Saphirnews : Comment avez-vous été amené à vous intéresser à la Birmanie et à la cause des Rohingyas ?
Sophie Ansel : A la suite d’expériences à l’étranger, je me suis installée en Malaisie en 2001. Je partais autant que possible dans les régions reculées, les jungles et à la rencontre des villageois, des tribus et des populations marginalisées et discriminées. (…) J’ai voyagé en Birmanie fin 2005 pour la première fois avec l’envie de ne rien planifier, de quitter au plus vite Yangon (Rangoon, ndlr), de sortir des sentiers battus, de l’habituel circuit emprunté par et tracé pour les touristes et de sentir le pouls de la Birmanie contemporaine – celle des régions ethniques et des campagnes - dont sont issues près de 80% de la population. Je voulais rendre compte de l’essence du pays et de son peuple et rapporter le pays à travers les yeux et le cœur de ceux qui vivaient la Birmanie au quotidien. C’est de là que mon enquête sur la Birmanie et son peuple a débuté. Elle m’a amené sur plusieurs années à pénétrer l’intimité des Birmans – toutes ethnies confondues – de Birmanie, de Thaïlande, de Malaisie et de suivre quelques destins jusqu’en Australie et aux Etats Unis.
Lorsque je me suis rendue dans l’Etat Rakhine (Arakan) pour la première fois, j’ai été très chaleureusement accueillie par les communautés rakhines boudhistes et j’avoue que j’ai passé des moments uniques car les Rakhines sont particulièrement fiers de leur culture et m’ont invité à partager les moments les plus importants de leur vie quotidienne : ordination, mariage, veillée de parents malades, crémation, diner, examens de moines, fête de l’eau... Mais très vite, j’ai senti qu’il y avait un tabou dans la communauté rakhine : les musulmans et ce mur psychologique qui avait été érigé pour tenir à l’écart les Rohingyas de la société dans l’Etat Rakhine. Un mur construit avec beaucoup de fausses rumeurs, d’ignorance et de propagande évidente.
J’ai tenu à me rendre dans un des villages musulmans à proximité de Sittwe malgré les propos dissuasifs de mes « amis » de l’ethnie rakhine. Lorsque j’ai pénétré le village Nasih, j’ai découvert les Rohingyas, certains avec la peau sur les os, des marchés parcimonieux, des enfants sans sourire, cernés et le ventre arrondi par la faim, des regards d’une détresse déchirante et surtout des silences et des regards apeurés. C’était une Birmanie très éloignée de celle que j’avais découverte jusque là. Une misère comme nulle part je n’en avais vu encore. Ce fut un premier choc, une première révélation et le début d’un œil attentif à la situation des Rohingyas.
Lorsque je me suis rendue dans l’Etat Rakhine (Arakan) pour la première fois, j’ai été très chaleureusement accueillie par les communautés rakhines boudhistes et j’avoue que j’ai passé des moments uniques car les Rakhines sont particulièrement fiers de leur culture et m’ont invité à partager les moments les plus importants de leur vie quotidienne : ordination, mariage, veillée de parents malades, crémation, diner, examens de moines, fête de l’eau... Mais très vite, j’ai senti qu’il y avait un tabou dans la communauté rakhine : les musulmans et ce mur psychologique qui avait été érigé pour tenir à l’écart les Rohingyas de la société dans l’Etat Rakhine. Un mur construit avec beaucoup de fausses rumeurs, d’ignorance et de propagande évidente.
J’ai tenu à me rendre dans un des villages musulmans à proximité de Sittwe malgré les propos dissuasifs de mes « amis » de l’ethnie rakhine. Lorsque j’ai pénétré le village Nasih, j’ai découvert les Rohingyas, certains avec la peau sur les os, des marchés parcimonieux, des enfants sans sourire, cernés et le ventre arrondi par la faim, des regards d’une détresse déchirante et surtout des silences et des regards apeurés. C’était une Birmanie très éloignée de celle que j’avais découverte jusque là. Une misère comme nulle part je n’en avais vu encore. Ce fut un premier choc, une première révélation et le début d’un œil attentif à la situation des Rohingyas.
A quand remonte votre dernier voyage en Birmanie ? Quelles furent vos constats?
