Points de vue

Penser l'islam et la République : l'ijtihad au cœur (1/4)

Rédigé par Mohammed El Mahdi Krabch | Samedi 5 Aout 2023 à 11:25



Suis-je légitime pour « Penser et repenser l’islam dans la République » ? N’est-t-il pas prétentieux de ma part d’oser cette proposition ? En tout cas, il s’agit pour moi, à partir de ma modeste expérience en tant que juriste, théologien et aumônier depuis presque vingt ans, d’essayer d’apporter une réponse à deux questions récurrentes et systématiques. Comment un musulman compte-t-il vivre son islamité dans la République française ? Y’a-t-il compatibilité ou incompatibilité entre l’islam et les valeurs de la République ?

L’islam, une religion monothéiste, universelle et réflexive

La question de la compatibilité entre l’islam et les valeurs de la République amène, à mon sens, une réponse affirmative puisque la religion islamique est universelle. Elle traverse les sociétés, les cultures et les nations. Cela suppose donc que l’islam soit appelé à composer avec les cultures, les mœurs et les différentes traditions des peuples. Je convoque ici l’expression d’une référence musulmane d’Ibn Al Qayim (1292-1350). Cet imam ayant une vision traditionniste, orthodoxe et conservatrice, affirmait que l’islam peut s’adapter et composer avec les coutumes et les traditions de chaque société. Il stipule que « la fatwa, avis religieux, change en fonction des époques, des lieux, des situations, des habitudes et des intentions ». Cette opinion est partagée par la quasi-totalité des théologiens oulémas, d’où la possibilité pour nous d’adopter le terme d’islam français.

Voir aussi la vidéo de La Casa del Hikma : La fatwa, une condamnation à mort ?

Assurément, quand on parle d’un islam français, maghrébin ou saoudien, on s’intéresse essentiellement à l’islam culturel et civilisationnel, qui dépend d’une histoire et d’un passé n’ayant donc rien à voir avec l’islam cultuel qui est constant et invariable. L’islam cultuel s’applique de la même manière dans toutes les sociétés sans que cela ne bouscule ou perturbe l’ordre public et plus largement les relations sociales. Cet islam cultuel trouve son fondement dans une citation prophétique qui répond aux trois questions, « Qu’est-ce que l’islam ? », « Qu’est-ce que la foi ? » et « Qu’est-ce que la bienfaisance spirituelle ? »

Umar Ibn Al-Khattâb, qu’Allah soit satisfait de lui, rapporta : « Un jour, alors que nous étions assis auprès du Prophète (…). Voilà que se présenta à nous un homme dont les vêtements étaient très blancs et les cheveux très noirs. Rien en lui n’indiquait qu’il était en voyage et nul parmi nous ne le connaissait. Il s’avança pour venir s’asseoir face au Prophète appuyant ses genoux contre les siens et posant les paumes de ses mains sur ses cuisses. Il dit au Prophète :

- 'Ô Muhammad ! Informe-moi sur l’islam'.

- 'L’islam consiste à attester que nul n’est digne d’être adoré en dehors d’Allah et que Muhammad est le Messager d’Allah. Il consiste aussi à observer correctement la prière, à s’acquitter de la zakât, à faire le jeûne du mois de Ramadan et à effectuer le pèlerinage à La Mecque si on en a les moyens', répondit le Prophète.

- 'Tu as dit vrai', approuva l’homme.

Nous fûmes étonnés de voir cet homme s’informer auprès de lui et en même temps l’approuver. Puis il reprit :

- 'Informe-moi sur la foi'.

- 'La foi consiste à croire en Allah, en Ses Anges, à Ses livres, à Ses Messagers et au Jour Dernier. Elle consiste aussi à croire au destin, bon ou mauvais', répondit le Prophète.

- 'Tu as dit vrai. Informe-moi sur la foi parfaite'.

- C’est le fait d’adorer Allah comme si tu Le voyais, car si toi tu ne Le vois pas, Lui te voit. » (Extrait du Sahîh Muslim, Recueil des Hadiths authentiques du Prophète)

Lire aussi : L’islam unique, pourquoi un tel mythe est périlleux

Les réponses résument parfaitement la religion islamique et cherchent à rendre la vie du musulman paisible et sereine ici-bas et dans l’au-delà. Je constate que cela rejoint l’objectif des deux autres religions monothéistes que sont le judaïsme et le christianisme. C’est donc l’objectif ultime du croyant.

