Cette année les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata connaissent une nouvelle actualité grâce à “l’appel des indigènes de la République”. Les initiateurs de cet appel veulent organiser une marche qui se donne pour but de commémorer le douloureux évènement. Si la commémoration de ce massacre, comme des autres crimes coloniaux [1], est une nécessité pour construire une mémoire de la colonisation, celle-ci ne peut se réduire à un décompte macabre des morts.
Une révolution armée par décennie
Il est nécessaire, dans la construction de cette mémoire, de rappeler en permanence que les colonisés ne furent jamais de simples victimes ; qu’ils se sont presque toujours opposés à la domination coloniale. Certaines résistances se sont concrétisées dans des insurrections armées contre les forces colonialistes ; d’autres dans la formation de partis politiques indépendantistes. Cependant les résistances ne furent pas toujours actives et spectaculaires. Mais lorsque les mères Kabyles menaçaient leurs enfants indisciplinés de l’apparition de cet être maléfique qu’elles nommaient Bugeaud [2], elles leurs enseignaient, en fait, dès leur plus jeune âge l’iniquité de ce système. Ces différentes formes de résistance à l’oppression coloniale doivent être restituées et étudiées car elles participent toutes du même mouvement de lutte, du même espoir de libération. Toutes les résistances à l’ordre colonial doivent être replacées dans cet habitus de résistance que les colonisés avaient développé face à la colonisation.
Si nous voulons construire une mémoire de la colonisation, ce qui nous semble une impérieuse nécessité, celle-ci doit aussi être une mémoire des résistances et des luttes face à cette colonisation car résister c’est vaincre. Ahmed Ben Bella fait remarquer, dans le cas algérien, que c’est “au rythme d'une révolution armée par décennie que la lutte contre l'occupant français s'est poursuivie sans relâche” [3]. C’est cette histoire des luttes que nous voulons restituer afin de construire une mémoire non de victime mais de résistant. Celle-ci devra chercher à être une arme émancipatrice pour celles et ceux qui décideront de s’en emparer.
Un point de vue idéologiquement marqué
En effet s’il y eut des massacres à Sétif, Guelma et Kherrata, c’est avant tout parce que des hommes et des femmes étaient descendus dans la rue pour manifester leur volonté de mettre fin à la colonisation ; parce que des militants avaient préparé ces manifestations ; parce que depuis 1944 les trois principales tendances politiques nationales algériennes, les nationalistes “radicaux” du PPA, les réformistes musulmans de l’association des Oulémas et les autonomistes proches de Ferhat Abbas, s’étaient unis au sein des Amis du Manifeste et de la Liberté (AML) pour lutter contre le colonialisme. Si les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata ont eu lieu, se fut avant tout pour briser cette unité des partis nationaux algériens qui menaçait l’ordre colonial. Comprendre cela doit nous permettre de réfléchir à nos propres combats, à nos propres alliances et à nos propres modes d’action.
Le texte que nous présentons ici, retranscrit les grandes lignes d’un tract du Parti du Peuple Algérien (PPA) diffusé clandestinement, aux environs du 25 juin 1945, à Alger, Blida et peut-être dans d’autres villes du département d’Alger. Ce texte ne vise en aucune façon à établir des faits ou à éclairer l’histoire des massacres qui commencèrent le 8 mai 1945. Il vise uniquement à restituer la vision des acteurs d’une des parties en présence, les nationalistes algériens. Cette vision est sûrement partiale, partielle, militante, marquée idéologiquement et c’est justement pour cela qu’elle nous intéresse. Comment les hommes qui furent les fers de lance du combat contre la colonisation française ont-ils perçu l’évènement au moment même où ils le vivaient ? Voilà la question à laquelle nous voulons répondre au travers de la présentation de ce tract.
Le contexte de l’époque
Avant d’aborder le tract lui-même, il est nécessaire de restituer quelques éléments du contexte dans lequel il fut écrit.
Le 1ier mai 1945, s’étaient organisés, dans toutes les grandes villes d’Algérie, des cortèges composés uniquement de “musulmans” qui scandaient des slogans nationalistes et chantaient Fidaou El Djazaïr. A Alger, le cortège nationaliste se heurta à la police qui ouvrit le feu faisant trois morts. Il y eut des heurts dans d’autres villes d’Algérie, notamment à Oran. Les jours qui suivirent, l’administration coloniale fit procéder à plusieurs arrestations dans les rangs nationalistes et dépêcha des troupes dans le Constantinois où elle craignait les agitations nationalistes. Après les affrontements du 1ier mai, les nationalistes algériens renoncèrent à organiser des manifestations à Alger et à Oran le jour de l’armistice de peur de provoquer une effusion de sang.