Sophie Ansel : Je suis quotidiennement en contact avec les Birmans de toutes ethnies. Je me suis rendue plusieurs fois en Birmanie entre mars et novembre 2012. A la fois pour observer les élections partielles pour rendre compte d’une nouvelle jeunesse, du pouvoir des moines et de l’influence des astrologues dans le pays pour le compte de l’émission « Un œil sur la planète » (France 2) mais aussi et surtout pour continuer d’enquêter sur la situation des Rohingyas. Je travaillais depuis 2010 sur Nous les innommables – un tabou birman, l’autobiographie du jeune Habiburahman symbolique à plus d’un titre de la vie des Rohingyas depuis les années 1980 jusqu’en septembre 2012. En retournant dans l’Arakan en 2012, je voulais retrouver les Rakhines bouddhistes que je connaissais depuis 2006 et comprendre leur perception de la démocratie, me rapprocher des Rohingyas de l’Arakan et retourner dans les villages musulmans.
Mon passage à Sittwe (Arakan) s’est effectué au lendemain des élections qu’a remporté haut la main le parti d’Aung san Suu Kyi et qui lui ont permis d’avoir sa place enfin au parlement. L’engouement pour Aung San Suu Kyi était fort. Il en était tout autrement à Sittwe où elle n’a pas la popularité auprès des Rakhines qu’elle a dans les divisions de Birmanie.
Mon passage à Sittwe (Arakan) s’est effectué au lendemain des élections qu’a remporté haut la main le parti d’Aung san Suu Kyi et qui lui ont permis d’avoir sa place enfin au parlement. L’engouement pour Aung San Suu Kyi était fort. Il en était tout autrement à Sittwe où elle n’a pas la popularité auprès des Rakhines qu’elle a dans les divisions de Birmanie.
Comment l’expliquez-vous ?
Sophie Ansel : L’Arakan vit une tout autre réalité politique, sociale et culturelle que celle de Yangon. Il faut bien le comprendre, la Birmanie a de multiples visages et la réalité d’une région ne s’applique par toujours à celle des autres régions. A Sittwe, je m’en suis vite rendue compte en m’immergeant dans la vie des Rakhines. Ils sont excessivement fiers de leur culture et de leur langue qui différent aussi de celle de l’ethnie majoritaire bamar. Ils se revendiquent les uniques héritiers de l’empire d’Arakan.
Lorsque je me suis rendue à Sittwe et Mrauk U en 2012, ils m’ont accueilli comme ils l’ont fait en 2006 avec un grand enthousiasme et beaucoup d’apparente générosité. J’ai en revanche senti un climat extérieur très inquiétant. Pas un climat de tension entre deux ethnies mais clairement un climat d’asservissement d’une ethnie sur une autre. Beaucoup plus important qu’en 2006. Certes, nous étions en période de fêtes bouddhistes mais de voir des hommes musulmans tirer des charrues à bœufs portant des bouddhistes m’a évoqué des périodes peu glorieuses de notre histoire humaine.
Lorsque j’ai voulu rencontrer des activistes rohingyas, il m’a fallu être très discrète pour leur sécurité. Aujourd’hui, ces mêmes activistes sont emprisonnés et sont en danger de mort. Entre 2006 et 2012, les quelques étudiants musulmans qui avaient été originellement acceptés pour suivre les cours dans l’école d’anglais que je fréquentais ont été renvoyés.
J’ai retrouvé un jeune musicien qui sortait de prison pour avoir participé aux manifestations de 2007 pour la démocratie. Plutôt que de penser à construire la démocratie et œuvrer pour une nouvelle Birmanie, sa première préoccupation était de détruire et se débarrasser des musulmans de l’Arakan qui, selon lui, voulaient coloniser sa région. Il avait un discours proche du fascisme. La situation était très inquiétante. Je n’imaginais pas cependant la gravité ce qui se préparait à peine deux mois plus tard (en juin 2012, ndlr). Un nettoyage ethnique dans le feu, les lames et le sang. Rétrospectivement, les signes étaient là.
Lorsque je me suis rendue à Sittwe et Mrauk U en 2012, ils m’ont accueilli comme ils l’ont fait en 2006 avec un grand enthousiasme et beaucoup d’apparente générosité. J’ai en revanche senti un climat extérieur très inquiétant. Pas un climat de tension entre deux ethnies mais clairement un climat d’asservissement d’une ethnie sur une autre. Beaucoup plus important qu’en 2006. Certes, nous étions en période de fêtes bouddhistes mais de voir des hommes musulmans tirer des charrues à bœufs portant des bouddhistes m’a évoqué des périodes peu glorieuses de notre histoire humaine.
