Points de vue

Paradoxes républicains

Rédigé par Ahmed Brahimi | Lundi 13 Mars 2006 à 19:55



Le serment du jeu de paume, par David
La République favorise le racisme et la discrimination lorsqu’elle refuse aux cultures, qui sont étrangères à sa tradition, de s’épanouir librement en son sein. L’alternative qu’elle leur propose est la suivante : abdiquer de vos cultures pour embrasser la nôtre et vous vous intégrerez, où alors subissez le marginalisme. Un tel choix est bien évidemment intolérable.
En refusant d’être assimilées, ces cultures sont immédiatement perçues comme étrangères aux autres car la culture est l’affaire de communautés, de peuples, et non d’individus. Par cette position, la République annihilie toute culture étrangère à elle, les rejette en privé et les détruit en publique, inspirée par la nature de ses structures qui ne peuvent engendrer que des individus, dans l’esprit de 1789. Mais elle produit également toutes ces formes de haines et de mépris à l’égard de ces communautés religieuses ou culturelles, coupable d’“inindividualisme”, et leur repli radical, poussées et entraînées par ces préjugés à une attitude exacerbée.

Tout système, qu’il soit politique, économique ou religieux, possède deux caractéristiques fondamentales, deux principes qui définissent et délimitent son existence et sa raison d’être : un principe inclusif et exclusif. Toute la question est d’analyser les fondements de ces principes et d’établir, ou non, leur légitimité.

La République, à l’instar de tous les régimes politiques d’inspiration occidentale, se construit sur le sentiment nationaliste qui est la moelle de son identité et le fondement de sa cohésion. Elle nie profondément en cela son postulat égalitariste dans la mesure où tout nationalisme s’appuie sur une base ethnique, voire traditionnelle, par définition discriminatoire.

Conflits d’autorité

Il existe, par ailleurs, un véritable conflit d’autorité entre le système républicain tel qu’il s’est établi dans l’histoire et le système religieux, ou plus précisément le message monothéiste. Conflit d’autorité entre la souveraineté du peuple et la souveraineté de Dieu qui se manifeste essentiellement dans le cadre législatif, mais également moral. La violence d’état et la terrible répression que la république romaine déchaîna à l’encontre des premiers chrétiens en donne une idée. La figure du Christ, réformateur du judaïsme et prophète d’un nouveau souffle monothéiste, a incontestablement représenté une menace de nature séditieuse et subversive pour une aristocratie, dont le paganisme, par l’emprise et l’influence religieuse qu’il exerçait sur le peuple, légitimait et justifiait sa domination économique, sociale, politique et morale. La démocratie demeure sous ce rapport l’expression politique du polythéisme car elle se développe et se nourrit d’un paganisme qui n’est lui-même que le reflet et la traduction, en termes théologiques, du pouvoir aristocratique.

Le second conflit d’autorité qui a opposé et oppose le système républicain et le message monothéiste concerne la définition de l’homme qu’ils défendent et leurs prétentions réciproques à incarner, à travers cette définition, l’universalité. Le premier conflit engageait la légitimité de leurs fondements, le second, celle de leurs finalités. La rencontre entre l’Islam et la religion démocratique, sous sa version républicaine, latine et autoritaire, peut donner une nouvelle idée de ce double conflit idéologique et moral. La confrontation entre le pouvoir spirituel islamique et le pouvoir temporel républicain est diamétralement inverse, dans sa nature, de celle qui s'est produite entre le pouvoir spirituel chrétien et le pouvoir temporel romain. La seconde reposait sur une unité et une convergence idéologique de type païenne, progressive, qui s'est cristallisé dans l'étatisation politique du christianisme avec Constantin, processus qui correspondait lui-même à la cristallisation théologique et dogmatique du christianisme. Sur ce point précis, et contrairement à ce qu'en a dit Carl Schmitt*, le christianisme n'était déjà plus une forme du monothéisme, mais du paganisme. La confrontation entre République et Islam est d'une autre nature. Elle s'appuie sur une opposition radicale entre monothéisme islamique et paganisme républicain, qui rend toute fusion et toute synthèse politique impossible en dehors d'une relation hiérarchique et autoritaire entre les deux systèmes.

