Points de vue

Pour le vivre ensemble : l'appel à un nouveau paradigme face à la banalisation des discours haineux

Rédigé par Mustapha Chérif | Vendredi 19 Avril 2024 à 08:00



Nous vivons un des chapitres les plus difficiles de l’histoire de l’humanité. L’islamophobie, prolongement de l’antisémitisme, est à son paroxysme. Notre appel n’est pas une nouvelle complainte. La réalité est effrayante et dangereuse.

La non-assistance à peuple soumis à un génocide, la politique des « deux poids, deux mesures » et la montée des extrêmes droites, sont les reflets du recul du droit et de la crise de civilisation.

Rien ne peut justifier tant de haine qui mène à l’abime : ni le terrorisme de groupuscules obscurantistes, de surcroit manipulé, ni l’archaïsme qui peut traverser des communautés islamiques, ni les dérives de jeunes des quartiers défavorisés.

Nous sommes en train de vivre les effets du choc des ignorances et de la régression de la pensée

Durant l’ère de la civilisation islamique, qui a brillé de mille feux et a contribué à l’essor de la modernité, le vivre ensemble fut un fait historique. Notre civilisation commune était judéo-islamo-chrétienne et gréco-arabo-romaine. Aujourd’hui, des expériences du faire ensemble s’en inspirent et nourrissent l’espérance.

Le défi est immense. Nous sommes en train de vivre les effets du choc des ignorances, de la désinformation et de la régression de la pensée. Notre devoir d’intellectuels est de sonner l’alerte, de dénouer les nœuds et de bâtir des ponts.

Le système des relations internationales est déréglé. L’humanité est malmenée. Cependant, les peuples refusent la confrontation et la destruction du monde. Ils préfèrent la symbiose, l’amitié et la solidarité. Les semences de paix existent.

La banalisation violente du discours haineux à l’encontre d’autrui est funeste. Nombre d’intellectuels, de politiciens et de médias se cachent derrière le droit sacro-saint de la liberté d’expression, le droit à la critique des religions pour dénigrer et fracturer.

Diabolisation, essentialisation et politique du bouc-émissaire rappellent les sombres années 1930. Si personne ne peut nier les problèmes de sociétés musulmanes, ce n’est pas par l’amalgame et l’anathème que l’on va les résoudre. « L‘islamisme » extrémiste n’est pas un islam, c’est l’anti-islam, amplifié à dessein.

Pourquoi tant de haine ?

Alors qu’aucune identité n’est ni figée ni monolithique et qu’il n’y a pas d’hostilité entre unité et pluralité, entre foi et raison, pas plus qu’entre citoyenneté et religion, opposer ce qui n’est pas opposable et tenter d’imposer aux peuples le reniement de leurs valeurs est dévastateur. Pourquoi tant de haine contre l’islam et les musulmans ?

Premièrement, à l’évidence, l’ordre mondial a fabriqué la figure d’un ennemi pour faire diversion à son ambition d’hégémonie. Il masque le fait que l’humanité soit confrontée à une fin de civilisation, à la déshumanisation, à la déspiritualisation et à la dépolitisation.

Deuxièmement, cette religion, mal représentée et méconnue, pose des questions de fond. Les idéologies de l’exclusion vouées à l’échec s’acharnent sur elle.

Troisièmement, l’islamophobie est une attaque contre l’idée de Cité républicaine. Le besoin de liberté, d’égalité et de fraternité est nié. C’est la remise en cause de la démocratie.

La haine prépare la tyrannie et vise à justifier les relégations. Ce terrorisme intellectuel gagne du terrain de par la complaisance d’autorités morales ou politiques censées défendre la paix et la liberté religieuse. Ce qui est en danger c’est la possibilité de rechercher ensemble le bien commun et de vivre dignement, en sécurité.

Bâtir une société du juste milieu et repenser ses relations aux autres et à l’universel

Selon son interprétation et son mode d’application, la religion peut être source de bonheur autant que de malheur. Tout comme l’autre dimension de l’existence, la raison, peut être source de progrès ou de barbarie.

On ne peut accepter que des peuples et des communautés soient vilipendés. La culture des Lumières et celle abrahamique ne méprisent pas l’altérité. L’Occident est mis à l’épreuve par ses minorités et par la diversité du monde. Sa compréhension des autres reste marquée par l’ethnocentrisme. Sa puissance matérielle, technoscientifique et son hyper-sécularisation lui ont fait perdre le sens de l’humilité. La relation interhumaine, le lien social et l’éthique sont sapés. Les fondements du vivre ensemble et les lois de la nature sont remis en cause. Les sociétés sont désorientées.

L’alternative n’est pas dans les modèles réactionnaires et le repli. Tous les pays ont à tirer les leçons de leurs parcours ambivalents. Il leur faut bâtir une société du juste milieu, qui articule modernité et authenticité. Chacun doit repenser ses relations aux autres et à l’universel.

Les sociétés humaines sont face à un enjeu existentiel et de souveraineté. Compte tenu des risques, des menaces et de l’état instable du monde, il est vital de discerner et de dialoguer pour énoncer un nouveau paradigme. Personne n’a le monopole de la vérité.

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Mustapha Cherif, philosophe et islamologue, est auteur d’une vingtaine d’ouvrages, notamment « L’émir Abdelkader, apôtre de la fraternité » (éditions Odile Jacob, Paris, 2016). Lauréat du prix Unesco du dialogue des cultures, il est aussi co-fondateur et premier-coprésident du Groupe d’amitié islamo-chrétienne (GAIC).

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