Nous passons sur les évènements qui se déroulèrent le 8 mai 1945 à Sétif et Guelma car ils sont relativement bien connus [4]. A partir du 13 mai, les forces françaises avaient repris le contrôle de la région. Cependant la répression qui fut qualifiée de “féroce, impitoyable, en vérité inhumaine” [5] par Henri Bénazet pourtant partisan de l’Algérie française, se poursuivit jusqu’au début du mois de juin 1945.
Frères Algériens
Parallèlement, une vague de répression toucha les trois principales tendances politiques nationales algériennes qui s’étaient unies au sein des AML. Celles-ci furent dissoutes, par les autorités françaises, le 15 mai. Les militants nationalistes qui avaient exercé des responsabilités publiques, furent envoyés en prison. En novembre 1945, le nombre des arrestations s’élevait à 4560 pour toute l’Algérie. Selon Charles-André Julien, “la plupart des arrestations avaient été faites sans preuves” [6]. Les tribunaux militaires avait prononcé 557 non-lieu, 1307 condamnations, dont 99 à mort, 64 aux travaux forcés à perpétuité, 329 aux travaux forcés à temps et 250 acquittements. Messali Hadj fut déporté à Brazzaville, Ferhat Abbas alors dirigeant des AML fut envoyé en prison ainsi que le Cheikh Bachir El Ibrahimi le président de l’association des Oulémas.
Le PPA qui était déjà clandestin depuis 1939, fut obligé de se réorganiser dans la clandestinité la plus absolue. Malgré la répression, les jeunes militants du parti gardaient la foi dans leur engagement qui se devait d’être total. C’est dans ce contexte que le tract que nous présentons, intitulé “Frère Algériens” [7], fut distribué par des militants qui risquaient l’emprisonnement et la torture [8] pour avoir diffusé un tract émanant du PPA.
Le tract était introduit par cette phrase : “ Le peuple algérien vient de vivre l’épisode le plus dramatique et le plus sanglant de sa lutte plus que séculaire contre l’Impérialisme le plus rapace, le plus tyrannique, le plus aberré.”
Les média, les communistes
Il poursuivait en donnant le point de vue du PPA sur les journées du 1ier et du 8 mai 1945 : “Les journées du 1er et du 8 mai sont désormais inscrites en lettres de sang dans l’histoire de notre grand combat pour la libération de la Patrie Algérienne. 500 000 de nos frères, calmes, dignes, mais farouchement résolus, ont parcouru les rues de nos villes au mépris des mitrailles, galvanisés par une foi indomptable en l’idéal de Libération Nationale.”
Puis, le tract mettait en avant le paradoxe entre, d’un côté, une France qui célèbre sa libération et de l’autre, une France qui occupe des territoires contre le grès des populations locales. “Les musulmans étaient autorisés à défiler sans pancarte ni emblème, ils avaient tout juste le droit de dire : “Vive la France”. Eh bien, non que les Français crient tant qu’ils voudront : “Vive la France Libre et Indépendante”, sous les plis du drapeau tricolore ; les Algériens ne diront jamais qu’une chose : “Vive l’Algérie Libre et indépendante”, sous les plis du drapeau national que nous a légué Abdelkader”.
Le tract dénonçait l’unanimisme des médias et de la classe politique face aux massacres. En effet, il est “étonnant” [9] de constater que gaullistes, communistes, socialistes et démocrates chrétiens avaient la même perception des évènements. “Et les manifestants qui étaient en légitime défense, qui se voyaient mitraillés de tous côtés, qui ont exécuté leurs assassins ; eh bien : ceux-là sont des tueurs, des sauvages. Cela les journaux le disent. Et tous les journaux : l’union sacrée est réalisée quand il s’agit d’accuser l’Arabe. Même nos socialistes, même nos impérialo-communistes.”
Il nous paraît ici nécessaire d’expliquer la position des Partis Communistes Français (PCF) et Algérien (PCA) [10] face aux massacres du 8 mai 1945. Les communistes se présentent souvent comme de fervents anti-colonialistes mais si nous examinons les faits nous nous rendons compte que leurs positions furent en réalité plus qu’ambiguës. Avant les massacres, le PCA qualifiait, déjà, le PPA d’“agent des trusts et des gros féodaux européens et musulmans qui veulent semer la division sous couvert d’un faux nationalisme chauvin” [11]. Quand aux AML, les communistes algériens les considéraient comme un mouvement “peuplé de pseudo-nationalistes et d’anti-français” [12]. Après le 8 mai 1945, Amar Ouzeghane, un des principaux responsables du PCA, dénonça “la collusion criminelle des faux nationalistes du PPA avec la Haute Administration non épurée et les soutiens du fascisme” [13]. La thèse du complot fasciste, dictée par le PCF à Ouzeghane, fut officiellement reprise par les communistes français qui incriminaient l’action “d’agents secrets hitlériens et d’autres agents camouflés dans des organisations qui se prétendent démocratiques au service de l’impérialisme fasciste” [14]. L’humanité réclama des châtiments rapides et impitoyables pour “les fauteurs de troubles”. Le journal communiste se félicita des sanctions prises contre Messali Hadj, Ferhat Abbas et Bachir El Ibrahimi, ainsi que de la dissolution des AML, cette “organisation pseudo-nationaliste” [15]. Par la suite le PCA, devant l’émotion suscitée par les massacres au sein de la population Algérienne, révisa son jugement quand aux “évènements” de Sétif et de Guelma. Cependant les nationalistes ne pardonnèrent jamais aux communistes leurs prises de position.
