Une ville de saints
Mausolée d'Ibn Arabi
Damas a le privilège d’offrir un dernier séjour à un nombre impressionnant de défunts dont la mémoire est vénérée par les Musulmans (1). À l’intérieur même de la salle de prière de la Mosquée des Omeyyades, un édicule abrite la tête du prophète Yahyâ (Jean-Baptiste). Dans une salle jouxtant la cour, c’est la tête du petit-fils du Prophète – sur lui la paix ! –, al-Husayn, le martyr de Kerbela, que la tradition dit être ensevelie. De tous les membres de la famille du Messager, de ses Compagnons, des savants, des vertueux et des autres Amis (walî) de Dieu dont il est possible de visiter les tombes dans la capitale syrienne, sans doute Muhyî l-Dîn Ibn ‘Arabî est-il celui dont le nom vient le plus spontanément à l’esprit (2). Ne serait-ce que parce que, au flanc du Mont Qasyûn, tout un quartier de l’ancien faubourg de Sâlihiyya porte son nom, « Muhyî l-Dîn », et qu’il s’inscrit donc en grand sur l’enseigne ou le pare-brise de tous les minibus et taxis collectifs qui y montent depuis le centre-ville…
Natif de Murcie, en Andalousie (560/1165), Ibn ‘Arabî passa une partie de sa vie dans l’Anatolie seljuke et mourut à Damas en 638/1240. En 922/1516-923/1517, lors de sa conquête de la Syrie et de l’Égypte mamlûkes, le sultan ottoman Selim II fit construire autour de sa tombe l’imposant complexe funéraire qu’on voit aujourd’hui: le mausolée à coupole verte et la vaste mosquée en pierre multicolore avec portail monumental, cour à fontaine centrale, salle hypostyle et minaret octogonal à deux balcons décorés de stalactites. La faveur impériale ainsi témoignée au « Shaykh al-Akbar » contribua assurément au développement d’un culte. Il suffit de passer quelques moments au tombeau d’Ibn ‘Arabî pour mesurer la force d’attraction qu’il exerce encore. Les petites gens du quartier s’y rendent au cours de leurs emplettes quotidiennes. On y vient aussi du centre de Damas et de toute la Syrie. On y rencontre des Musulmans de tous les continents et même des Occidentaux non musulmans. Une telle notoriété embarrasserait-elle l’intéressé? En 1271 de l’Hégire (1854-1855), un pacha turc fit graver l’inscription suivante en beaux caractères dorés sur une plaque de marbre, en haut de l’escalier descendant vers le mausolée : « Le Shaykh le plus grand a dit – sanctifié soit son être secret ! : “Tout temps s’honore de quelqu’un d’unique du fait de qui il est sublime. Je serai, moi, pour ce qui reste du temps, ce quelqu’un d’unique” (Qâla l-shaykh al-akbar quddisa sirru-hu : Fa-li-kulli ‘asr wâhidun yasmû bi-hi, wa-anâ li-bâqî l-‘asri dhâka l-wâhidu) ». En toute humilité…
Inutile de chercher le nom d’Ibn Taymiyya sur une enseigne de minibus damascène ! Ce serait également en vain qu’on demanderait à un chauffeur de taxi de vous conduire à sa tombe. Alors même que le Shaykh de l’Islam mamlûk est un des principaux ulémas de l’Islam classique morts à Damas, il n’y semble assurément plus très connu et bien peu nombreux sont ceux qui auraient la moindre idée de l’endroit où il est enterré. Surprenante destinée, quand on se souvient de l’extraordinaire événement que furent ses funérailles !
Un enterrement exceptionnel
Le cénotaphe d’Ibn Taymiyya
« La nuit du lundi vingt de Dhû l-Qa‘da [728, c’est-à-dire le dimanche soir 26 septembre 1328] trépassa le shaykh, l’imâm, le savant, l’oriflamme, l’emblème, le docte, le connaisseur par cœur du Coran, l’ascète, le serviteur adorant, le lutteur, l’exemple, le Shaykh de l’Islam, Taqî l-Dîn Abû l-‘Abbâs Ahmad […] Ibn Taymiyya, le harrânien, puis le damascène, à la citadelle de Damas, dans la pièce dans laquelle il était détenu. De nombreuses gens se présentèrent à la citadelle et on les autorisa à entrer auprès de lui. Un groupe s’assit auprès de lui avant le lavage [de sa dépouille]. Ils récitèrent le Coran, recherchèrent la baraka en le regardant et en lui donnant un baiser, puis se retirèrent. Ensuite se présenta un groupe de femmes, qui agirent de manière similaire puis se retirèrent. L’entrée fut alors restreinte à ceux qui le laveraient. Et quand ils eurent fini de le laver, on les fit sortir.
