Points de vue

Muhammad Hamidullah, pour l'amour de la Turquie

Rédigé par | Mardi 22 Février 2022 à 17:30



Muhammad Hamidullah (1908-2002) aurait eu 114 ans samedi 19 février 2022. Né à Hyderabad, en Inde, il soutient deux thèses de doctorat en Allemagne et en France, et commence sa carrière d'enseignant-chercheur à l'Université de l'Osmania, à Hyderabad. Exilé politique en France en 1948, il entre au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) où il devient un orientaliste musulman tout en enseignant à l'Université d'Istanbul. Vingt ans après sa disparition, son souvenir fleurit mieux sur les rives du Bosphore qu'en bord de Seine.

Les séjours de Muhammad Hamidullah en Turquie font partie du personnage. Discret de nature, il en disait peu sur les raisons et les conditions de ces séjours. Ses motivations paraissent évidentes, conformes à ses origines familiales, à ses engagements idéologiques et à ses centres d'intérêt intellectuels. Autour de lui, l'on savait l'intérêt que le professeur accordait à la Turquie. Nous étions témoins des honneurs que lui signifiait la communauté turque de France. Ses voyages à Istanbul étaient connus. Et la rumeur disait parfois qu'il était hanafite comme la majorité musulmane de Turquie.

Un professeur qui participe au rayonnement de la culture universitaire française en Turquie

Quand il publie la traduction du Coran en 1959, son éditeur présente Hamidullah en « professeur à l'Université d'Istanbul ». Il travaille au CNRS sous le parrainage de l'orientaliste Maurice Gaudefroy Demombynes en tandem avec Louis Massignon, le plus célèbre des orientalistes français. Cette mention, qui constitue l'essentiel de son travail de chercheur, le décrit moins bien que son activité au sein de l'Université turque dans ces années d'après-guerre.

Dès sa première année au CNRS, Hamidullah s'absente de Paris pour passer trois mois en Turquie à l'invitation de l'Université d'Istanbul. Il en profite pour mener ses recherches. Les centres d'archives publics et privés, très nombreux en Turquie, constituent son terrain de chasse. Il revient toujours avec des documents singuliers autour desquels il organise son travail personnel. Il en apporte aussi pour ses collègues orientalistes qui n'hésitent pas à lui passer commandes de microfilms.

Dans une lettre à la direction du CNRS en mai 1958, Louis Massignon souligne la valeur ajoutée que constituent les trouvailles de son protégé : « Les trois mois de cours, donnés annuellement à l'Université d'Istanbul » s'adjoignent « à des sondages des fonds MSS, et des outils de recherche qu'il remanie et perfectionne pour nous tous ». Cet intérêt scientifique de ses séjours turcs est souligné par Hamidullah dans ses rapports de mission. Il cite des détails prouvant qu'il participe au rayonnement de la culture universitaire française à l'étranger s'assurant ainsi du renouvellement des autorisations officielles qu'il lui faut, année après année.

Deux décennies de sacrifices consentis « pour l'amour la Turquie »

Cependant, d'un point de vue administratif, la direction du CNRS peine à justifier ces absences d'un « attaché de recherche », fusse-t-il avec le soutien appuyé de ses deux superviseurs. La négociation avec l'intéressé s'accorde sur une suspension de salaire durant son absence ainsi qu'un décompte de trois mois sur ses droits à la retraite. En retour, Istanbul lui accorde un salaire, « à peine le tiers de ce que je gagne au CNRS », écrit-il. A sa charge, il a ses frais d'hôtel à Istanbul ainsi que le loyer de son appartement parisien. Une fois à la retraite, seul à Paris, il accuse le coût financier des deux décennies de sacrifices consentis « pour l'amour la Turquie ».

Le tout semble commencer à Istanbul, lors du 22e Congrès international des orientalistes (1951). La question de « Hyderabad devant les Nations unis » est dans les journaux et Muhammad Hamidullah est en politique. Il est un expert en droit international engagé dans la défense de Hyderabad occupé par l'Inde ; le dossier en cours au Conseil de sécurité de l’ONU. A ce congrès, le chercheur Hamidullah est un diplomate déchu de Hyderabad, un activiste politique en quête de soutiens à l'international. Son pays étant occupé, il ne représente aucun laboratoire officiel. Malgré tout, il est élu secrétaire général d'une commission permanente que le Congrès crée pour « l’adaptation des recherches des savants, dans les différents pays musulmans, aux récentes méthodes de travail ». A l'unanimité, on lui confie l'organisation de la prochaine session de cette commission prévue à Paris.

