Nayla Tabbara, théologienne et vice-présidente de la fondation Adyan, est l’auteure de « L’islam pensé par une femme » (Bayard, 2018).
Saphirnews : Pourquoi, dans votre ouvrage « L’islam pensé par une femme », n’avez-vous pas voulu vous concentrer uniquement sur des sujets dits féminins comme le voile ou la polygamie ?
Nayla Tabbara : Par cet ouvrage, j’ai voulu montrer que les femmes en islam peuvent être des théologiennes et travailler sur des questions sociales, politiques, systémiques… Nous avons besoin d’écouter la voix des femmes sur les questions qui, jusqu’ici, n’ont été traitées que par des hommes. Dans une religion, toute interprétation est contextuelle. Il faudrait que les hommes comprennent que ce qu’ils disent représente non pas l’universel, mais un point de vue d’hommes. De la même façon, un point de vue de femmes, même s’il peut faire écho et parler à d’autres personnes, n’est pas non plus universel.
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Rappelez-nous votre parcours. Car nombre de lecteurs peuvent se dire : « Mais quelle est votre légitimité en tant que femme pour parler d’islam ? »
Nayla Tabbara : D’autant que je suis une femme qui n’est pas voilée… Je n’ai pas suivi des études musulmanes traditionnelles. J’ai un doctorat en sciences des religions de l’École pratique des hautes études (EPHE).
J’ai commencé à penser la question de la diversité en islam, lorsque je suis allée à Rome étudier la théologie chrétienne, pendant 6 mois, dans les universités vaticanes. Là, je me suis retrouvée comme « représentante de l’islam » car tout le monde me posait des questions aussi diverses qu’imaginables ! J’ai voulu agir en conformité avec ma religion, en puisant dans le Coran. Or, ce que j’avais à disposition, c’était soit une approche légaliste liée à une époque où l’islam médiéval était plutôt conquérant. Soit un discours qui parle de Marie et de Jésus, où l’islam est une religion de paix, mais qui omet les versets plus problématiques. Soit, au contraire, un discours qui ne retient que des versets comme celui du sabre, qui enjoint de ne pas prendre les chrétiens ou les juifs pour alliés.
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J’ai commencé à penser la question de la diversité en islam, lorsque je suis allée à Rome étudier la théologie chrétienne, pendant 6 mois, dans les universités vaticanes. Là, je me suis retrouvée comme « représentante de l’islam » car tout le monde me posait des questions aussi diverses qu’imaginables ! J’ai voulu agir en conformité avec ma religion, en puisant dans le Coran. Or, ce que j’avais à disposition, c’était soit une approche légaliste liée à une époque où l’islam médiéval était plutôt conquérant. Soit un discours qui parle de Marie et de Jésus, où l’islam est une religion de paix, mais qui omet les versets plus problématiques. Soit, au contraire, un discours qui ne retient que des versets comme celui du sabre, qui enjoint de ne pas prendre les chrétiens ou les juifs pour alliés.
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Donc j’ai voulu faire un exercice d’abord pour moi, pour comprendre comment, en tant que musulmane, je peux être avec mes amis chrétiens, avec qui je vivais des moments de partage spirituel très forts. Alors j’ai pris en considération tous les versets qui parlent de l’autre dans le Coran pour essayer de les comprendre thématiquement. Mais je n’avais pas encore les outils pédagogiques nécessaires à ce moment-là.
C’est plus tard, quand j’ai étudié les féministes musulmanes, leur méthodologie d’approche du Coran, mais aussi les nouvelles méthodologies (thématique, contextuelle, historico-critique, chronologique…), que j’ai pu appréhender l’interprétation des textes religieux.
J’ai pu aboutir à une théologie de la diversité, de l’altérité, qui répond à ce que je crois profondément en tant que musulmane : Dieu veut que nous soyons vraiment ouverts aux autres.
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C’est plus tard, quand j’ai étudié les féministes musulmanes, leur méthodologie d’approche du Coran, mais aussi les nouvelles méthodologies (thématique, contextuelle, historico-critique, chronologique…), que j’ai pu appréhender l’interprétation des textes religieux.
J’ai pu aboutir à une théologie de la diversité, de l’altérité, qui répond à ce que je crois profondément en tant que musulmane : Dieu veut que nous soyons vraiment ouverts aux autres.
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Quelle est cette théologie de l’altérité ?
Nayla Tabbara : L’altérité, ou la diversité, est voulue par Dieu. Je ne pense pas qu’il y ait un Livre d’une autre religion qui dise si explicitement que « si Dieu l’avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté mais il vous a donné des voies différentes ». Dans le Coran, la meilleure religion la plus complète est l’islam, mais cela ne contredit pas le fait que d’autres religions sont des voies de salut aussi. L’axialité de la religion islamique ne contredit pas d’autres versets qui disent que le salut est néanmoins promis à ceux qui croient en Dieu, font des bonnes œuvres et croient au Jour dernier.
