Points de vue

Piège(s) républicain(s)

Par Fouad Bahri*

Rédigé par Fouad Bahri | Jeudi 23 Septembre 2010 à 00:27

Préoccupation centrale, souvent reléguée au second plan, la jeunesse musulmane française et la question identitaire sont plus que jamais au cœur de toutes les interrogations. Comment être musulman et français, français et musulman, citoyen à part entière ? Cette problématique a resurgi avec autant de force qu’elle était refoulée, à la faveur d’un débat nauséabond et d’une jeunesse qui se cherche toujours.



Qui sommes-nous ? Cette éternelle interrogation shakespearienne, les hommes n’ont cessé de se la poser, à chacune de leur époque. La nôtre n’y diffère pas et c’est sous les auspices de la politique machiavélienne du gouvernement Sarkozy que les Français furent sommés, l’an dernier, de s’interroger sur leur identité. Qui sont-ils ? Ou plutôt qu’est-ce qu’être Français ? D’aucun y ont lu subliminalement : « Qu’est-ce que ne pas être Français ? » À bon entendeur...

Cette « origine » douteuse d’une interrogation, d’essence millénaire, suffit-elle à écarter ce type de débat tronqué, calculé, biaisé et déterminé ? On peut légitimement le penser. Ou alors redéfinir l’intitulé et l’adapter à notre objet. Tel est précisément le dessein que nous nous sommes fixé.

La construction identitaire musulmane

Depuis les années 1960, et les premières vagues d’immigration postcoloniale, la question identitaire n’a cessé de se poser pour les populations musulmanes de France. À l’époque, les choses semblent être sans difficultés. Les travailleurs sont des étrangers de passage en France, ouvriers pour la plupart, et se projettent à terme dans un retour au pays, le bled. Il n’en sera rien et la sédentarisation économique de ces travailleurs, encouragée par les Trente Glorieuses et facilitée, plus tard, par le regroupement familial d’un Giscard d’Estaing, va créer des foyers de populations autochtones, des « nouveaux Français ». Ces fils et ces filles d’immigrés, nés français, scolarisés et socialisés dans le moule républicain, ouvrent une nouvelle page de leur destin, sous d’autres cieux, jugés plus cléments.

La trame de l’Histoire va pourtant se compliquer et nos nouveaux Français découvrent rapidement que la fracture algérienne et sa cicatrice, gouffres béants, ne se sont pas fermées. C’est aussi la découverte de la discrimination et la douloureuse expérience du racisme, au quotidien. De ces premières souffrances naîtront les premières revendications de ces Français d’origine étrangère, comme on ne cessera plus de les nommer, et la Marche pour l’Égalité, aussitôt dévoyée par les élites médiatico-politiques, en Marche des Beurs.

La désillusion de cette première génération d’adultes est un tournant majeur de cette Histoire, et les tensions qui la caractérisent ne cesseront d’imprimer leur marques sur ses développements ultérieurs.

Cette génération suivra bientôt deux routes, plus ou moins parallèles. Les partisans de l’assimilation, qui intériorisent presque machinalement le discours dominant et n’hésiteront plus à « franciser » leur nom ou leur prénom, à tirer un trait sur leur héritage culturel pour mieux s’intégrer, et être acceptés par leurs compatriotes.

Et ceux qui, redécouvrant l’islam, retrouvent leurs racines originelles, mais dans un saut qui les propulse bien au-delà de l’univers parental, vers un autre monde. La voie spirituelle des origines.

Au sein de la communauté musulmane, ces interrogations prennent forme et un discours novateur commence à se frayer un chemin, dès la fin des années 1980. « Être musulman citoyen » devient le nouveau mot d’ordre des réseaux associatifs militants, sous la houlette de l’UJM (Union des jeunes musulmans) par exemple. Quinze années durant, ce discours va prospérer et modifier en profondeur la géographie sémantique des nouveaux leaders d’opinion.