» Le peuple se rassembla alors à la citadelle et sur le chemin menant à la mosquée [des Omeyyades]. La mosquée se remplit aussi, ainsi que sa cour et les [environs…]. Le brancard funèbre se présenta à la quatrième heure de la journée, ou vers cette heure, et fut déposé dans la mosquée. Les troupes l’entouraient pour le protéger des gens, vu la densité de la foule. On pria une première fois sur lui à la citadelle […] On pria ensuite sur lui à la mosquée des Omeyyades, après la prière de midi. Deux fois plus de gens qu’on ne l’a évoqué ci-dessus s’étaient rassemblés et ce rassemblement crût encore, à tel point que les places, les rues et les marchés devinrent trop étroits pour leurs habitants et ceux qui s’y trouvaient. Ensuite, après qu’on eût prié sur lui, il fut porté au dessus des têtes et des doigts. La bière sortit de la Porte de la Poste et la foule devint plus dense encore. Les voix s’élevaient avec des pleurs, des lamentations, des appels de la miséricorde [divine] sur lui, des louanges et des invocations en sa faveur. Les gens lançaient sur sa bière les linges leur couvrant la tête, leurs turbans et leurs vêtements. Les sandales s’en allaient des pieds des gens ainsi que leurs galoches, les linges leur couvrant la tête et leurs turbans. Ils n’y faisaient pas attention, occupés qu’ils étaient à regarder le brancard funèbre. Au dessus des têtes, la bière en vint tantôt à avancer, tantôt à reculer et tantôt à s’immobiliser afin que les gens passent. Les gens sortirent de la mosquée par toutes ses portes, et la foule y fut dense. À chaque porte, la foule était plus dense qu’à une autre. Les gens sortirent ensuite de l’ensemble des portes de la cité, tellement la foule y était dense […] L’affaire fut grave au Marché aux chevaux, le peuple devenant deux fois plus nombreux et les gens formant une multitude. Le brancard funèbre fut déposé là et le frère d’[Ibn Taymiyya], Zayn al-Dîn ‘Abd al-Rahmân, présida alors la prière sur lui. Cette prière accomplie, il fut transporté vers le Cimetière des Soufis et enseveli à côté de son frère Sharaf al-Dîn ‘Abd Allâh – Dieu leur fasse miséricorde à tous deux !
» Son ensevelissement eut lieu un peu avant la prière de l’après-midi. Cela, du fait de la multitude de ceux – habitants des jardins, habitants de la Ghûta (3), habitants des villages et autres… – qui vinrent [à la cérémonie] et prièrent sur lui. Les gens fermèrent leurs boutiques et nul ne manqua d’être présent sinon ceux qui ne purent l’être, appelant la miséricorde [divine] sur lui et invoquant [le Très-Haut] en sa faveur. Et certes, s’ils avaient été à même d’être présents, ils n’auraient pas manqué de l’être. Une multitude de femmes furent présentes : quinze mille femmes estime-t-on, en dehors de celles qui étaient sur les terrasses et des autres… Toutes appelaient la miséricorde [divine] et pleuraient sur lui de la manière qu’on a dit. Quant aux hommes, on estime qu’ils furent de soixante mille à cent mille et à plus que cela, jusqu’à deux cent mille.
