Société

Nacira Guénif-Souilamas : « Féminisme et islam : ne pas confondre religion et patriarcat »

Rédigé par Élise Séaume | Mardi 14 Septembre 2010 à 17:48

Sociologue et anthropologue, Nacira Guénif-Souilamas est notamment l’auteure, avec Éric Macé, du livre « Les Féministes et le Garçon arabe » (Éd. de l’Aube, 2004). Elle nous explique que le rapport entre féminisme et islam ne se situe pas forcément où on l’attend.



Nacira Guénif-Souilamas : « Toutes les religions sont plus ou moins sexistes selon les époques et les lieux. »

Saphirnews : Pensez-vous que les femmes musulmanes ont un travail particulier à faire pour obtenir l’égalité sociale avec les hommes, justement parce qu’elles sont musulmanes ?

Nacira Guénif-Souilamas : Les femmes musulmanes ne sont pas que musulmanes, elles sont prises, ou pas, dans un système patriarcal ; elles sont financièrement autonomes, ou pas ; elles ont un haut niveau d’éducation, ou pas. Il existe une « écologie politique », des éléments de contexte et de biographie qui permettent de comprendre de quoi lesdites femmes musulmanes doivent se libérer pour éventuellement obtenir l’égalité (sociale, mais pas seulement).

Quant à vouloir être les égales des hommes (musulmans ou non), c’est certes un objectif imposé par le système patriarcal – qui a encore de beaux jours devant lui – comme par une interprétation pro-hommes du Coran et des textes doctrinaires ; mais ce ne peut en aucun cas être une ambition en soi.

Les hommes sont aussi imparfaits que le système de pouvoir et d’oppression qu’ils ont instauré et dont les derniers représentants ne sont pas plus rassurants que les premiers ! Heureusement qu’il existe partout et depuis un certain temps des hommes qui ne veulent plus se conformer à l’obligation d’être « un homme », notamment en prouvant qu’ils peuvent dominer des femmes.

À votre sens, le Coran est-il un texte sexiste par essence ? Est-il instrumentalisé pour l’être ?

Nacira Guénif-Souilamas : Parler de « sexiste » est anachronique et sélectif. Ceux qui ont pris la peine d’historiciser ce texte canonique comme d’autres, y compris en raison du fait qu’il se présente comme atemporel, ont pu montrer qu’il s’adresse à une humanité particulièrement inscrite dans une écologie particulière, à un moment donné, et qu’à partir de sa révélation il va connaître les effets du temps, de l’histoire des humains qui y croient et en attendent donc quelque chose, et des innombrables traductions dont il a fait l’objet. J’entends par traduction : exégèses, controverses, interprétations et aussi traduction d’une langue à l’autre.
Donc, dans son moment de révélation – mais cela a été dit et rabâché –, le Coran propose une révolution dans le statut des femmes, mais qui ne sera que rarement suivi d’effet puisque cette nouvelle doctrine, toute religieuse qu’elle est, donc supposément sacrée, se heurte à celle d’un patriarcat massif, consolidé dans ses fondements inégalitaires et oppressifs depuis des générations et des générations.

Il est donc sexiste vu d’aujourd’hui et d’ici, parce qu’il est amalgamé avec les formes politiques, le patriarcat, des sociétés où il est lu, professé et traduit en actes, mais pas de là où il est révélé.
Ce texte comme la religion qu’il invente est donc pris depuis toujours dans un conflit d’interprétation du monde, dans lequel il entretient certaines conceptions, en récuse d’autres et en renforce d’autres encore. D’où ses ambiguïtés, propre à tout texte poétique, et sa polysémie, due à sa longue vie dans des sociétés humaines. Tout cela peut être dit dès lors que l’on se situe hors de la croyance, hors du cercle des croyants, et que l’on regarde cet objet comme le produit d’un récit, d’un engendrement historique dont il faut faire la généalogie et l’anthropologie.

Peut-on lire le Coran en interprétant certains passages de façon féministe ?

Nacira Guénif-Souilamas : L’interprétation féministe du Coran a déjà lieu depuis longtemps et elle continue de se faire sur une base quotidienne et informelle, dans toutes les scènes de ménage ou les conflits intergénérationnels qui se déroulent au fil du temps. Et cela ne concerne évidemment pas seulement, et de loin, des musulmanes et leurs hommes, mais cela concerne tous les systèmes patriarcaux qui s’inscrivent partout, dans tous les rapports sociaux de sexe, de classe et de race.
Ce qui, du coup, permet de rappeler que toutes les religions, notamment les trois monothéismes, sont – ou ne sont pas à certaines conditions rarement réunies – sexistes ; elles le sont plus ou moins selon les époques et les lieux. Et dans ce hit-parade, il n’est pas sûr que l’islam remporte la palme.