L’échec du discours citoyen

L’originalité de ce discours fut de rendre possible l’amorce d’un ancrage politique et social des musulmans, en combinant leur appartenance religieuse à leur nouveau destin national. C’est l’époque qui voit naître les premiers prêches du jumu’a en français. La citoyenneté, le respect des devoirs et des droits républicains semblent non seulement possibles et souhaitables, mais s’avèrent surtout être, dans la bouche des leaders réformistes, le prolongement séculier des prescriptions islamiques. La première crise identitaire semble sur la voie de la résolution.

Près de vingt ans plus tard, le constat est amer. La volonté de prendre en marche le train national et d’y occuper toute sa place s’est heurtée, de plein fouet, au double rejet à la fois d’une partie de la société et, plus grave, des institutions, sous la férule de l’État.

La visibilité religieuse de toute une génération de Français qui vivent sans tabou leur foi et n’hésitent plus à l’extérioriser, contrairement à leurs aînés, conjuguée à leur ascension sociale et économique, commence à générer toute une série de mesures de rejet du corps social, d’exclusions et de conservatisme, dont la loi du 15 mars 2004 marquera l’aboutissement.

Les « jeunes musulmans » de France se croyaient citoyens égalitaires et se découvrent alibis sécuritaires et miroirs identitaires de la nation.

Leur principale erreur – erreur historiquement nécessaire – a résidé dans leur sous-estimation du facteur national, qui préside et fonde encore largement le socle culturel français.

La République a rencontré la nation, les valeurs se sont heurtées aux traditions, les principes ont croisé les souches et le peuple historique a redéfini son espace vital.

Cet affrontement silencieux, larvé, entre ce qui constitue la moelle de l’idéologie nationaliste, fondée sur la prééminence ethno-culturelle d’un peuple organique, héritier historique et légitime du droit foncier (la terre est le fondement de l’État, disait Sun Tzu) et des rênes de la nation, face à l’idéal républicain de 1789, son culte de l’Être suprême et son souffle égalitaire, a tourné au désenchantement.

Ces développements ont placé très tôt la question identitaire musulmane au cœur des problématiques en lien avec l’islam, mais, curieusement, cette question n’a jamais été véritablement abordée en tant que telle, si ce n’est à travers ses manifestations, ses effets ou ses formes les plus polémiques. Pourtant, c’est bien cette problématique qui sera au centre de tous les débats présents et futurs.

No man’s land identitaire

Cette question identitaire musulmane (1) doit être lue et comprise comme un reflet de la question nationale, mais pas uniquement.

Dans une tribune publiée dans Le Monde, l’historien et sociologue de l’immigration Patrick Weil définit les quatre piliers de la nationalité française comme étant l’égalité devant la loi, la langue française, la mémoire de la Révolution et la laïcité. Il aurait pu ajouter un cinquième pilier : la reconnaissance.

Cette reconnaissance n’a jamais véritablement existé pour cette jeunesse musulmane, depuis la première génération d’enfants immigrés, nés Français, jusqu’à celle d’aujourd’hui.

Dans son processus de construction psychologique, cette jeunesse cherche sa voie entre une appartenance afro-maghrébine, qui n’est plus tout à fait la sienne, et une reconnaissance française, inexistante.

Ni vraiment de là-bas, ni encore d’ici, cette jeunesse se retrouve bloquée dans un no man’s land identitaire, anxiogène, générateur de troubles psychologiques et sociaux, qui la plonge face à des choix de vie difficile, de plus en plus schizophréniques et douloureux.

Dans ce contexte, beaucoup d’entre eux ont reçu l’appel de Dieu et découvrent le chemin de l’islam, qu’ils se mettent à emprunter avec beaucoup d’enthousiasme, nourris par le miel d’une foi extatique.

Cette découverte fondamentale, la plus importante de leur existence, leur ouvre les portes d’une nouvelle vie communautaire, qui offre les avantages psychologique d’une protection sociale et leur transmettra les repères moraux et spirituels indispensables à toute existence équilibrée. Ils ne se reconnaissent dans aucune identité nationale, pas plus celle de leur patrie de naissance que celle de leurs parents. Dorénavant, ils sont musulmans et ce choix va déterminer leur propre vision d’eux-mêmes et du monde environnant. Ils se définissent avant toute chose dans un rapport vertical avec Dieu. Ils comprendront plus tard que ce rapport nécessitera une autre ligne, horizontale et relationnelle, avec les hommes.