» Un groupe but l’excédent de l’eau du lavage de sa [dépouille]. Un autre se partagea le reste des feuilles de sedra (4) avec lesquelles il avait été lavé. On paya, pour le cordon contenant du vif-argent qu’il avait au cou à cause des poux, cent-cinquante dirhams. Pour la calotte qu’il avait sur la tête on paya, dit-on, cinq cents dirhams ! Au cours de ses funérailles se produisirent bien du brouhaha et beaucoup de pleurs. On implora [Dieu] et on accomplit pour lui plusieurs récitations complètes du Coran, à al-Sâlihiyya et dans la cité. Les gens allèrent et vinrent à sa tombe pendant plusieurs jours, nuit et jour. Ils passaient la nuit près d’elle et venaient le matin. Il fit l’objet, en des songes, de plusieurs visions vraies. Un groupe de gens déplorèrent son trépas par plusieurs odes poétiques. »
Tel est le reportage de ‘Alam al-Dîn al-Birzâlî (m. 739/1339) sur les funérailles du théologien damascène dont il avait été l’élève, tel que transmis par un autre de ses disciples, le fameux historien Ibn Kathîr (m. 774/1373) (5).
Deux destinées…
Le tombeau d’Ibn Taymiyya, dans l'arrière-cour d’un hôpital
Durant les années du mandat que la Société Des Nations leur avait confié sur la Syrie (1920-1946), les Français rasèrent le cimetière des Soufis de Damas pour y construire un hôpital. Seule la tombe d’Ibn Taymiyya fut épargnée, les ouvriers syriens du pouvoir colonial, raconte-t-on, s’étant opposés avec véhémence à sa destruction. Paradoxes : alors que le Shaykh de l’Islam passe pour un adversaire acharné des mystiques (6), c’est bel et bien au cimetière des Soufis de Damas qu’il fut enterré et, de ladite nécropole, il ne reste plus que sa tombe, comme si c’était à lui seul qu’était confiée la mission de perpétuer dans la mort le souvenir des maîtres spirituels au milieu desquels il avait reposé pendant des siècles…(7)
Cela dit, tout aussi étonnant s’avère le contraste entre les tombeaux des deux grands saints de la capitale syrienne.
Le sanctuaire d’Ibn ‘Arabî est comme le cœur du vibrant quartier populaire portant son nom. Devant l’entrée, un marchand ambulant offre à la vente plusieurs de ses œuvres authentiques ou apocryphes, théosophiques ou occultes. Perdu dans une arrière-cour de la maternité de l’hôpital universitaire de Damas, la tombe d’Ibn Taymiyya n’est accessible qu’après avoir montré patte blanche aux très officiels gardiens du campus. Quant à pouvoir acheter la moindre de ses œuvres dans la capitale syrienne, cela tient de la gageure, même dans les bonnes librairies !
Protégé par une cage de verre rappelant une serre de jardin anglais, le cénotaphe d’Ibn ‘Arabî s’offre à la piété des gens comme une relique catholique. Celui d’Ibn Taymiyya est par contre entouré de solides barreaux de fer, comme si l’emprisonnement auquel il fut condamné durant les deux dernières années de sa vie n’avait pas pris fin avec son trépas.
Bercé par le murmure des fidèles qui se confient à lui en touchant de la main son écrin de verre, ou qui prient et lisent le Coran à ses côtés, le repos du « Shaykh al-akbar » semble paisible à souhait. Celui d’Ibn Taymiyya est, en revanche, régulièrement troublé par les cris des parturientes. (Et on se souviendra, à ce propos, qu’il resta célibataire…) (8)
Venant des douze fenêtres du tambour de sa haute coupole ou de lourds lustres de cristal, la lumière baignant le mausolée du walî andalou se reflète sur les carreaux de céramique ottomane et le marbre de ses murs, ou sur le verre des cadres des imposantes calligraphies qui y sont accrochées, avant de se perdre, entre quelques plantes vertes et bouquets de fleurs, parmi les couleurs bigarrées des tapis. Du fait de l’écran formé par les buissons et les arbustes poussant sauvagement autour d’elle, les rayons du soleil se posent à peine sur la sépulture d’Ibn Taymiyya. Certes, cette mini-jungle cache en partie les horribles bâtiments en béton de l’hôpital, avec leurs climatiseurs accrochés aux fenêtres et leurs tuyauteries apparentes. Elle menace cependant la stabilité du tombeau, un acacia poussant déjà ses racines entre les pierres de son socle.
