité à être des minorités. La question des droits humains est universelle. C’est la même injustice qui s’exprime face à des Roms en Bulgarie que contre des musulmans en France ou des Noirs aux Etats-Unis.

Comment avez-vous obtenu le soutien financier de l’Open Society ?

Marwan Muhammad : Nous tenons à l’indépendance financière du CCIF qui repose sur les dons et les adhésions. Toutefois, il nous arrive de rendre publics des projets pour l’année à venir. Lorsque des gens ou des fondations veulent soutenir notre action, ils peuvent faire des dons sans conditions. En 2012, l’Open Society a fait un don de 35 000 euros pour qu’on puisse payer des panneaux d’affichage pour une campagne (« Nous (aussi) sommes la Nation », du même nom que son livre, ndlr). Cela s’est fait sans le moindre droit de regard sur le contenu de la campagne et encore moins sur le contenu des activités du CCIF en général. C’est la même chose lorsqu’on a reçu une bourse de 80 000 euros de la part de l’Union européenne pour développer un système de collecte des données sur huit pays. Aujourd’hui, avec nos 14 000 adhérents et autant de donateurs, nous n’avons pas besoin des dons d’une fondation. Le CCIF est totalement autonome à 100 %.

Pourquoi avez-vous rejoint l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe) en 2014 ?

Marwan Muhammad : J’avais rempli ma mission de porte-parole, la question de l’islamophobie était désormais visible. Le CCIF, dans sa communication et son ampleur opérationnelle, commençait à être audible et efficace grâce à ses équipes, ses juristes et Samy Debah, son président de l’époque (jusqu'en mai 2017, ndlr). J’avais envie d’élargir le scope géographique en ne m’occupant plus uniquement de la France et non plus uniquement regarder l’islamophobie mais toutes les formes de racisme et de discrimination.

J’ai alors occupé le poste de conseiller sur la lutte contre les discriminations et le racisme. J’avais à charge les 57 pays de l’OSCE en Europe, Asie centrale et Amérique du Nord. Il fallait aider les ONG dans ces pays par le biais de formations. Il fallait convaincre les autorités des Etats à appliquer les programmes de lutte contre les violences racistes. On a obtenu quelques résultats magnifiques. La Grèce a adopté dans toutes ses écoles un programme d’éducation contre le racisme. La police polonaise a formé 70 000 personnes à la lutte contre les crimes de haine. Pendant deux ans, j’ai formé une cinquantaine d’associations. J’ai traité les questions d’islamophobie, de négrophobie, d’antisémitisme, du traitement des migrants. J’ai pu analyser ce qui est fait en matière d’antiterrorisme. Avec mon statut de diplomate chargé des questions de sécurité et de discrimination, j’ai eu accès à ce que font les services de police.

Pourquoi avoir quitté ce bon poste pour revenir au CCIF alors ?

Marwan Muhammad : Tout ce que je voulais faire à l’OSCE, je l’ai fait. On voulait faire des formations pour les journalistes, cela a été fait. Je voulais que la prépondérance des femmes parmi les victimes d’islamophobie soit reconnue, cela a été fait. Je voulais avoir accès à de nombreuses associations pour avoir un bon maillage de l’ensemble de la société civile, cela a été fait. A partir du moment où j’ai accompli ma mission, je ne voyais pas l’intérêt à continuer artificiellement juste pour bénéficier du statut de diplomate pendant des années.

Dans le même temps, il y avait un besoin au CCIF. Ce n’était plus sur la communication mais sur les questions d’organisation et de leadership. Aujourd’hui, j’ai un rôle de coordination des équipes. Nous avons 15 ou 16 salariés et 17 antennes en France. La problématique est non plus de faire connaître le CCIF mais de lutter efficacement contre l’islamophobie et de déployer un plan d’action stratégique sur plusieurs années.

Pourquoi le CCIF n’a plus de porte-parole aujourd’hui ?

Marwan Muhammad : Il y en a plusieurs en fait. On s’est rendu compte que c’était plus efficace d’avoir des porte-paroles régionaux ou thématiques qui vont avoir chacun et chacune leur expertise : droit, histoire, sécurité, éducation etc. Une dizaine de porte-paroles sont en train de compléter leur formation.

Comment s’est construite, d’après vous, cette image de personnage « très controversé » dans les médias ?