Au bout de quelques années, un rééquilibrage naturel s’opère et la nécessité de trouver sa place dans la société provoque les premiers dilemmes. Nos jeunes adultes constatent que leur univers identitaire n’a aucun écho social dans le monde économique ou politique, que leurs valeurs et leurs croyances sont l’objet de méfiance, de peur et d’hostilité. Et que l’adaptation sera risquée.

À cette difficulté, parfois insurmontable, s’ajoute le décalage culturel et psychologique d’une communauté animée par des cadres religieux pas toujours au fait de la vie sociale, et dont les références identitaires ont été forgées au creuset du pays originel. Le musulman en phase de socialisation économique et en quête d’un équilibre entre ses convictions et ses ambitions se retrouve à présent isolé au sein d’une famille religieuse, qui ne lui offre plus les réponses qu’il recherche et qu’il devra trouver seul, avec Dieu.

Toutes ces crises intérieures, loin de les faire sombrer, constituent autant de mues psychologiques et morales pour ces hommes et ces femmes, qui se forgeront au fer des épreuves que la société dans son ensemble leur a réservées.

Et il existe autant de solutions que de crises. Certains renonceront lentement et par accommodements raisonnables à leur foi, à leurs références religieuses, presque naturellement, sans même y penser. Vivre avec son temps, et comme les Florentins de Machiavel perdre son âme pour sauver la Cité…

D’autres, de condition modeste, habitants des quartiers populaires, feront le choix inverse et s’épanouiront dans la vie communautaire qui se confond avec la vie du quartier. Leur vie entière est une vie formellement islamique. Ils s’habillent, mangent et respirent islamiquement, dans un environnement territorial adapté pour cela. Ils se conçoivent comme des missionnaires en pays hostile, et ont parfaitement intégré le clivage idéologique entre ce qu’ils sont et le reste de la société. Pragmatiques, ils trouvent parfois les ressources de leur insertion socio-économique au sein même de la communauté ou du quartier.

D’autres encore conserveront pleinement leur foi et leurs attaches religieuses, avec la ferme résolution de les marier à leur époque et à leur situation sociale. Ils sont les héritiers légitimes de cet islam citoyen, initié il y a vingt ans. En pleine harmonie avec une praxis avantageuse, pour le moins solidement ancrée, sorte de middle class à la française, ils s’efforcent de refouler le même clivage qu’ils perçoivent tout autant que les autres, car il s’agit précisément de la ligne de fracture identitaire qui traverse toute leur existence. La moindre secousse sismique est synonyme de péril pour leur intégrité vitale, sociale, économique et politique. Le précipice qui s’ouvre devant eux menace, chaque jour, un peu plus, de les absorber. La conjuration républicaine est le principal refuge face aux démons organiques de la nation.

Un débat, initié il y a peu par Rue 89, a très bien illustré ces choix et ces parcours de vie, différents, divergents, mais si proches, tous placés à la lisière tragique de l’Histoire nationale et du destin individuel.

L’accélération, ces dernières années, de la logique de surenchère populiste et nationaliste, la multiplication de projets ou de textes de lois discriminatoires (avec, prochainement, une déchéance de la nationalité fondée sur une « qualification » des origines) ont ainsi poussé des intellectuels et des acteurs de la vie civile à lancer officiellement un appel pour une République multiculturelle et postraciale, illustrant, s’il en était, la nature globale de cette crise identitaire, la pluralité de ses formes, mais plus encore le symptôme profond et durable d’un mal pluriséculaire : la dévaluation des valeurs.


Note
1. Cette notion d’identité musulmane doit être appréhendée avec beaucoup de prudence, tant elle est protéiforme. Nous sommes loin du schématisme déterministe d’une certaine tradition sociologique.


* Fouad Bahri est journaliste et écrivain, observateur du fait religieux musulman.