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Patrimoine africain : « Appréhender l’étendue de l’appropriation par la force, c’est saisir la violence coloniale à l’œuvre durant des siècles »

De Facto

Rédigé par Bénédicte Savoy | Mercredi 10 Février 2021 à 11:45

En 2018, conjointement avec l’écrivain et économiste Felwine Sarr, l’historienne de l’art Bénédicte Savoy a remis au président de la République un rapport sur la possible restitution du patrimoine culturel africain spolié pendant la période coloniale. À la remise du rapport, Emmanuel Macron a annoncé la restitution prochaine de 26 œuvres au Bénin. Un chiffre bien faible compte tenu de la démesure du patrimoine d’origine africaine aujourd’hui présent dans les collections des musées européens.



Telle qu’elle se présente aujourd‘hui, la géographie mondiale du patrimoine matériel de l’Afrique ancienne est inextricablement liée à celle de l‘occupation du continent par les États européens aux XIXe et XXe siècles. Les inventaires du British Museum comptent 69 000 objets venus d’Afrique au sud du Sahara. Le Weltmuseum de Vienne 37 000. Le musée Royal de l’Afrique centrale de Tervuren en Belgique 180 000. Le Nationaal Museum van Wereldculturen aux Pays-Bas 66 000, le musée ethnologique de Berlin 75 000 et celui du quai Branly-Jacques Chirac à Paris presque 70 000. À eux seuls, les grands musées publics de Paris, Berlin, Londres, Bruxelles, Vienne, Amsterdam et Leyde concentrent plus d’un demi-million de pièces africaines.

C’est sans compter les musées régionaux, militaires, universitaires ou missionnaires, qui, sur tout le territoire européen, d’Oxford au Vatican en passant par le Havre, Lyon, Stuttgart ou Leipzig, en possèdent plusieurs autres dizaines de milliers.

Sans compter non plus les collections d’histoire naturelle qui, parmi d’innombrables spécimens botaniques, géologiques, humains abritent aussi de prestigieux exemplaires uniques prélevés en Afrique : les ossements fossiles du plus grand dinosaure aujourd’hui connu, par exemple, ont reposé pendant 150 millions d’années dans le sol de l’actuelle Tanzanie avant d’être emportés et assemblés à Berlin où ils sont présentés au public depuis les années 1930. Le constat vaut également pour les bibliothèques : depuis le début du XXe siècle, c’est la British Library de Londres à la Bibliothèque de France à Paris ou à la bibliothèque Vaticane à Rome qu’on va pour étudier le patrimoine manuscrit d’Afrique au sud du Sahara.

Plus d’un demi-million de pièces africaines inscrites à l’inventaire des musées ethnologiques ou dits « universels » des seules capitales européennes, c’est beaucoup. Pour citer Georg Simmel, qui posa autour de 1900 les bases d’une théorie sur la « quantité esthétique », cela dépasse « le seuil supérieur de la perception ».

On lit ce nombre sans vraiment le saisir, on peine à se figurer la réalité qu’il recouvre, à éprouver physiquement l’espace qu’il occupe, le poids qu’il représente, les forces qu’il a fallu mettre en œuvre pour déplacer ces pièces, le temps qu’il faudrait pour les prendre en main une à une. Cette somme équivaut aux nombres d’œuvres accumulées dans les réserves du plus grand musée du monde depuis sa création en 1793, au Louvre donc, tous genres et toutes époques confondues. Sur ce demi-million d’œuvres, le Louvre en expose seulement 35 000 et on dit qu’il faudrait 145 jours, à raison de deux minutes par œuvre et de huit heures de visite par jour, pour en saisir du regard la richesse et le nombre. Au même rythme, il faudrait cinq ans et demi pour prendre en main le demi-million de pièces africaines conservées aujourd’hui dans les seuls musées des capitales européennes.

Nulle part ailleurs au monde, ni sur le continent américain, ni en Asie, ni même et surtout en Afrique, se trouvent accumulés de tels ensembles. Aux États-Unis, la somme totale d’objets originaires d’Afrique sub-saharienne inscrite à l’inventaire des musées d’art ou d’ethnologie frise à peine les 50 000 pièces : 20 000 environ au Penn Museum de Philadelphie (15 000 pièces ethnographiques et 5 000 pièces archéologiques), 13 000 au département d’anthropologie de la Smithsonian Institution à Washington, 4 000 au Brooklyn Museum de New York, 3 000 seulement dans la célèbre collection d’art africain du Metropolitan Museum à New York ; tous ensemble, les musées américains conservent moins d’objets africains que la seule « unité patrimoniale Afrique » du musée du Quai Branly. Au Canada, les collections africaines abritent 35 000 pièces anciennes venues d’Afrique, soit moins que le seul musée de Vienne en Autriche, réparties principalement entre le Royal Ontario Museum de Toronto (8 000 pièces), le Glenbow Museum de Galgary (5 000 pièces) et le Museum of Anthropology (MOA) de l’université British Columbia à Vancouver (2 800 pièces).