Marwan Muhammad : Je pensais que c’était lié au fait d’être musulman, Arabe ou Noir en France. En fait, c’est une constante. Dès que quelqu’un va se lever contre les injustices, tout de suite, il va y avoir dans l’appareil médiatico-politique une volonté de l’attaquer, de le stigmatiser même s’il faut mentir. Le mot « controversé » est intéressant parce que c’est un adjectif qualificatif qui ne veut rien dire. Il n’y a pas besoin d’apporter la moindre preuve ni justification. Ce genre de terme idéologique n’apporte rien au débat. Les gens comme moi sont les pires cauchemars des islamophobes car on est les purs produits de cette société. Nous avons étudié ici, nous nous exprimons en langue française, nous aimons ce pays et y sommes attachés. C’est pourquoi nous sommes là pour améliorer les choses. Sinon, nous irions ailleurs. Je n’ai pas que cela à faire de me coltiner des trolls sur Internet. Je pourrais voyager et trouver du travail n’importe où dans le monde.

Nous gênons les élites racistes car nous faisons bouger les lignes. Elles se sentent menacées car elles étaient dans un monologue idéologique. Que ce soit à l’extrême droite, dans la droite identitaire, dans la droite filloniste ou dans le courant vallsiste (...). Ces gens-là, quand on les entend s’exprimer, on a l’impression qu’ils s’attaquent à l’extrême droite mais ils ont des divergences subjectives et des convergences objectives. Ils visent les mêmes personnes, avec les mêmes discours, et cherchent les mêmes effets : censurer l’expression religieuse dès lors qu’elle émerge des musulmans, confisquer la parole qui émane des quartiers populaires dès lors qu’elle est autonome.

Pourquoi certains médias continuent de vous inviter s’ils vous considèrent dangereux ?

Marwan Muhammad : Malgré leur positionnement critique, le CCIF reste incontournable s’ils ont envie d’accéder à la réalité du terrain. Sur l’islamophobie, c’est l’association la plus développée. Les journalistes sont obligés de travailler avec nous. Aujourd’hui, nous avons une participation très sélective, nous acceptons une interview sur sept ou huit en moyenne. On n’a pas besoin de se faire connaître et on se concentre sur notre travail.

Comment gérez-vous humainement ces critiques et ces pressions ?

Marwan Muhammad : J’essaie de prendre un peu de recul, il y a une hyper bulle. Cette critique est circonscrite à ce mouvement que j’ai décrit plus haut. Cela fait beaucoup de bruit sur Internet mais ne me cause aucun tort au quotidien. Nous avons toujours plus de soutiens et d’adhérents. J’ai une vie perso simple avec un entourage restreint. Si quelqu’un m’aborde dans la rue, c’est pour féliciter le travail du CCIF. Les personnes hostiles sont trop lâches pour venir me parler en général.

Sur les réseaux sociaux, je reçois des insultes et des menaces de mort mais on les enregistre, on les fait saisir par huissier, ensuite il y a des procédures judiciaires qui sont lancées et six mois ou un an plus tard, lorsqu'ils se retrouvent au tribunal, cela les calme eux et leur entourage. C’est long mais cela fonctionne et nous avons tout notre temps. Il y a eu des tags islamophobes sur un mur de chez moi (en 2016, ndlr), l’enquête suit son cours. Cela s’est passé parce que je suis exposé. Je prends certaines mesures de précaution et de sécurité mais je l’accepte. On ne remet pas en cause le racisme ancré dans la société sans que cela dérange qui que ce soit.

Comment choisissez-vous de médiatiser une affaire plutôt qu’une autre ?

Marwan Muhammad : Parfois, c’est nécessaire car des responsables politiques locaux valident des comportements racistes. D’autres fois, nous avons envie de donner une dimension exemplaire à un dossier. Plutôt que d’intervenir individuellement sur chaque dossier, nous en gérons un pour qu’il soit médiatisé et qu’il ait une valeur dissuasive. Cela a des vertus pédagogiques en alertant les gens sur leurs droits. Exemple lors de l’élection présidentielle : l’accès au vote de certaines femmes a été conditionné au retrait du foulard (dans de rares bureaux de vote, ndlr). Le fait d’avoir communiqué là-dessus a évité pleins d’autres discriminations.

Nous faisons aussi de la communication positive en parlant de dossiers résolus pour montrer qu’il y a de la discrimination mais cela se résout par le dialogue, la médiation juridique ou l’action en justice.

Sur l’affaire de la mosquée de Clichy, il n’y avait pourtant rien d’illégal sur le plan du droit.

Marwan Muhammad : Premièrement, ce n’est pas un cas d’islamophobie au sens classique du terme, nous l’avons expliqué. Mais c’est un dossier qui raconte tout de la condition des musulmans en France et de la manière dont ils sont traités.