Deux ans plus tard, la recherche sur l'islam renaît en Turquie avec la création d'un institut d'études islamiques au sein de l'Université d'Istanbul. La direction en est confiée à Dr. Zeki Velidi Toğan (1890 - 1970), historien, ancien de l’Université de Bonn où Hamidullah a étudié. Il est secondé par Tayyip Gökbilgin. Zeki Toğan a des origines russes, un passé politique engagé de résistant armé et de parlementaire de son pays. Spécialiste reconnu de l’histoire turque, ses travaux dérangent. Il connaît l’exil avant d'ouvrir une phase de sa vie qu'il consacre au travail scientifique universitaire.

Zeki Velidi Toğan, Tayyip Gökbilgin et Muhammad Hamidullah sont décrits comme un commando d'élite intellectuelle. Une équipe de personnalités motivées par un retour des sciences de l’islam dans l'enseignement turc. Un trio de militants riches d'expériences et porteurs d'une énergie qui déborde du simple cadre universitaire. Hamidullah est bien dans cette équipe où il est à sa place véritable ; reconnu à son vrai niveau de compétences et libre de ses initiatives.

L’alliance des contraires suffit à donner une dimension toute exceptionnelle à une rencontre avec Hamidullah

Son environnement idéologique est moins hostile qu'au CNRS où le profil d'orientaliste musulman reste singulier. Il enseigne beaucoup et passe son temps libre dans les bibliothèques. Ses cours sur l’histoire de l’islam sont ouverts au grand public et connaissent du succès. Ce qui lui vaut l'instauration d'un programme annuel de trois mois au cours desquels l’affluence sera constante sauf dans la période trouble de mai 1968 où la révolte étudiante est internationale.

Hamidullah accède aux médias grand public ; des passages à la radio qu'il ne fait pas en France. Il donne des conférences publiques dans certaines villes où il dispose d'un réseau. La demande varie selon l'époque. Mais le profil de Hamidullah est propre à mobiliser le public. Un musulman indien, vivant en France, parlant arabe, turc et perse ; un universitaire reconnu en Inde et en Europe qui a traduit le Coran. Cette alliance des contraires suffit à donner une dimension toute exceptionnelle à une rencontre avec Hamidullah dans le contexte de l'époque. Ses conférences mobilisent du monde.

La Turquie est dirigée par des militaires et connaît une image de contrôle et de fragilité sociale qui dissuade nombre de savants étrangers. On ne se bouscule pas pour fréquenter l'université turque. Dans son projet de conquête de la modernité, l'université turque est tournée vers l'Europe. Ce choix place le passé islamique dans une position d'adversaire naturel. Car le désir de modernité suppose une rupture avec la tradition islamique, héritée du passé.

Un professeur devenu un des repères intellectuels de l'islam en Turquie

Le professeur Suat Yildirim est Turc et parfaitement francophone qui a publié une riche traduction du Coran en français et en turc. Aujourd'hui à la retraite, il fut un collaborateur de Hamidullah dont il traduisait les conférences. « Aux débuts de Hamidullah en Turquie, la situation de l'islam est comparable celle de l’Église en France au début du XXe siècle », dit-il pour résumer l'opposition qui prévaut à l'époque. Après avoir dirigé la société, l’Église en France et l'islam en Turquie ont vécu « le syndrome de l'ancien premier de la classe ». Un contexte où l'élite universitaire considère les études islamiques comme dépassées en Turquie. Enseigner l'islam n'offrait pas de perspectives de carrières intéressantes Ces considérations ne valaient pas pour le professeur Hamidullah.

En une vingtaine d'années de présence régulière à l'Université turque, à publier dans les revues, à initier des projets, la figure de Muhammad Hamidullah s’installe dans le paysage. Il devient un des repères intellectuels de l'islam en Turquie pour des générations de Turcs. On parle des conférences et des cours de ce « savant musulman de France ». Pour Hamidullah lui-même, le rythme de travail est soutenu mais la satisfaction est pleine au point qu’une partie de sa vie de chercheur se met en place autour de ces trois mois de séjour annuel en Turquie.

Quand la faculté de théologie d’Istanbul se relève de ses années de léthargie, ses effectifs gonflent et son budget permet de recruter un assistant. Hamidullah choisit Salih Tuğ, le meilleur francophone parmi les candidats. Salih Tuğ apprécie ce professeur dont il profite de l'expérience et du réseau qui dépasse le cadre turc. Les deux deviennent proches et Hamidullah est fier de Salih Tuğ dont il parle comme son « premier étudiant à soutenir sa thèse en Turquie ». Salih Tuğ fait une belle carrière et finit doyen de la faculté de théologie, « la plus prestigieuse des facultés d’Istanbul ».

Hamidullah parlait souvent d’Abu Bakr Al-Sarakhsi, juriste hanafite mort en l'an 1090. Al-Sarakhsi a eu des démêlés avec le roi qui le fait arrêter pour le jeter dans un puit. Les étudiants d’Al-Sarakhsi viennent au bord du puit pour poser des questions au maître. Du fond de son abîme, il leur dicte ses réponses qui feront un des livres majeurs d’Al-Sarakhsi : Siyar al-Kabir.