Sous l’oeil tantôt assoupi, tantôt intéressé du suisse assis à sa porte, Ibn ‘Arabî fait l’objet des sentiments attentionnés de tous ceux et celles qui viennent à lui et souvent, dans l’espoir de bénéficier de sa baraka, lui laissent une offrande. Tout au plus quelques boîtes de fer blanc rouillées, alignées contre un côté de la grille entourant sa tombe et ayant naguère dû servir de pots à des fleurs aujourd’hui fanées, témoignent-elles que de rares fidèles visitent encore, parfois, le théologien à l’enterrement de qui, en 1328, toute la population de Damas avait participé (9).
Rigueur et via media
Ibn Taymiyya paierait-il le prix des positions doctrinales qui lui sont indûment attribuées en matière de visite des tombeaux et, plus généralement, de sa réputation de rigueur dogmatique ?
L’opinion du théologien mamlûk sur la ziyâra des tombes, dont celle du Prophète à Médine, fut le prétexte de son incarcération à la citadelle de Damas de Sha‘bân 726 / juillet 1326 à sa mort. L’ardeur avec laquelle il continua, de sa prison même, à discuter de ce sujet avec le grand cadi mâlikite du Caire, Taqî l-Dîn al-Ikhnâ’î, conduisit le sultan à ordonner, en Jumâda II 728 / avril 1328, de lui enlever livres, papiers, encriers et calames. Ibn Kathîr réfute cependant clairement l’accusation qui fut alors portée contre Ibn Taymiyya et selon laquelle il avait, dans un fetwa écrit plusieurs années auparavant, « fait de la visite de la tombe du Prophète – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – et des tombes des vertueux – sur eux les prières de Dieu et Son salut de paix ! – un acte de désobéissance [à Dieu], selon le consensus [des Docteurs], de manière péremptoire. » – « Regardez, ajoute Ibn Kathîr, cette falsification [opérée] contre le Shaykh de l’Islam ! Dans sa réponse à cette question [de la visite], il n’y a pas d’interdiction de la visite des tombes des Prophètes et des vertueux […] Bien plutôt, il l’a considérée comme aimable et y a poussé. Ses écrits et ses rituels du pèlerinage en témoignent […] Il n’a pas invoqué le consensus pour l’interdire et il n’était pas ignorant des paroles du Messager : « Visitez les tombes ! Elles vous rappelleront l’au-delà (10). »
Nombreuses sont par ailleurs les pages du théologien même qui explicitent son propos. Visiter la tombe du Prophète, écrit-il par exemple, compte parmi « les actions vertueuses les plus éminentes et, en aucun de mes propos, ainsi que des propos d’autres [Docteurs] que moi, il n’est de prohibition de cela, ni non plus de prohibition de ce qui est Légal dans la visite des tombes des Prophètes et des vertueux, ni de ce qui est Légal dans la visite du reste des tombes. Bien plutôt, j’ai évoqué ailleurs le caractère aimable de la visite des tombes, tout comme le Prophète – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – visitait les gens [enterrés à] al-Baqî‘ et les martyrs d’Uhud. »
« La visite Légale (shar‘î), c’est lorsque l’objectif du visiteur est d’invoquer Dieu pour le mort tout comme, par la prière sur sa bière, on a pour objectif d’invoquer Dieu pour lui. Et se tenir devant sa tombe est du [même] genre que prier sur lui […] Prier sur les morts – d’entre les croyants – et se tenir devant leurs tombes relève de la Tradition abondamment attestée (sunna mutawâtira). Le Prophète – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – priait sur les Musulmans morts et prescrivit cela à sa communauté. […] La visite constituant une innovation, [par contre], est celle par laquelle on a pour objectif de faire au mort [diverses] requêtes, ou de lui demander d’invoquer Dieu et d’intercéder. Ou encore, l’objectif est d’invoquer Dieu auprès de sa tombe parce que celui qui a cet objectif a pour opinion que ceci assure mieux que son invocation recevra une réponse. Une visite [accomplie] de tous ces points de vue est innovée. Le Prophète – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – ne l’a pas prescrite et les Compagnons ne l’ont pas pratiquée, ni auprès de la tombe du Prophète – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! –, ni auprès d’autres. Elle relève du genre de l’associationnisme et des causes de l’associationnisme (11) ».