Lorsque j’ai voulu rencontrer des activistes rohingyas, il m’a fallu être très discrète pour leur sécurité. Aujourd’hui, ces mêmes activistes sont emprisonnés et sont en danger de mort. Entre 2006 et 2012, les quelques étudiants musulmans qui avaient été originellement acceptés pour suivre les cours dans l’école d’anglais que je fréquentais ont été renvoyés.
J’ai retrouvé un jeune musicien qui sortait de prison pour avoir participé aux manifestations de 2007 pour la démocratie. Plutôt que de penser à construire la démocratie et œuvrer pour une nouvelle Birmanie, sa première préoccupation était de détruire et se débarrasser des musulmans de l’Arakan qui, selon lui, voulaient coloniser sa région. Il avait un discours proche du fascisme. La situation était très inquiétante. Je n’imaginais pas cependant la gravité ce qui se préparait à peine deux mois plus tard (en juin 2012, ndlr). Un nettoyage ethnique dans le feu, les lames et le sang. Rétrospectivement, les signes étaient là.
Dans quelles circonstances avez-vous écrit votre ouvrage ? Comment avez-vous rencontré Habiburahman ?
Sophie Ansel : J’ai rencontré Habib en 2006 à Kuala Lumpur. Il en avait alors gros sur le cœur. Comme à peu près la grande majorité des Rohingyas. Ils sont l’un des rares peuples qui sont contraints à une cavale sans fin d’un pays à un autre, des lors qu’ils arrivent à fuir leur village prison dans l’Arakan. Une vie infernale pour l’un des peuples les plus persécutés au monde. Une persécution qui n’est pas cantonnée à la Birmanie mais qui s’étend aux pays voisins, en Malaisie, au Bangladesh, en Thaïlande et même Arabie Saoudite et en Australie. Un Rohingya à Yangon m’a dit un jour qu’aucun Rohingya n’a eu un jour heureux dans sa vie car que ce soit un membre de la famille ou soi-même, ils doivent toujours faire face à une situation de danger, de stress, de peur, de tortures, de pertes, de disparition... La vie d’Habib et de sa famille est en ce sens très représentative.
Lorsque je l’ai rencontré, Habib était investi pour alerter les médias, les ONG, l’ONU ou qui voulait l’entendre sur la situation des siens et ceux qui souffraient encore plus que lui. Il n’a jamais mis en avant sa propre histoire personnelle. Il co-organisait des manifestations devant l’ambassade birmane, thaïlandaise ou bengalie, pour la chute des dictateurs en Birmanie, pour les droits humains et la démocratie et pour la libération d’Aung San Suu Kyi qui était le seul espoir pour les Rohingyas de recouvrer un jour leurs droits perdus. La seule personnalité birmane en qui ils avaient foi.
Ce qui lui importait avant tout, c’était de faire connaître la cause et la situation des Rohingyas dont personne ne semblait relayer la voix depuis des décennies de souffrance.
Lorsque je l’ai rencontré, Habib était investi pour alerter les médias, les ONG, l’ONU ou qui voulait l’entendre sur la situation des siens et ceux qui souffraient encore plus que lui. Il n’a jamais mis en avant sa propre histoire personnelle. Il co-organisait des manifestations devant l’ambassade birmane, thaïlandaise ou bengalie, pour la chute des dictateurs en Birmanie, pour les droits humains et la démocratie et pour la libération d’Aung San Suu Kyi qui était le seul espoir pour les Rohingyas de recouvrer un jour leurs droits perdus. La seule personnalité birmane en qui ils avaient foi.
Ce qui lui importait avant tout, c’était de faire connaître la cause et la situation des Rohingyas dont personne ne semblait relayer la voix depuis des décennies de souffrance.
Habib vous a aidé à comprendre le sort des Rohingyas.
