Points de vue

Michael Privot : Construire le rapport de force politique pour un changement inclusif

#1AnAprès

Rédigé par | Lundi 11 Janvier 2016 à 20:25

Un an après les premiers attentats qui ont bouleversé la société française, que faut-il retenir de ces funestes événements et de leurs conséquences, tout autant en France qu'en Belgique ? Quels messages promouvoir et que préconiser pour construire une société meilleure ? Le point sur Saphirnews avec Michael Privot, islamologue belge. Il est aussi directeur du Réseau européen contre le racisme (ENAR) spécialisé dans le plaidoyer au niveau des institutions européennes et nationales.



Michael Privot est islamologue et directeur du Réseau européen contre le racisme (ENAR).
L’attentat qui a frappé la Belgique en 2014 et ceux qui ont été perpétrés en France ces deux-trois dernières années nous obligent à pousser toujours plus loin les réflexions sur les motivations des agents et les connections possibles entre eux.

Comme j’ai eu l’occasion de m’exprimer à de nombreuses reprises sur les causes profondes démocratiques, économiques et sociales qui sous-tendent la violence de type jihadiste qui frappe nos sociétés, je souhaite, quant à moi, pousser la réflexion, avec d’autres j’espère, sur des terrains plus difficiles. Les terroristes impliqués dans cette série d’attentats proviennent de milieux très connectés : une « mouvance » francophone particulièrement active qui s’est formée sous l’égide d’al-Qaïda puis de Daesh. Même si ne nous ne pourrons peut-être jamais faire toute la lumière sur l’histoire de ce réseau et des personnes-clés qui l’ont animé, on ne peut faire l’impasse sur l’analyse de ce sous-groupe très particulier.

Certes, mis bout à bout, le contingent francophone qui a rejoint Daesh est très significatif, mais cela ne peut expliquer à lui seul son succès : animation de canaux de communication spécifiques sous l’égide de Daesh, capacité de faire du transnational en jouant d’emblée sur deux pays (France et Belgique), bonne compréhension de leur part de leurs sociétés d’origine et des endroits où les frappes feront le plus mal, détermination inoxydable à frapper leurs pays.

Des réponses à travers une approche postcoloniale, mais pas toutes

Jusqu’à présent, rien de comparable n’a eu lieu dans d’autres pays européens en lien avec Daesh. Non pas que leurs systèmes de sûreté nationale fonctionnent considérablement mieux que leurs homologues belges et français, mais l’intensité qualitative et quantitative de la menace semble bien moindre, y compris en Angleterre. Jusqu’à ce jour. Y aurait-il des leçons plus spécifiques à tirer sur la violence économique, sociale et symbolique, première dans l’ordre des causes, des sociétés française et belge pour générer une telle contre-violence ? Et inversement, y aurait-il des spécificités dans la façon dont s’entremêlent sentiments/expériences réelles de victimisation, réalités de la cohésion sociale et communautaire, et discours islamiques dans l’espace francophone européen, en particulier au sein des communautés d’origine maghrébine, voire tchétchène à un moindre niveau ?

Ces sujets sont extrêmement sensibles, mais on ne pourra faire l’économie de leur analyse à la lumière de ce que nous connaissons de la factualité du profil des terroristes et de celles et ceux qui rejoignent Daesh. Comment réfléchir et intégrer dans l’analyse le fait qu’un nombre infinitésimal de jihadistes soient des Français et Belges d’origine turque, des communautés qui ont, pourtant, un profil socioéconomique et des capitaux culturels relativement similaires. Le contrôle des mosquées « turques » par la Diyânet ou le Millî Görüş ne peut expliquer une telle disproportion.

En ce qui concerne les convertis et les afrodescendants ayant rejoint Daesh, il faudra analyser par l’intermédiaire de quels milieux ils ont effectué leurs parcours de conversion et/ou de socialisation islamique ainsi que de radicalisation violente. Je pense que l’on peut faire l’hypothèse qu’il s’agit fort peu probablement de milieux d’origine turque. Je n’ai aucune réponse à ces questions à ce jour, mais je ne suis pas convaincu que seule l’approche postcoloniale pourra apporter toutes les réponses.

Impulser une réorientation massive de nos sociétés

L’heure étant aux bonnes résolutions, nous en appelons tout d’abord aux décideurs politiques : le pur sécuritaire ne nous mène nulle part. Chaque nouvel attentat le prouvera encore. La solution globale est avant tout démocratique, économique et sociale.

Le terrorisme jihadiste n’est qu’un symptôme de la déliquescence générale de nos sociétés qui n’offrent comme perspectives que souffrance, exclusion, paupérisation et précariat général, absence de sécurité quant à l’avenir, alors que nous n’avons jamais été aussi riches qu’aujourd’hui. La captation indécente de la richesse collective par quelques-uns, l’incapacité du politique à réinjecter de la démocratie réelle, participative et inclusive, font que, in fine, tout s’écroule pour la plupart des gens.

La vague de fond a commencé il y a 40 ans et le bord du gouffre est proche. Rien ne changera tant qu’il n’y aura pas une réorientation massive de nos sociétés que je ne vois pas venir, car le logiciel des générations politiques au pouvoir, du local à l’européen, est dans l’incapacité d’un changement de paradigme.

Construire le rapport de force politique

En intracommunautaire, pareillement, on ne peut plus faire l’impasse sur l’analyse et la déconstruction nécessaires des discours idéologiques islamiques/islamistes que l’on a fait passer pendant des décennies comme l’islam du juste milieu. On ne peut continuer à croire et faire croire que ce discours ne produit pas de violence alors qu’il fonctionne, lui aussi, sur le même logiciel que celui de Daesh, même si ce dernier le pousse à son extrême.

On doit aussi pouvoir entendre, en intra, que notre société majoritaire a peur et que s’obstiner à dire que « l’islam, c’est la paix » alors que les morts s’entassent au nom de Dieu et de l’islam, apparaît comme une insanité. Personne d’autre ne fera cet effort de critique interne que les musulmans de France, de Belgique, d’Europe. Nous sommes seuls, et il faut assumer cette part de responsabilité. Chaque jour que l’on perd à cette tâche nous rapproche lui aussi du gouffre.

Il est donc urgent de sortir du « posturalisme », à tous les niveaux. Reconnaître, collectivement, que nous avons tous « merdé », chacun à notre niveau de responsabilité et décider, enfin, de s’emparer des solutions développées par la société civile. Tout est là et a été testé : ce qu’il « reste » à faire, c’est de construire le rapport de force politique pour faire advenir ce changement progressiste et inclusif que la plupart d’entre nous souhaitent, secrètement ou publiquement, mais pour lequel nous peinons à nous mobiliser pour le faire advenir, tellement nous sommes effrayés par l’ampleur de la tâche et la complexité de sa mise en œuvre. Hélas, le temps joue contre nous.


Michaël Privot est islamologue et collaborateur scientifique du Centre d'étude de l'ethnicité et… En savoir plus sur cet auteur