Hamidullah était enthousiaste chaque fois qu'il racontait cette histoire. Ce Siyar al-Kabir est un commentaire de traité de droit qu'on doit à l'imam Muhammad Al-Shaybani, l'élève de l'imam Abu Hanifa. L'ouvrage avait beaucoup servi sous les Ottomans avant de tomber dans l'oubli. En 1961, le professeur propose de le traduire dans le cadre de son travail au CNRS. L'année suivante, avec l'Université d'Istanbul, il organise la commémoration du 900e anniversaire de la mort d’Al-Sarakhsi. L'Université d'Ankara se joint à l’événement suivi du Comité international de l'Unesco pour la traduction des chefs d’œuvres. La célébration est une réussite mais il faudra patienter une décennie pour que la traduction d’Al-Siyar al-Kabir trouve éditeur. Ça sera le Turkiye Diyanet Vakfi où Hamidullah avait bonne réputation mais surtout d'excellentes relations.

Dans le même type d'action, Hamidullah a entrepris de reconstituer le dictionnaire botanique d’Abu Hanifa Al-Dinawari (828- 896). Ce livre de référence de la littérature musulmane semblait perdu, ce que Hamidullah n'acceptait pas. Il décida de le reconstituer en collectant les citations qui en étaient tirées. Après quoi, il propose à la faculté de médecine d’Istanbul de mettre Al-Dinawari en lumière en célébrant le 1100e anniversaire de sa mort. L'idée est bien accueillie. Hamidullah conçoit et dirige une exposition qui accueille des milliers de visiteurs durant le week-end. Il donne une conférence à la faculté de pharmacie. « J’ai parlé de la vie et l’œuvre d’Al-Dinawari, et comment j’ai restauré partiellement son encyclopédie perdue, le Kitâb an-nabât », écrit-il.

En milieu académique ou associatif, il offre des repères à la jeunesse musulmane

A Paris, dès 1952, le professeur Hamidullah s'investit dans la création du Centre culturel islamique (CCI) animé par des étudiants musulmans. Il sera au cœur des activités de ce centre qui promeut l'islam et sa culture en France. Le CCI organise des conférences, tient des célébrations religieuses, publie des revues et des livres sur l'islam en français. Dix ans plus tard, la fin des colonies voit arriver des vagues d'étudiants en provenance des anciennes colonies. Hamidullah décide de fonder l'Association des étudiants islamiques en France (AEIF) pour accueillir et accompagner ces jeunes musulmans loin de chez eux. L'AEIF fut une pépinière pour les leaders musulmans francophones disséminés aux différents coins de la planète.

A Paris comme à Istanbul, Muhammad Hamidullah change de cadre et de statut en gardant contact avec la jeunesse musulmane. En milieu académique ou associatif, il offre des repères à la jeunesse musulmane. Ce rôle constant dans l'action de Hamidullah l'inscrit dans la tradition familiale connue en Inde comme Ahl Nawa’it, descendant de la tribu arabe des Hachémites, le clan du Prophète de l'islam. Une longue tradition d'engagement dans la dawah, la promotion de l'islam. Les grands-parents de Hamidullah, son père et sa mère comme ses frères et sœurs sont tous investis dans la dawah à des degrés divers et sous diverses formes, souvent dans le domaine du droit.

En bifurquant par l'Université de l'Osmania, Hamidullah est en rupture avec quatorze générations d’études du droit islamique, des sciences du Coran et du hadith pour se perdre dans des langues d’Europe. En entrant au CNRS, il tourne carrément le dos à ses origines. Dans cet état d'esprit, son investissement total dans la revivification des études islamiques en Turquie a un effet de retour aux sources. Il renoue avec l'esprit ancestral de dawah qui fonde l'identité d'un Ahl Nawa'it.

Hamidullah vit en France et se rend en Turquie dans un esprit de missionnaire. Son engagement et son rôle auprès de générations de jeunes en France et en Turquie exigent des efforts et des sacrifices qu'il a toujours assumés sans jamais se plaindre. Pour ceux-là, vingt ans après sa mort, il reste un des plus grands savants musulmans du XXe siècle ; peut-être le plus grand savant musulman que la France ait produit au cours du siècle dernier.

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Amara Bamba, président du collectif Muhammad Hamidullah, est enseignant, diplômé en anthropologie (EHESS-Paris). Il est l'auteur de Muhammad Hamidullah, un intellectuel musulman de France, à paraître.

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Diplômé d'histoire et anthropologie, Amara Bamba est enseignant de mathématiques. Passionné de… En savoir plus sur cet auteur