Points de vue

Musulmans de Belgique et d’Europe, nous sommes face à nos responsabilités

Rédigé par Michaël Privot et Radouane Attiya | Samedi 26 Mars 2016 à 09:00



Le terrorisme jihadiste a fini par frapper Bruxelles, notre capitale, en son cœur, marquant les chairs et les esprits pour longtemps. La violence aveugle que l’on voyait sévir dans la plupart des endroits du monde, loin de nous, nous a finalement rattrapés pour s’installer durablement dans notre quotidien. Comme nos concitoyens, nous tentons au mieux de panser les âmes, d’être solidaires, d’être unis face à la haine et à la division.

Mais il faut rester lucide et ne faire aucun compromis dans l’analyse des causes et des responsabilités. Nous avons répété depuis l’attentat contre Charlie que d’autres attentats étaient inévitables, y compris dans le métro de Bruxelles. La réalité nous a cruellement donné raison. Nous avons dénoncé les travers et l’inutilité de politiques qui ne viseraient qu’à renforcer l’arsenal sécuritaire sans réinvestir, parallèlement, sur les leviers sociaux collectifs : développer l’emploi massivement, lutter contre les inégalités qui rongent nos sociétés et démentent au quotidien ses promesses d’égalité des chances et de méritocratie.

Un déplacement massif de l’islam sunnite vers une orthopraxie ultrarigoriste

Nous avons, encore et encore, attiré l’attention sur le fait que les radicalisations violentes de type identitariste qui traversent nos sociétés sont la conséquence inéluctable du délitement de nos démocraties à produire du projet collectif et inclusif pour l’amélioration du bien-être de tou-te-s. Mettre des emplâtres sécuritaires sur une jambe de bois, c’est faire du « containment », rien de plus.

Nous avons alerté tant et plus sur l’impact des discours de haine sur notre cohésion sociale et la montée des racismes, en particulier l’islamophobie et l’antisémitisme, mais aussi le racisme à l’encontre des migrants et l’afrophobie. Nous avons été peu entendus. Il nous est arrivé de demander récemment quel était le nombre implicite de victimes que les décideurs politiques avaient en tête pour reconsidérer leur approche et remettre en question leur paradigme: 500, 1 000 ?

En attendant, il faut inlassablement continuer à questionner et proposer des alternatives. Nous ne nous sommes pas arrêtés là pour autant : nous avons aussi interpellé les communautés musulmanes sur leur responsabilité en matière de production de discours théologiques charpentés pour faire face à la machine de guerre idéologico-théologique d’Al-Qaïda hier et de Daesh aujourd’hui. Nous n’avons eu de cesse d’interpeller les leaders communautaires : l'Exécutif des Musulmans de Belgique (EMB), des responsables de fédération et de mosquées, des imams, des cadres associatifs, celles et ceux qui contribuent collectivement à donner le « la » des discours communautaires.

Il ne s’est pas passé une semaine sans que l’un ou l’autre d’entre nous, par voie d’articles ou d’interviews, ne propose des pistes de réflexion, d’analyse, ou n’interpelle nos coreligionnaires sur le déplacement massif du centre de gravité de l’islam sunnite en particulier vers une orthopraxie ultrarigoriste, promouvant une vision différentialiste de l’humanité, non pas directement sur des lignes raciales, mais d’identités religieuses avec pour effet de mettre le musulman en retrait, voire en rupture, de sa société.

La réponse majoritaire à nos appels : le déni

Ayons le courage d’être honnêtes pour quelques secondes : la réponse majoritaire a été le déni. Ni l’islam, ni le salafisme, ni la façon dont est enseigné l’islam aujourd’hui ni la survalorisation maladive des propos du Prophète (hadith) au détriment du Coran ne seraient responsables de ces dérives. Au pire, ce serait même un complot. Et nous allons encore enfoncer le clou : après l’horreur de ce mardi, il s’est encore trouvé des « théologiens » pour dire qu’il était interdit (haram) de réciter la Fatiha pour les victimes de ces carnages sous prétexte que ce seraient des mécréants.

L’horreur et le dégoût nous envahissent en constatant la distance hallucinante de la réalité dans laquelle opèrent certains leaders communautaires, considérés comme « modérés ». Combien de victimes leur faudra-t-il, à ceux-là aussi, pour comprendre que nous sommes en train de basculer dans le précipice ?

Nous souhaitons donc appeler les organisations représentatives du culte musulman en Belgique - l’EMB, le Conseil des théologiens, les associations d’imams, les fédérations de mosquées et les unions provinciales de mosquées ainsi que celles et ceux qui travaillent de manière plus académique sur les questions théologiques et jurisprudentielles - à se saisir de l’urgence et à poser des actes forts.

Personne ne fera ce travail de réforme de la pensée musulmane à notre place

On n’en peut plus du déni, des réponses qui ne sont pas à la hauteur des enjeux, du fait d’éviter ses responsabilités individuelles et organisationnelles en renvoyant sine die tout travail de réforme. L’islam belge n’est plus une option, c’est un impératif. Si nous ne travaillons pas d’urgence au développement de son contenu, en cessant de croire que des « oulémas ex machina » viendront de l’extérieur sortir des solutions miracles de leur turban, nous allons faire face à une violence de plus en plus extrême, au sein et en dehors des communautés musulmanes.

Personne ne fera ce travail de réforme de la pensée musulmane à notre place. Le monde musulman traditionnel et ses centres de savoir sont à la dérive et complètement dépassés par l’aberration de Daesh.

Musulmans de Belgique et d’Europe, quelles que soient nos origines, nous sommes face à nos responsabilités. Si certains, sans se rendre compte de la gravité de l’heure, persistent à refuser toute idée d’un islam belge, composite et divers, avec sa propre personnalité, alors qu’ils défendent envers et contre tout l’idée d’un islam turc, arabe ou libanais, qu’ils aient la décence de faire un pas de côté et de laisser les forces vives des communautés s’atteler à cette tâche immense. Nous avons des talents, des connaissances, nous ne sommes pas analphabètes religieux. Nous devons surtout passer au-delà des interdits, des tabous, des impensables et des impensés qui nous sont imposés au nom d’une tradition de 14 siècles, aujourd’hui profondément défigurée par ceux qui prétendent parler en son nom et au nom de tous.

Nous appelons donc l’EMB et ses organisations partenaires à lancer ce chantier urgent, qui viendra, en son temps nourrir la formation des imâms en Belgique qui se profile à l’horizon. Le défi est de taille, mais ‪#‎OnEstLà‬ avec beaucoup d’autres pour rebondir et penser l’islam dont nous avons besoin : ouvert, progressiste, spirituel et sources d’inspiration. Il y a un an on était à minuit moins cinq. Il est désormais minuit moins une.

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Michaël Privot et Radouane Attiya sont des islamologues belges.