Ainsi, la violence et l’extrémisme manifestés au nom de l’islam ne sont en réalité qu’une trahison de l’islam authentique. Il s’agit là d’une manipulation de la religion à des fins politiques ou économiques, qui dénature clairement le message coranique. La violence et l’islam sont des termes qui jurent ensemble. Le Prophète dit : « La plus noble foi est que les gens aient foi en toi et le plus noble islam est qu’ils ne soient troublés ni par ta langue ni par ta main. » Le Coran (S2, V256) dit : « Nulle contrainte n’est en religion. » Ces deux citations rejoignent le mot biblique : « En blessant leur conscience, c’est contre le christ vous péchez. » Le Coran (S4, V171), lui, dit : « Gens du livre ! Evitez l’excès dans votre religion et ne dites de Dieu que la vérité. »

Une lecture nécessaire des textes sacrés à l’aune de la fraternité

Les représentants des cultes, les parents et la communauté éducative ont un devoir moral à l’égard de notre jeunesse assoiffée de savoir et de connaissance. On ne peut devenir un bon citoyen que par l’éducation. « Plus les Hommes sont disposés par éducation à raisonner juste, à saisir les vérités qu’on leur présente, à rejeter les erreurs dont on veut les rendre victimes, plus aussi une nation qui verrait ainsi les lumières s’accroître de plus en plus, et se répandre sur un plus grand nombre d’individus, doit espérer obtenir et conserver de bonnes lois, une administration sage et une constitution libre. » (Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique, Edilig, 1989)

Les oulémas, les théologiens musulmans, sont appelés à adopter une lecture des textes sacrés ou fondateurs à l’aune de la fraternité afin d’entretenir des relations cordiales et fraternelles avec tous les concitoyens au-delà de leurs croyances et au-delà de leur position philosophique ou intellectuelle. La raison est capable toujours d’adopter une interprétation ouverte et tolérante des versets ou des citations qui peuvent paraître choquantes comme d’ailleurs ce que l’on trouve dans la Bible et d’autres textes fondateurs. Il y a le texte et l’esprit du texte, et le théologien averti opte souvent pour l’esprit du texte en convoquant les méthodes adoptées en herméneutique et en philosophie ou selon une éventuelle approche historico-critique, surtout quand il s’agit de questions d’ordre social ou sociétal. Selon Al-Ghazali (1058-1111), la raison est la lumière qui éclaire le texte révélé. En conséquence, pour éviter le littéralisme c’est la raison qui doit gouverner le texte révélé.

Pour cette raison, il est primordial pour le théologien d’apprendre la culture du pays pour pouvoir transmettre aux fidèles le message ou l’esprit du message coranique. L’imam est invité à prendre en considération la tradition et le contexte français quand il prêche s’il veut que son message soit accepté et entendu.

Les portes de l’ijtihad doivent toujours être ouvertes

L’objectif essentiel pour les représentants du culte musulman est de construire désormais un islam ouvert, modéré, qui compose avec la modernité et qui respecte les valeurs universelles humanistes, comme la liberté, l’égalité et la fraternité. Nous voulons pouvoir pratiquer paisiblement et fidèlement notre religion dans un milieu social et culturel épanoui, loin de toute violence et d’une quelconque tension, d’où la nécessité pour les théologiens de faire des efforts concernant leur réflexion théologique.

L’imam Abû Is-Haq Ash Shâtibî (mort en 1388), dans son livre Convergences traitant des fondements de la jurisprudence islamique et de divers sujets selon le rite malikite, rappelle que l’avis religieux change en fonction du temps, de l’ère, du territoire, des traditions et des mœurs. Il y a donc un travail à mener pour faire l’ijtihad, un effort de compréhension et d’interprétation du Coran et de la tradition prophétique pour les adapter, notamment dans le droit canonique, à chaque époque et atteindre les justes avis religieux. Nous avons l’habitude de lire dans nos littératures que les portes de l’Ijtihad sont fermées depuis le XIVe siècle, ce que beaucoup d’érudits refusent. Je pense notamment ici à l'Egyptien Jalal al-Dīn al-Suyuṭi (1445-1505) et au Tunisien Tahar Ben Achour (1879-1973).

Averroès (1126-1198) insiste sur l’importance de pratiquer la philosophie pour bien comprendre la révélation. En 1179, il produit une consultation juridique pour répondre à la question de savoir s’il est recommandé, obligatoire ou interdit de pratiquer la philosophie du point de vue islamique. Son long texte porte le titre Livre du discours décisif où l’on établit la connexion existante entre la révélation et la philosophie. C’est une tâche difficile qui demande beaucoup de persévérance, mais c’est très important pour les générations futures qui sont de confession musulmane.

L’imam se doit d’être en phase avec son époque, avec la technologie et les générations à venir qui ont des aspirations différentes de celle qui les ont précédées. Il doit évoluer et s’adapter. Nous avons une religion qui s’adapte, pourquoi pas l’imam. L’islam n’est pas un bloc monolithique figé, qui ne s’adapte pas ; au contraire, il est valable pour tous les temps et à travers tous les territoires. Cela veut dire qu’il doit être en mouvement continu. Il faut donc avoir une interprétation dynamique qui compose avec nos besoins actuels, ce qui signifie qu’il n’y a pas forcement une contradiction entre la religion musulmane et la modernité.

Lire la suite ici : L’égalité, la laïcité et la démocratie au regard de l'esprit coranique (2/4)

*****
Mohammed El Mahdi Krabch est membre correspondant de l’Académie de Nîmes (société savante), imam, théologien et aumônier référent des hôpitaux de l'Hérault.

Lire aussi :
Il faut euthanasier la tradition musulmane hégémonique
La pensée musulmane pour notre temps - Éduquer à la citoyenneté vertueuse
La pensée musulmane pour notre temps
Pour une autocritique musulmane constructive