Deuxièmement, si, sur le plan juridique, il n’y a pas matière à intervenir à ce stade, c’est parce qu’il y a eu un délai de prescription dans le recours sur le bail qui a été accordé par la mairie. Les musulmans ont investi des centaines de milliers d’euros pour aménager le local, avec une promesse écrite et en vidéo du maire. Il est revenu sur sa promesse pour des raisons purement électoralistes. De plus, il essaie de les invisibiliser en les plaçant dans un lieu de culte complètement excentré entre une décharge et une casse auto. Nous sommes solidaires au même titre que la LDH locale (Ligue des droits de l'homme, ndlr) ou le préfet qui tente de faire de la médiation. Ce cas n’a pas été recensé parmi les actes islamophobes.

Et concernant le cas de Mohamed Saou, écarté de ses fonctions à En Marche, n’avez-vous pas dépassé votre rôle ?

Marwan Muhammad : Dans cette affaire, nous étions parfaitement dans notre rôle. Nous avons été cités et mis en cause par des membres de l’équipe d’En Marche, puis nous interrogeons le candidat sur ce qu’il compte faire sur nos questions.

GreenPeace interroge les candidats, le Droit au Logement aussi, tout comme pas mal d’associations. Nous interrogeons tous les candidats sur l’islamophobie : certains nous ont fait une réponse officielle, d’autres en off et d’autres n’ont pas répondu (seul Philippe Poutou a officiellement adressé une réponse, ndlr). Nous avons donc demandé à Emmanuel Macron de clarifier sa position tout simplement : pourquoi le fait que ce référent soit musulman conditionne sa mise en retrait ? Qu’est-ce qui fait que, dès lors qu’il est musulman et attaqué pour cette raison, on devrait le suspendre ?

Estimez-vous que la campagne présidentielle a relativement épargné les musulmans ?

Marwan Muhammad : Elle aurait pu être bien pire. On a échappé à une campagne identitaire. Si on avait été dans une configuration Valls-Fillon-Le Pen, cela aurait été un désastre. C’est paradoxal parce que, dans le même temps, on voit que des gens comme Manuel Valls, François Fillon et Marine Le Pen sont massivement réprouvés par les Français à cause de leur volonté de les diviser. Pourtant, les idéologies qu’ils soutiennent paraissent audibles et normalisées. Manuel Valls peut critiquer l’extrême droite mais dire que les Roms n’ont pas vocation à s’intégrer en France, qu’il faut plus de « blancos » sur les photos à Evry, que le voile est un combat essentiel pour la République, que celles qui le portent sont comparables à des nègres supportant l’esclavage, comme le disait Laurence Rossignol.

Vous avez aujourd’hui 14 000 adhérents. Qu’est-ce que cela change pour vous ?

Marwan Muhammad : Il y a un changement d’échelle. Nous étions une association antiraciste, nous devenons une institution déployée sur le territoire nationale avec des partenariats à l’international. Jamais une association autonome, de terrain, professionnelle avait eu un tel soutien. Les plus grosses associations ont entre 2 et 3 000 membres. Clairement, nous sommes l’association antiraciste la plus importante de France. Cela implique une immense responsabilité vis-à-vis de nos adhérents. Aujourd’hui, nous avons des personnes désignées uniquement à la gestion des adhérents, d’autres aux recherches de fonds, d’autres sur l’international.

Le CCIF peut-il s’engager sur des actions de convergence des luttes, en dehors de celle contre l’islamophobie ?

Marwan Muhammad : Le mandat du CCIF est strict et explicite, il porte sur l’islamophobie. On ne peut pas intervenir sur d’autres types de dossier. Par contre, toutes les associations avec lesquelles nous sommes en relation, que ce soit sur le racisme anti-Roms, le racisme en général, le droit des femmes, la négrophobie ou autres, nous pouvons les aider. Nous pouvons leur donner notre méthode de collecte des données, les former à notre méthode d’assistance des victimes. Pour rester expert et légitime dans son domaine, le CCIF doit respecter son mandat. Cela ne nous empêche pas d’avoir des événements ou des projets communs.

Pourquoi le CCIF ne s’est pas engagé sur les deux marches de la dignité en 2015 puis en 2017 ?

Marwan Muhammad : Nous respectons et voyons ces démarches de façon positive mais ce n’est tout simplement pas dans notre culture de faire des manifestations. D’abord parce que c’est compliqué d’avoir un résultat efficace et puis parce que, très souvent, lorsque nos bénévoles nous donnent de leur temps, nous préférons les mobiliser pour faire du phoning, du courrier, se déplacer à un endroit précis avec un objectif très concret. En revanche, à titre personnel, je relaie volontiers ce type de démarches et cela m’arrive d’y assister en citoyen lambda mais pas en tant que directeur du CCIF.

Marwan Muhammad, Nous (aussi) sommes la nation, La Découverte, mars 2017, 240 p., 18 €.