La République s’est véritablement déployée comme un système théologique global qui avait vocation à déterminer le Bien et le Mal et se prémunir contre toute forme de pensée qui pouvait germait en elle et se substituer à son empire naturel.

Un infanticide républicain

La France offre un exemple de ce genre d'évolution politique. A travers un arsenal législatif contraignant (arrêtés, décrets et lois), dont le but a été de refouler les manifestations sociales et publiques du fait religieux musulman, la République française est sortie, paradoxalement, du régime de laïcité qui était le sien, au moment précis ou elle souhaitait légiférer pour préserver cette valeur. En intervenant directement dans la sphère du religieux et en prohibant le port de signes religieux et toute expression de la pratique religieuse musulmane, à l'école, puis par extension aux administrations, écoles supérieures et lieux professionnels, l'Etat est sortie de sa réserve et de sa neutralité religieuse, qui n'incombait, au niveau de l'école, qu'aux fonctionnaires, enseignants, locaux et programmes scolaires, et au niveau des administrations, à tous les fonctionnaires. L'interdiction du financement d'un culte, d'une reconnaissance ou d'un traitement privilégié quelconque d'un culte sur un autre, par l'Etat, et le renoncement à professer ou exprimer ouvertement sa foi, pour les fonctionnaires de l'Etat, telles étaient les limites définies et reconnues de la laïcité, dans l'espace publique, depuis l'existence de la loi de séparation des pouvoirs temporels et spirituels de 1905. A travers cette sortie officielle et définitive du régime de laïcité, accompagnée d'une répression des formes d'expression sociales et publiques de la religiosité, expressions légitimes et inhérentes à toute spiritualité, l'Etat a achevé la transmutation de sa structure étatique en structure théologico-politique légiférant et déterminant les normes dans les champs de la morale et du religieux. La question de l'homosexualité, du mariage, et de la pratique religieuse, qui ont toute fait l'objet de nouvelles législations et d'une redéfinition par l'Etat français, traduisent cette mutation.

Concernant les aspects théologico-politique de l'Etat sous sa forme générale, et du système républicain en particulier, aspects définis et déclinés par Carl Schmitt, ils consistent essentiellement en une analogie entre les concepts de la théologie et ceux de la politique et de l'Etat, les seconds s'avérant être une reformulation séculaire des premiers, selon la célèbre formule de Schmitt, "tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l'Etat sont des concepts théologiques sécularisés."

Cette thèse schmittienne, en dépit du fait qu'elle n'ait pas été développée par son auteur, entièrement et sous toutes ses formes, est exacte. On la retrouve dans le statut et la valeur accordée à l'Etat, dieu sécularisé, souverain et puissant, dont le statut a été construit sur le modèle du Dieu Tout-puissant du monothéisme abrahamique. On retrouve également cette analogie dans le rapport aux textes fondateurs d'un Etat et sa Constitution, textes qui sont érigés et considérés comme quasiment "sacrés" et dont la violation constitue un sacrilège, comme les textes révélés pour les fidèles d'une religion. La commémoration des fêtes nationales et des évènements historiques, moments de communion et d'identité partagée, s'assimile aisément aux commémorations et aux fêtes religieuses, tout comme la célébration des mariages, institutions religieuses, qui sont célébrés sur le même mode, mais civilement.

Ce dévoiement organique de la structure républicaine qui s’est mué en une douce tyrannie des consciences et a dérivé en une dictature de la pensée majoritaire, ne peut que précipiter les conflits internes, mettre à mal sa propre unité et trahir sa raison d’être qui est de permettre à l’être humain, de développer librement sa raison et d’accomplir sa nature spirituelle. La persécution religieuse est un infanticide républicain.

1Philosophe allemand, auteur d'une "Théologie politique" aux éditions gallimard.