Pour moi, une théologie pluraliste, une théologie qui englobe les autres, qui les inclut et les accepte, nous aidera en tant que musulmans à retrouver notre beauté en nous.
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Pour moi, une théologie pluraliste, une théologie qui englobe les autres, qui les inclut et les accepte, nous aidera en tant que musulmans à retrouver notre beauté en nous.
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N’avez-vous pas l’impression d’être mieux acceptée en tant que femme dans le monde non musulman plutôt que dans le milieu intramusulman ?
Nayla Tabbara : Pas tout à fait. Al-Azhar m’a invitée à deux reprises à venir parler… sans voile. Et lors de la grande conférence de 2017, qui portait sur la citoyenneté et la coexistence, c’était devant un public très important. Il y avait 500 représentants de très haut niveau, non seulement religieux mais aussi politiques, venus de 50 pays.
Si Al-Azhar promulgue aussi ce que je dis, cela veut dire que, finalement, ils me reconnaissent une légitimité. Donc il y a une reconnaissance aussi dans le milieu musulman.
Si Al-Azhar promulgue aussi ce que je dis, cela veut dire que, finalement, ils me reconnaissent une légitimité. Donc il y a une reconnaissance aussi dans le milieu musulman.
Faites-vous partie du mouvement féministe musulman ?
Nayla Tabbara : Le féminisme musulman existe depuis les années 1980. Il n’y a pas que les femmes d’ailleurs qui sont dans ce courant : des hommes travaillent aussi sur les questions des femmes en islam.
Je fais partie de ce mouvement dans le sens où je m’intéresse beaucoup au travail des féministes. C’est comprendre l’aspect révolutionnaire du Coran mis dans son contexte. Le Coran donne des droits et les voix aux femmes ! Le verset sur la polygamie est très clair : il l’autorise si l’on parvient à être équitable ; plus loin, il dit qu’il sera difficile de l’être, donc le Coran nous pousse plutôt vers la monogamie.
Le Coran est un très bon pédagogue. Aujourd’hui, un pédagogue n’impose pas ses idées : il ouvre les questions et laisse les élèves parvenir à leur propre réflexion.
Je fais partie de ce mouvement dans le sens où je m’intéresse beaucoup au travail des féministes. C’est comprendre l’aspect révolutionnaire du Coran mis dans son contexte. Le Coran donne des droits et les voix aux femmes ! Le verset sur la polygamie est très clair : il l’autorise si l’on parvient à être équitable ; plus loin, il dit qu’il sera difficile de l’être, donc le Coran nous pousse plutôt vers la monogamie.
Le Coran est un très bon pédagogue. Aujourd’hui, un pédagogue n’impose pas ses idées : il ouvre les questions et laisse les élèves parvenir à leur propre réflexion.
Dans votre ouvrage, vous invitez à suivre cette « pédagogie coranique ». Exit la lecture littérale, le Coran n’est pas un point final mais il est la lettre majuscule des interprétations à venir...
Nayla Tabbara : C’est comme cela que le Coran me parle. Le Prophète lui-même écoutait ses compagnons, suivait leurs avis… Cette pédagogie du Prophète, du Coran, est fascinante : elle nous ouvre les portes pour penser et aller plus loin vers les droits humains. L’esclavage est mentionné dans le Coran mais plus personne aujourd’hui, sauf Daesh, va le revendiquer au nom de l’islam. Le Coran nous pousse vers l’équité, l’égalité, vers les droits de l’homme, l’honneur et la dignité de chaque être humain.
Vous employez beaucoup le mot « engagement » : envers Dieu, envers soi et avec les autres. Classiquement, on traduit « islam » par « soumission à Dieu ». Or vous placez le musulman et la musulmane comme étant « pro-actifs » ?
Nayla Tabbara : Je traduis « islam » par « abandon confiant » en Dieu, au lieu de « soumission » à Dieu. C’est une plénitude. C’est comme si on se jette dans les bras de sa mère. Cet abandon nous permet d’avoir confiance en Dieu et à la vie pour pouvoir continuer. C’est triste de constater qu’au sein de l’islam, aujourd’hui, on ait affaire à une école de la peur et du scrupule : on a peur de dire ceci, on n’a pas le droit de faire cela… comme si l’islam était une boîte et qu’on craignait d’en sortir.
Dans la vie, on a une responsabilité. Pourquoi le Coran dit : « Vous êtes la meilleure communauté » ? Ce n’est pas dans le sens identitaire (être musulman-e). Sont meilleur-e-s celles et ceux qui font le bien, qui arrêtent le mal : faire le bien pour les gens, arrêter l’oppression… C’est ce qu’on trouve dans le message coranique.
