Points de vue

Plaidoyer pour un calendrier musulman unifié

Par Fouad Bahri*

Rédigé par Fouad Bahri | Vendredi 10 Septembre 2010 à 02:14



Le Ramadan 2010 a été l’occasion, une nouvelle fois, d’observer le décalage existant entre les règles de détermination du début et de la fin du jeûne, pour les musulmans de France (1).

Quelles sont précisément ces règles ?

Elles sont amplement connues. La vision à l’œil nu de la nouvelle lune, par un musulman, établie par la tradition prophétique (Sunna). « Ne jeûnez qu’à la vue du croissant lunaire, et ne rompez le jeûne qu’à sa vue ; et si vous n’arrivez pas à le voir, faites une estimation » (hadith rapporté par Boukhari). L’estimation correspond au fait de compléter le mois du jeûne par un trentième jour, si la nouvelle lune du mois de Chawal n’est pas observé la vingt-neuvième nuit. « Le mois est de vingt-neuf nuits. Alors ne jeûnez qu’à la vue du croissant lunaire ; et si vous n’arrivez pas à le voir, complétez par trente-jours » (hadith rapporté par Boukhari). Une condition essentielle est que cette vision doit être accompagnée de certitude. « Celui qui jeûne le jour où il y a doute, désobéit à Abu al Qâsim. » (2)

Cette règle est la plus répandue, avec déjà des innovations, comme l’emploi des lunettes astronomiques. Mais elle n’est plus la seule. Depuis quelques décennies (3), une autre possibilité a fait son chemin, la détermination du mois lunaire par le calcul astronomique.

Cette nouvelle règle ne fait toujours pas, officiellement, l’unanimité. Mais elle a le mérite de la précision et de l’anticipation. À travers cette opposition entre l’œil et la raison, la vision et le calcul, deux conceptions religieuses de l’islam se font face : le littéralisme traditionaliste et le réformisme fondamentaliste.

Faire un choix

Le savant et astrophysicien Abd-al-Haqq Guiderdoni a remarquablement étudié cette problématique dans un texte où il expose, à la fois, les enjeux et les conséquences entre la règle de la vision et celle du calcul.

Selon lui, il n’est pas possible d’associer les deux et un choix doit être fait. « Qu’il suffise de dire ici qu’aucune n’est pleinement satisfaisante, c’est-à-dire qu’aucun critère global ne permet de respecter la prescription de la visibilité locale du croissant, en tout lieu et pour chaque année. Il faut donc choisir : où l’on reste dans la compréhension que le hilal doit être visible localement, et l’on n’a pas de calendrier global. Où l’on pense que le calendrier doit être global, et (...) on n’aura pas la garantie que le hilal sera effectivement visible. »

L’auteur précise qu’il penche personnellement en faveur de l’observation à l’œil nu.

La véritable question, au-delà des subtilités cosmologiques, est de nature théologique. Les textes qui stipulent l’observation à l’œil nu en font-ils une règle de validation obligatoire, cultuelle ou contextuelle, eu égard aux connaissances limitées des premiers musulmans de la Révélation ?

L’école juridique malékite issue du Maghreb, actuellement majoritaire dans les mosquées françaises, n’a pas changé de position. Elle est contre l’utilisation du calcul et prône un littéralisme rigoureux en la matière.

En ce qui concerne le calcul astronomique, il est aujourd’hui, défendu par l’UOIF (Union des organisations islamiques de France), qui représente sur ce sujet, l’interface française du Conseil européen de la fatwa. Leur position synthétise les deux avis (la vision et le calcul). « Le début et la fin de Ramadan sont confirmés par la constatation visuelle soit à l’œil nu, soit à partir d’observatoires (…) à condition que les calculs astronomiques scientifiques n’infirment pas la vision du croissant dans aucun des pays. » (4)

Il est intéressant de constater que cette fatwa du Conseil européen tente d’intégrer progressivement le calcul dans les fondamentaux des musulmans, en encadrant la vision, sous son contrôle. Mais elle la consacre, paradoxalement, en la maintenant sous son giron.