« Combien les Nazaréens vénèrent les reliques de leurs saints ! Ils n’est donc pas à écarter qu’ils suggèrent à certains Musulmans ignorants que telle tombe est celle de quelqu’un que les Musulmans vénèrent, pour que ces derniers la vénèrent de concert avec eux. Comment n’en irait-il pas ainsi alors qu’ils ont déjà égaré beaucoup de Musulmans ignorants ! Ils en sont même venus à baptiser les enfants de ces derniers, en prétendant que cela assure une longue vie à l’enfant ! Ils les ont aussi amenés à visiter les églises et les sanctuaires (bî‘a) qu’ils vénèrent, beaucoup de Musulmans ignorants en venant à faire des offrandes votives (nadhr) aux endroits que les Nazaréens vénèrent. Semblablement beaucoup d’ignorants parmi eux en sont-ils venus à visiter les églises des Nazaréens et à solliciter la baraka de leurs prêtres, de leurs moines, etc. Ceux qui vénèrent les tombes et les martyriums (mashhad) ont une forte ressemblance aux Nazaréens (12). »
Pour ce qui est de la rigueur dogmatique, il est vrai que les idées d’Ibn Taymiyya se retrouvent en diverses mesures, depuis des siècles, dans tous les projets sérieux de réforme de l’Islam. Comment, cependant, espérer purifier la religion des déviances et des innovations sans rappeler que la Voie droite, pour large qu’elle soit et capable d’intégrer beaucoup de choses, comporte des limites à ne pas franchir, sous peine de s’égarer et de se perdre ? Comment, par ailleurs, pouvoir encourager une praxis mystica par mise en accord de la volonté avec l’impératif divin révélé au Sceau des Messagers à moins d’aussi dénoncer les fatalismes et les démissions devant les défis du siècle, les immobilismes et les raccourcis de l’imaginaire ? Comment, enfin, libérer les hommes pour le service du seul Dieu sinon en expulsant du Temple marchands et charlatans ?
Face à la spiritualité soft, à la religion friendly user et à l’Islam New Age de certains shaykhs soufis se revendiquant à tort et à travers des grands maîtres d’antan – et notamment, souvent, d’Ibn ‘Arabî –, le théologien mamlûk en arrive forcément à apparaître comme la figure de proue d’une religion militante, d’un Islam hard. Alors qu’à la Maison Blanche, Londres, Rome ou ailleurs, on déroule le tapis rouge pour les fakirs, derviches et autres gourous « compatibles », le nom d’Ibn Taymiyya se retrouve aussi, avec ceux des autres coupables de service, dans le rapport de la 9/11 National Commission et sur diverses listes noires de la « lutte du monde civilisé contre l’internationale terroriste islamiste ». Comme s’il avait jamais compris et enseigné l’Islam autrement que comme une via media, un juste milieu éloigné de tout extrémisme…(13)
Profanation et dignité
Au mausolée d’Ibn ‘Arabî, l’atmosphère témoigne autant que les pierres combien « le shaykh le plus grand » reste en odeur de sainteté dans notre époque troublée. Le dépouillement et l’isolement de la tombe d’Ibn Taymiyya, le délabrement et la laideur de son cadre sembleraient à l’inverse indiquer une volonté acharnée d’humilier, de maltraiter et d’exclure, jusque dans la mort, un marginal dérangeant, un dissident de longue date, un irrécupérable paria. À certains égards, la végétation sauvage qui l’envahit, et les barreaux de fer qui l’enferment, pourraient même lui donner l’apparence lugubre d’une cellule guantanamesque… Et comme si le châtiment n’était pas encore assez sévère, ou pour casser définitivement un nom, la plus grande partie de la stèle indiquant l’identité du Shaykh de l’Islam mamlûk gît aujourd’hui en morceaux à côté de son cénotaphe.
