Points de vue

Musulmans de France, refuser de sombrer dans le catastrophisme

Rédigé par | Jeudi 31 Octobre 2019 à 12:17



Depuis quelques semaines, et de manière plus marquée encore ces derniers jours, les images et les messages se superposent mais ne se rencontrent pas. Des SOS de part et d’autre qui ne trouvent pas entendeurs. Les musulmans se sentent injustement victimes alors qu’on leur demande pour la énième fois d’exprimer leur solidarité et allégeance à la Nation. Des médias et une partie des Français mais surtout la classe politique ne semblent pas prendre la mesure de ce qui se passe.

Une musulmane humiliée car voilée, avec son enfant en pleurs en plein cœur d’un des temples de la démocratie, une attaque – ou un attentat pour certains – visant une mosquée qui se produit sans engendrer l’émotion attendue, la proposition de loi visant à interdire les mamans voilées accompagnatrices lors des sorties scolaires… Tel est en résumé ce à quoi sont confrontés les musulmans de France, qui ne savent à quel saint se vouer.

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Comme si cela ne suffisait pas le président de la République rencontre le CFCM et exige de l’institution des actions fermes pour lutter contre le communautarisme, devant une majorité de musulmans incrédules qui espéraient un tout autre discours et message.

Nous traversons incontestablement une période d’incompréhension réciproque. Paradoxalement, c’est aussi en ce moment même où des Français, de plus en nombreux, expriment leur exaspération du traitement médiatique délirant et malveillant réservée à l’islam et aux musulmans.

Ne pas céder à un certain catastrophisme

Nous observons l’exaspération monter, mais aussi la peur et l’inquiétude. La France est-elle en train de basculer vers une chasse aux sorcières « musulmanes » ? Nous ne devons pas sombrer dans un certain catastrophisme mais nous ne devons pas non plus céder à la montée des peurs, de la suspicion et des violences qui peuvent se profiler devant nous.

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Dans cette situation, le pire serait la surenchère que chacun invoquerait comme réponse à une défaillance du politique pour régler le problème de sécurité publique. Nous voyons déjà cette attitude très dangereuse se manifester de manière de plus en plus libre.

Ces actes antimusulmans poussent les citoyens musulmans à la méfiance vis-à-vis de la République qui ne les protègerait plus, et les incitent à se regrouper pour exprimer leur mécontentement et leur solidarité intracommunautaire. C’est ce qui a commencé à se produire ce week-end dans un certain nombre de villes françaises. Si ces rassemblements restent relativement limités, ils dénotent de cette relative rupture de confiance entre les citoyens de confession musulmane et la classe politique qui n’est certainement pas à la hauteur des enjeux.

Ces rassemblements peuvent être perçus de deux manières différentes : soit comme un sursaut citoyen de la part des citoyens musulmans qui ne cessent de dénoncer la montée de l’islamophobie, soit comme un rassemblement communautaire que le président et une partie des Français dénoncent. C’est ici qu’apparaît effectivement les limites de ces rassemblements puisqu’ils n’ont attiré pour l’essentiel que des citoyens de confession musulmane.

L’instant est grave et il ne faut pas commettre d'erreur

Nous sommes arrivés, il me semble, à un moment clé de la relation entre la Nation française et sa composante musulmane. Depuis plusieurs années, la classe politique n’a pas su mettre en place un climat et une politique sereines de manière à créer de la cohésion et un attachement à la Nation.

Certains prophétisent aujourd’hui une guerre civile comme issue à ces tensions qu’ils ne cessent d’ailleurs d’alimenter. Les médias, nous le savons tous, ont une lourde responsabilité dans cette dégradation de la situation.

L’instant est grave et il ne faut pas commettre d'erreur. Nous sommes à un tournant qu’il faut négocier avec courage et clairvoyance. Les citoyens de confession musulmane doivent inscrire leurs actions sur le long terme et hiérarchiser l’ordre des priorités. Il faudra porter une courageuse réflexion sur la pratique et la visibilité de l’islam en France. Cette réflexion doit se faire entre musulmans en premier lieu et dans un climat propice.

Ne pas alimenter la peur souvent irrationnelle de l’islam

Si les musulmans ressentent une réelle montée de la haine antimusulmane, il faut aussi admettre que la religion musulmane sous certains aspects apparait comme « étrange » et même étrangère. Ce caractère d’« étrangeté » a différentes causes dont il n’est pas le lieu de discuter ici. La responsabilité des musulmans et des faiseurs d’opinion (imams, prédicateurs, conférenciers…) est de ne pas alimenter cette « islamophobie », cette peur souvent irrationnelle de l’islam.

La communauté musulmane doit aussi se doter d’une élite qui puisse inspirer la jeunesse et participer aux débats de société. Elle doit contribuer davantage à l’intérêt général et au bien commun.

Etre intraitable vis-à-vis des prêcheurs de haine et de division

Nous l’avons déjà évoqué les médias portent une lourde responsabilité dans la détérioration du climat ambiant. Il faut que les citoyens de toutes confessions et idéologies dénoncent les lignes éditoriales de ces groupes de presse. Il faut garantir la cohésion nationale et être intraitable vis-à-vis des prêcheurs de haine et de division. Il faut prendre, dans ce cadre, des mesures effectives et ne pas attendre que des tragédies se produisent.

Enfin, comment ne pas pointer du doigt cette classe politique qui, soit exploite cyniquement cette situation à des fins électoralistes, soit manque de courage politique pour apporter les réponses nécessaires et attendues. Il est plus que temps que nos élus jouent pleinement et consciencieusement leur rôle.

Pour cela, il faut renoncer à la politique politicienne, s’affranchir des lobbies, fixer et rappeler le cadre juridique et institutionnel. Les contours de la laïcité sont connus et il n’existe pas de laïcité façonnée spécialement pour la religion musulmane.

Inscrire les événements immédiats dans un cycle civilisationnel en crise

Il faut prendre de la hauteur et un certain recul sur les événements immédiats et les inscrire dans un cycle civilisationnel en crise. Cette crise qu’Antonio Gramsci définit de la manière suivante : « C’est quand le vieux monde est en train de mourir, et que le nouveau monde tarde à naitre. Dans ce clair-obscur, naissent les monstres. »

Nous devons collectivement comprendre que les vrais enjeux sont bien au-delà du voile ou, plus globalement, des pratiques cultuelles. Ces dernières ne sont que l’expression de multiples déséquilibres civilisationnels. Les questions de fond sont la répartition de la richesse dans une économie de la rareté, la distribution du pouvoir et son exercice, la place de la religion dans l’espace public, la mondialisation en lien avec la souveraineté et l’identité et, plus fondamentalement, l’Homme dans son environnement (les effets de la technique sur notre humanité, la préservation de l’environnement). Des questions qui dépassent largement les limites de nos frontières.

Si l’essentiel de ces questionnements n’est pas traité de manière résolue et responsable, il est à craindre que les tensions n’aillent qu’en s’amplifiant. Aux musulmans de jouer leur part, à l’ensemble de la société de relever les vrais défis, et à une nouvelle génération d’hommes et de femmes politiques de porter et de défendre l’intérêt général (Res Publica).

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Djilali Elabed est enseignant en sciences économiques et sociales et spécialiste de la pensée de… En savoir plus sur cet auteur