Dans la vie, on a une responsabilité. Pourquoi le Coran dit : « Vous êtes la meilleure communauté » ? Ce n’est pas dans le sens identitaire (être musulman-e). Sont meilleur-e-s celles et ceux qui font le bien, qui arrêtent le mal : faire le bien pour les gens, arrêter l’oppression… C’est ce qu’on trouve dans le message coranique.
Vous présentez aussi une théologie de la fragilité en abordant la question du handicap. Cette question est en effet peu traitée par les théologiens musulmans…
Nayla Tabbara : L’expérience que j’ai vécue avec l’Arche est fondamentale. Les écrits de Jean Vanier, fondateur de L’Arche, étant plutôt à référence chrétienne, l’association avait constitué un groupe de chercheurs pour parler de théologie islamique et rendre compte de l’expérience des musulmans qui sont accueillis à l’Arche. C’est là où j’ai rencontré vraiment des personnes handicapées. Et que j’ai pu comprendre ce qui me parlait depuis toujours dans le Coran…
La relation que l’on a avec une personne ayant un handicap apprend à la personne qui n’a pas de handicap apparent à accepter ses propres limites et ses faiblesses. Pourtant, dans notre société, nous essayons toujours de couvrir nos faiblesses, ce qui nous rend parfois arrogants. La sourate 80 qui évoque l’attitude du Prophète qui n’a pas accordé d’importance à une personne aveugle – qui finalement a joué un grand rôle parmi les premiers compagnons – nous rappelle nos faiblesses.
Finalement, le Coran nous pousse vers l’inclusion d’une manière très forte. La théologie de la fragilité souligne notre interdépendance, entre personnes avec handicap et personnes sans handicap apparent.
La relation que l’on a avec une personne ayant un handicap apprend à la personne qui n’a pas de handicap apparent à accepter ses propres limites et ses faiblesses. Pourtant, dans notre société, nous essayons toujours de couvrir nos faiblesses, ce qui nous rend parfois arrogants. La sourate 80 qui évoque l’attitude du Prophète qui n’a pas accordé d’importance à une personne aveugle – qui finalement a joué un grand rôle parmi les premiers compagnons – nous rappelle nos faiblesses.
Finalement, le Coran nous pousse vers l’inclusion d’une manière très forte. La théologie de la fragilité souligne notre interdépendance, entre personnes avec handicap et personnes sans handicap apparent.
Vous revendiquez-vous d’une tradition, d’une école particulière ?
Nayla Tabbara : Non, j’ai puisé dans plusieurs traditions et écoles. Je suis bien sûr sunnite. J’ai puisé dans le soufisme. Mais parce que je vis au Liban et que j’ai des amis chiites aussi, j’ai puisé dans la tradition chiite et, plus tard, j’ai puisé aussi dans des grands et nouveaux penseurs de l’islam, que je cite dans mon ouvrage. C’est cela la richesse du patrimoine musulman.
Quels conseils donneriez-vous à des personnes qui aimeraient lire le Coran ? Dans quel état d’esprit l’approcher ?
Nayla Tabbara : Ici, c’est l’expérience soufie qui est importante : vibrer avec le Texte, le laisser nous parler aujourd’hui. Ne pas essayer de comprendre seulement ce que le Texte disait dans son temps, parce que c’est difficile, mais aussi laisser le Texte parler à la personne qui est en train de le lire.
J’ai fait mon doctorat sur les commentaires mystiques du Coran, dont le livre vient de paraître sous le titre L’Itinéraire spirituel d’après les commentaires soufis du Coran (Vrin, 2018). J’ai travaillé sur les commentaires de la sourate « La Caverne ». J’ai appris des soufis leur manière très intéressante de lire les récits. Soit ils se mettent à la place de la personne qui vit le récit et donc s’identifient au Prophète : ils vivent alors tellement le Texte que cela entre en résonance avec leur vie spirituelle. Soit ils expliquent les personnages comme s’ils représentaient les différentes facultés que l’on a à l’intérieur de nous. Par exemple, dans la sourate mettant en scène Moïse et le valet : Moïse représente l’âme et le valet représente le cœur, le cœur et l’âme vont ensemble dans un voyage pour retrouver l’Esprit.
Il y a aussi cette manière de lire le Texte comme s’il nous parlait pour notre propre cheminement intérieur. Laissons le Texte vibrer en nous et non pas d’une manière où le Texte reste en dehors de nous !
Il y a aussi cette manière de lire le Texte comme s’il nous parlait pour notre propre cheminement intérieur. Laissons le Texte vibrer en nous et non pas d’une manière où le Texte reste en dehors de nous !