Ni l’Amérique du Sud ni l’Australie ou la Nouvelle-Zélande n’ont dans le domaine public de collection africaine significative. En Asie, l’intérêt pour les objets venus d’Afrique est vif mais récent et les musées nationaux ou d’ethnographie s’ouvrent lentement à cette aire géographique : l’inauguration d’une salle dédiée à la sculpture africaine au Musée National de Chine à Pékin en 2012, qui présente la collection de l’amateur privé Xie Yanshen constituée d’environ 500 pièces, annonce une évolution certaine, mais à l’heure actuelle le patrimoine historique de l’Afrique demeure absent en Asie.

À eux seuls, les grands musées publics de Paris, Berlin, Londres, Bruxelles, Vienne, Amsterdam et Leyde concentrent plus d’un demi-million de pièces africaines

En Afrique même, alors que partout sur le continent des musées anciens, nouveaux ou en cours d’édification témoignent d’un renouveau frappant de la culture muséale contemporaine, les collections d’objets anciens recensées dans les établissements publics sont peu nombreuses.

À la triple exception du Nigerian National Museum de Lagos, qui dénombre dans ses réserves entre 45 000 et 50 000 pièces, du National Museum of Kenya de Nairobi, qui compte environ 40 000 pièces ethnographiques, et du musée national de Kinshasa en République démocratique du Congo, dont on considère qu’il en abrite environ 40 000, rares sont les institutions dont les inventaires mentionnent plus de 10 000 objets. Dans la partie francophone de l’Afrique, le musée des civilisations de Côte d’Ivoire à Abidjan en recense 15 210 ; le musée Théodore Monod de Dakar 9 272 ; le musée national du Niger à Niamey environ 3 500 ; celui du Mali à Bamako et celui du Tchad à N’Djamena respectivement 6 000 environ ; 2 500 au musée national du Congo à Brazzaville ; dans les pays anglophones, le musée national du Ghana conserve environ 10 000 pièces à Accra ; on en compte tout juste 5 000 au musée national de Namibie à Windhoek.

Plus d’un demi-million de pièces africaines inscrites à l’inventaire des musées ethnologiques ou dits « universels » dans les seules capitales européennes, ce n’est donc pas seulement beaucoup, c’est presque tout. Or, cette géographie européenne du patrimoine africain ne s’explique pas par un amour exacerbé et précoce des Européens pour les choses venues d’Afrique que les occidentaux américains, par exemple, n’auraient pas partagé. Il s’explique par l’histoire coloniale des États européens sur le continent africain dont les musées sont l’un des produits les plus spectaculaires — et les moins perçus comme tels en Europe.

Appréhender la démesure de ces chiffres et l’étendue de l’appropriation par la force, c’est saisir la violence coloniale qui fut à l’œuvre pendant des siècles. C’est aussi mesurer le rôle originel des musées dans l’entreprise de dépossession d’un continent.

A propos de la carte plus haut : Elle est réalisée à partir de la projection Equal Earth, créée par une équipe scientifique en 2018 dans le cadre d’un projet en open data[20]. Cette projection résulte d’un travail de recherche cartographique visant à décoloniser le regard sans perturber la perception du monde issue de la cartographie traditionnelle.

Elle montre ainsi les continents et les pays à leur taille réelle les uns par rapport aux autres, dans une représentation qui se veut « plus neutre et consensuelle » et qui « débouch(e) sur un "monde en partage" ».

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Bénédicte Savoy est professeure d’histoire de l’art à l’université technique de Berlin, où elle est titulaire d’une chaire consacrée à l’« Histoire de l’art comme histoire culturelle » (Kunstgeschichte als Kulturgeschichte). Elle occupe la chaire internationale « Histoire culturelle des patrimoines artistiques en Europe, XVIIIᵉ-XXᵉ siècle » au Collège de France de 2017 à 2021.

Première parution de l'article dans le 24e numéro de De Facto. Mise en ligne de l'article le 29 janvier 2021 ici sur le site de l'Institut Convergences Migrations qui édite De Facto.

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