Quatre vérités sur la répression
Enfin, à la question posée par le tract : “Que signifie la férocité de cette répression ?” Le texte répondait en quatre points :
1. Un racisme extravagant et une soif de sang arabe. 35000 victimes arabes contre 90 français, c'est-à-dire 400 arabes pour un français voilà la justice française. La France démocratique est plus nazie que l’Allemagne.
2. Une lâcheté ignoble inhérente à un peuple décadent. Le général Duval, les Lestarde-Carbonnel, les Achiary et tous leurs souteneurs auraient mieux fait de montrer leur courage face aux Allemands en 1940. Pendant ce temps-là, ils léchaient les bottes de leurs maîtres vénérés.
3. L’ingratitude la plus basse envers ceux qui se sont faits crever la peau sur le champs de bataille : que de soldats du 7ème RTA ont eu leurs frères, ou leurs pères ou même leurs femmes et leurs enfants, fusillés ou brûlés vifs dans leurs villages encerclés.
4. Le signe de faiblesse morale et matérielle, les massacres sont l’unique moyen de sauver les privilèges hideux du colonialisme, si ce n’est en exterminant les Arabes. Ils en ont tué 35000. Il en reste 9 965 000, qui sont prêts à mourir et qui sont prêts… à se DEFENDRE. Car les évènements ont scellé d’un lien d’acier l’unité du peuple algérien”
Le tract se concluait sur une prémonition : “Tout cela c’est la déconfiture du régime colonial français”.
La prémonition du tract de juin 1945 était en partie vraie. Les massacres du 8 mai 1945, ont marqué un point de rupture pour beaucoup de jeunes nationalistes. Après les massacres, une frontière de sang avait été tracée entre cette génération et la France. Certains sont entrés en politique dans les rangs nationalistes après cette date. Pour d’autres les massacres étaient le signe que la violence était au cœur du système colonial et qu’il était nécessaire de s’armer, au sens propre du terme, en conséquence. Pour ce groupe, seule l’action armée était à même de mettre fin au régime colonial. Près de soixante ans plus tard Ahmed Ben Bella déclarait encore : “Le colonialisme est la violence. Le colonialisme est violence. Et il ne se combat pas sans l’utilisation de la violence” [16]. Ainsi, dans un renversement dialectique, les colonisés décidèrent de renvoyer la violence subie contre leurs oppresseurs.
[1] Il est évident, pour nous, que l’acte de colonisé est un crime en lui-même et donc que les massacres coloniaux ne sont que la partie émergée de iceberg de l’horreur coloniale.
[2] Aït Ahmed Hocine, Mémoires d’un combattant, Ed. Sylvie Massinger, 1983, page 15
[3] Ben Bella Ahmed, L’Islam et le Révolution Algérienne, http://icietlabas.lautre.net/article.php3?id_article=103
[4] Cf.: http://icietlabas.lautre.net/article.php3?id_article=12
[5] L’Algérie française en danger, page 52
[6] L’Afrique du Nord en marche, page 256
[7] Archives 11H 58, CAOM
[8] Contrairement à se qui est parfois dit la torture était déjà massivement employée par les forces de l’ordre contre les militants nationalistes avant le vote des “pouvoirs spéciaux” en 1956.
[9] Nous mettons étonnant entre guillemets parce que cette communauté de point de vue, sur les problèmes coloniaux, fut en fait très fréquente. Elle avait déjà existé avant le 8 mai 1945 : par exemple en janvier 1937 quand le Front Populaire dissout l’Etoile Nord Africaine ; et elle exista après cette date : notamment vote des pouvoir spéciaux en 1956.
[10] Le PCA était théoriquement totalement indépendant du PCF depuis 1936, en réalité il lui était complètement inféodé.
[11] Ageron Charle-Robert, Histoire de l’Algérie contemporaine, Tome II, page 597
[12] Idem.
[13] Idem.
[14] Idem.
[15] Idem.
[16] Ahmed Ben Bella, Témoin d’un siècle, diffusé sur Al-Jazeera, 9 octobre 2002