Sophie Ansel
Sophie Ansel : Habib était un porte-parole pour son ethnie. Un jeune Rohingya me l’avait présenté au coin d’une rue alors que je faisais une enquête sur les conditions de vie des réfugiés birmans qui fuyaient leur pays pour se retrouver pris au piège de trafiquants d’êtres humains en Malaisie et en Thaïlande. Il avait un tas d’informations précises, de rapports collectés qu’il voulait partager. Il m’a alors présenté à des Rohingyas de Malaisie ayant subi des persécutions en Birmanie mais aussi en dehors, beaucoup victimes de trafics d’êtres humains après avoir fui le pire. Des disparitions et des abus aussi dans les centres de rétention.
Il savait parfaitement de quoi il parlait et les témoignages n’ont été que le reflet de ce que lui et d’autres activistes dénonçaient sans parvenir à faire connaître leur cause à l’échelle qu’elle méritait d’être connue. Il avait été emprisonné et torturé plusieurs fois en Birmanie mais il avait aussi été esclave sur les bateaux en Thaïlande et maintes fois maltraité dans des centres de rétention en Malaisie puis revendu à des réseaux mafieux de trafiquants d’êtres humains quand il n’était pas exploité comme tous les autres par des employeurs sans scrupule profitant de la vulnérabilité des Rohingyas.
Malgré tout, il se sentait plus en force et moins vulnérable que d’autres, notamment car il était célibataire et n’avait pas de famille à charge. J’ai d’abord repris mon enquête auprès de l’ensemble des ethnies pour en faire un roman graphique qui évoque tous ces trafics d’êtres humains et les procédés mis en place par les réseaux mafieux et les autorités corrompus avant de resserrer particulièrement sur les Rohingyas. Nous les innommables - un tabou birman, c’est son histoire et à travers son récit, c’est celui des Rohingyas depuis plusieurs décennies jusqu’en septembre 2012. Il nous a fallu beaucoup de temps pour le faire parce que les conditions étaient graves et les derniers mois d’écriture ont été les plus douloureux. Juin - juillet - août 2012, le nettoyage ethnique était en cours. Habib était en contact quotidien avec l’Arakan. Sa famille était cernée. Lui était séquestré depuis presque trois ans, sans perspective d’espoir, dans le centre de rétention en Australie après avoir risqué sa vie par bateau pour chercher une terre d’exil et d’espoir.
Il savait parfaitement de quoi il parlait et les témoignages n’ont été que le reflet de ce que lui et d’autres activistes dénonçaient sans parvenir à faire connaître leur cause à l’échelle qu’elle méritait d’être connue. Il avait été emprisonné et torturé plusieurs fois en Birmanie mais il avait aussi été esclave sur les bateaux en Thaïlande et maintes fois maltraité dans des centres de rétention en Malaisie puis revendu à des réseaux mafieux de trafiquants d’êtres humains quand il n’était pas exploité comme tous les autres par des employeurs sans scrupule profitant de la vulnérabilité des Rohingyas.
Malgré tout, il se sentait plus en force et moins vulnérable que d’autres, notamment car il était célibataire et n’avait pas de famille à charge. J’ai d’abord repris mon enquête auprès de l’ensemble des ethnies pour en faire un roman graphique qui évoque tous ces trafics d’êtres humains et les procédés mis en place par les réseaux mafieux et les autorités corrompus avant de resserrer particulièrement sur les Rohingyas. Nous les innommables - un tabou birman, c’est son histoire et à travers son récit, c’est celui des Rohingyas depuis plusieurs décennies jusqu’en septembre 2012. Il nous a fallu beaucoup de temps pour le faire parce que les conditions étaient graves et les derniers mois d’écriture ont été les plus douloureux. Juin - juillet - août 2012, le nettoyage ethnique était en cours. Habib était en contact quotidien avec l’Arakan. Sa famille était cernée. Lui était séquestré depuis presque trois ans, sans perspective d’espoir, dans le centre de rétention en Australie après avoir risqué sa vie par bateau pour chercher une terre d’exil et d’espoir.
Qu’est-il devenu depuis ?
Sophie Ansel : Habib est sorti de prison et vit aujourd'hui à Melbourne. Il attend que ses papiers soient régularisés mais il est libre. Il est inquiet pour les siens en Birmanie. Sa famille est toujours en danger en Birmanie, notamment dans l'Arakan.
* Sophie Ansel, Nous les innommables – un tabou birman, Steinkis, octobre 2012, 376 pages, 19,90€.
* Sophie Ansel, Nous les innommables – un tabou birman, Steinkis, octobre 2012, 376 pages, 19,90€.
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