L’émancipation des femmes musulmanes passe-t-elle par une prise de recul, un certain détachement de leur religion ?

Nacira Guénif-Souilamas : La question du détachement de la religion est une question complexe qui a autant à voir avec les parcours des individus qu’avec les transformations des sociétés. Pourquoi faudrait-il l’attendre plus des femmes que des hommes (par exemple, si ceux-ci pensent que leur religion est injuste ou injustement professée à leur égard ; pensez, par exemple, aux musulmans homosexuels) et plus des musulmans que des autres humains, croyants ou pas ? Cela voudrait dire qu’au fond un monde prêt à réaliser l’égalité entre les sexes serait plus susceptible de surgir s’il y avait moins d’islam et de musulmans-es. Un pari absurde et perdu d’avance, si l’on en croit la réalité démographique de cette religion.
L’émancipation veut dire étymologiquement, transférer d’un statut de bien meuble – ce qu’étaient les esclaves – à un statut de propriétaire de soi. Est-ce qu’être propriétaire de soi, donc souverain-e dans ses actes et ses décisions, signifie ne s’en remettre à rien d’autre que soi (autonomie) pour décider et vivre ?

Si l’on pose la question en ces termes, on constate qu’en effet, la « religion », comme d’autres attachements, peut faire partie des moteurs émancipateurs (pensez aux esclaves aux États-Unis et au Brésil) comme elle peut être une entrave à ce processus, qui n’est, au demeurant, jamais achevé.
Pourquoi faudrait-il demander aux musulmanes plus qu’à d’autres humains qui aspirent à s’émanciper des oppressions subies de le faire en se détachant de leur religion, parce qu’elle serait le seul moteur de leur oppression ?

Selon vous, peut-on être féministe et porter le foulard ?

Nacira Guénif-Souilamas : Comme je l’ai dit précédemment, s’il est possible d’engager une controverse sur l’interprétation et la réforme d’un texte canonique, dont la sacralité est instituée, donc vouée à se négocier, alors il devient possible d’adopter une attitude d’attachement et de détachement, selon les circonstances et selon les situations, à l’égard d’une religion dont on se réclame. Ce qui permet de comprendre comment il est non seulement possible d’être activement engagée dans un processus d’émancipation et de « porter le foulard », comme vous dites, suggérant que cet acte est univoque, alors que toutes les études démontrent le contraire, mais que ce geste, confère un point de vue assez imprenable, donc critique, sur le dogme religieux et sur son historicité.
Il est critique, parce que critiqué et critiquable, parce que, en étant problématique pour celles qui décident de le porter à un moment donné, en en faisant un usage non pas patriarcal mais religieux, il introduit le trouble dans les esprits, surtout de celles et de ceux qui considèrent qu’il est juste problématique.

Tout le problème est donc celui de la banalisation du port du voile : soit par les tenants du patriarcat, qui considèrent qu’ils ont gagné en utilisant leur religion, l’islam, afin de soumettre les femmes en les contraignant à se voiler ; soit par les détracteurs du patriarcat, qui confondant religion et patriarcat, se trompent d’ennemi. Soit ils-elles dénoncent les hommes qui voilent sans admettre l’agentivité (capacité à décider pour soi) de la plupart des femmes voilées, soit ils-elles dénoncent les femmes voilées plutôt que le système patriarcal duquel elles se détachent et dans lequel il faudrait les enfermer dès lors qu’elles se présentent ainsi dans l’espace public.

Ainsi, on se trouve face à un paradoxe, où les prétendus défenseurs des femmes, accroissent leur oppression en dénonçant leur religion, l’islam – qu’elles bricolent elles-mêmes et qui, à certaines conditions, peut faire contrepoids au patriarcat –, au lieu de comprendre que leur problème est le système patriarcal et que l’islam peut constituer une des solutions possibles à leur problème et que c’est à elles d’en décider.

Que l’on pense qu’une femme qui va tête nue présente tous les signes d’une « émancipation réussie » est non seulement une question de point de vue, mais peut être considéré aussi comme totalement erroné, en disant plus sur la panique ressentie devant cet accoutrement dans lequel rien ne va de soi que sur l’état d’esprit de celles qui le portent. Cela point aussi vers le fait que les dénonciateurs-trices sont aveuglés par l’ethnocentrisme qui consiste à affirmer la supériorité d’une cosmologie sur toutes les autres. Ce que l’on a appelé l’impérialisme ou le suprématisme blanc, qui a légitimé l’essentiel des entreprises coloniales de l’histoire de l’humanité.