La position théologique la plus cohérente demeure celle du Dr Qaradawi (5), qui défend clairement l’usage du calcul intégral, sans recours à la vision. Le Dr Qaradawi s’appuie sur une analyse sémantique du hadith déjà cité et distingue ce qui relève du but et du moyen.

La vision était à l’époque de la Révélation un moyen d’atteindre le but, qui est de jeûner le mois intégralement. Un moyen accessible à tous. « Si l’on trouve un autre moyen apte à mieux réaliser le but de ce hadith et plus susceptible d’éviter l’erreur, (…) si ce moyen est devenu facile et ne pose pas de difficulté (…), pourquoi alors nous en tiendrions-nous à un moyen, qui n’est pas une fin en soi, en négligeant le but visé par le hadith ? » (6)

Vers un calendrier unique ?

Le calcul apparaît donc comme le meilleur moyen, le plus fiable, le plus prévisible et le plus sûr d’unifier les dates des grands événements du calendrier musulman. Il permet d’ores et déjà de produire à l’avance les calendriers annuels des prières quotidiennes.

Il est temps de franchir une étape supplémentaire et d’œuvrer à un double calendrier. Un calendrier global des fêtes et des événements (Ramadan, les deux fêtes de l’Aïd, Achoura, Arafat), doublé de l’actuel calendrier des prières, mais unifié sur le plan local (à l’échelle nationale ou régionale), étant entendu que les heures de prières ne peuvent être unifiées à une plus grande échelle, puisqu’elles sont à la fois solaires et lunaires.

Il est donc plus qu’urgent d’établir des règles communes, concises et élaborées, qui trouveront leur aboutissement dans la formalisation de ce double calendrier unique (global pour les événements, unifié localement pour les prières), qui harmonisera les pratiques et favorisera l’alliance des cœurs. Nous pouvons déterminer avec une entière fiabilité les heures des prières quotidiennes et les dates des événements du calendrier lunaire musulman, à l’aide du calcul astronomique. Un calendrier musulman fondé sur la science, quelle plus belle preuve de foi et de bon sens ?

Fini les doubles horaires de prière dans une même ville, les incertitudes de la veille, les problèmes pour déposer une journée de congé auprès de son patron, les déchirements de ceux qui suivent tel pays et ceux qui en suivent tel autre, les décalages dans les annonces et le fiasco qui les accompagnent. Fini la colère et la honte qui gangrènent les cœurs et volent la joie de ces moments exquis de communion religieuse.

Il est à noter qu’une légère inflexion, ces deux dernières années, ont rendu les annonces du CFCM compatibles avec les données du calcul astronomique. Mais, jusqu’à ce jour, le critère scientifique n’est toujours pas officiellement retenu et l’observation visuelle reste la vitrine publique du CFCM.

Lorsqu’on observe les conséquences, dans le contexte actuel, entre la méthode de la vision et le calcul, on ne peut que pencher définitivement en faveur du second. Pour y parvenir, une mobilisation des musulmans, du simple fidèle au cadre supérieur, en passant par les institutionnels, doit s’opérer rapidement. « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », disait Descartes. Donnons-lui raison...


* Fouad Bahri est journaliste et écrivain.


Notes
1. Ce qui ne produit pas forcément d’annonces contradictoires. Deux règles différentes peuvent s’accorder sur une date.
2. Selon les propos d’un compagnon du Prophète, ‘Ammar ibn Yassir.
3. Cette problématique du calcul astronomique est ancienne. On la trouve dès les premiers siècles qui suivent le développement des écoles juridiques classiques.
4. Conseil européen des fatwas et de la recherche, Recueil de fatwas, Éd. Tawhid.
5. Le docteur Yusuf Al-Qaradawi est aussi l’un des membres du Conseil européen de la fatwa.
6. Lire, à ce sujet, « La vision du croissant pour définir le début du mois lunaire », in La Sunna du Prophète, de Yusuf al-Qaradawi.