Je me rendis pour la première fois à la tombe d’Ibn Taymiyya il y a une douzaine d’années. J’éprouvai alors d’autant plus de joie à pouvoir y réciter la Fâtiha pour son âme que je n’en avais découvert l’emplacement qu’à l’issue de démarches laborieuses. Dressée à la tête d’un simple cénotaphe à gradins de construction relativement récente, une haute dalle de quelques centimètres d’épaisseur indiquait sobrement mais clairement, en une élégante calligraphie arabe sculptée en relief sur un champ creux, le titre et le nom du défunt ainsi que l’année de sa mort selon le calendrier de l’Hégire : « Le Shaykh de l’Islam Taqî l-Dîn Ibn Taymiyya, 728 ». C’était bien la tombe et la stèle dont Henri Laoust avait publié la photo en 1939 (14) – à ceci près que le grand arbre qui l’ombrageait de son temps avait disparu, que des baxters usagés, de vieilles sandales en plastic et d’autres immondices en déparaient les environs immédiats, et qu’une crevasse verticale s’était ouverte du milieu du haut de la stèle jusqu’en dessous de la première ligne de l’inscription funéraire.
Quand, cet été 2006, je suis revenu au tombeau du Shaykh de l’Islam mamlûk, seul le tiers inférieur de cette stèle était encore en place avec, pour seul vestige de son inscription : « … l-Dîn … Taymiyya, 728 ». Quant à la partie disparue, il suffisait de se pencher et de passer la main à travers les barreaux pour en ramasser des fragments, par terre. Œuvre cruelle du temps et des éléments ? Profanation délibérée de militants Ahbâsh, de radicaux anti-salafites, d’allumés de l’éventail de sectes et de mouvances dont Ibn Taymiyya s’attira le ressentiment par son puritanisme, ou – pourquoi pas même ? – d’inconditionnels wahhâbites ? Dieu seul le sait.
Dans un peu plus d’un an, à la fin novembre 2007, le 20 Dhû l-Qa‘da 1428 marquera, selon le calendrier de l’Hégire, le sept centième anniversaire de la mort d’Ibn Taymiyya. À cette occasion comme à toute autre, il serait bien sûr absurde de lui édifier une sorte de marabout – en dehors même du sanctuaire akbarien, Damas en compte sans doute déjà un nombre suffisant ! Serait-ce cependant trop demander qu’espérer qu’un minimum de respect soit désormais témoigné à sa sépulture, entre autre par la restauration de sa stèle funéraire et un entretien régulier de l’endroit ? Tout controversé qu’il apparaisse encore aux yeux de certains, le Shaykh de l’Islam Ibn Taymiyya reste un des principaux Docteurs de la Damas médiévale. Alors que le colonisateur infidèle épargna sa tombe, se pourrait-il que la Syrie n’ait cure d’honorer la mémoire d’un de ses enfants les plus éminents ?
Notes
1- Voir É. Geoffroy, L’empreinte de la sainteté, in Damas, miroir brisé d’un Orient arabe, Paris, Autrement, « HS 65 », 1993, p. 166-174 ; Le culte des saints au Proche Orient (4 parties), déc. 2002 - mars 2003, www.oumma.com/spip.php?article513, 521, 562, 584.
2- Sur le tombeau d’Ibn ‘Arabî, voir R. Atlagh, Le tombeau du sceau des saints à Damas, in M. A. Amir-Moezzi (éd.), Lieux d’islam. Cultes et cultures de l’Afrique à Java, Paris, Autrement, « HS 91/92 », 1996, p. 132-153.
3- La campagne entourant Damas.
4- Les feuilles d’une certaine espèce de l’arbrisseau appelé sedra étaient utilisées comme savon.
5- Ibn KathÎr, al-Bidâya wa-l-Nihâya, 8 vols., Le Caire, Dâr al-Rayyân li-l-Turâth, 1408/1988 ; t. XIV, p. 143.
6- On sait que la réalité est en fait plus compliquée ; voir notamment Y. Michot, Suivre Muhammad par amour de Dieu [Pages spirituelles d’Ibn Taymiyya. XI], in Action, n° 38, Port-Louis (Maurice), octobre 2000, p. 10-11, 28 ; p. 10, n. 11 (aussi lisible sur internet : www.muslimphilosophy.com/it/default.htm).
7- In Culte (3e partie), É. Geoffroy précise que « cette nécropole n’accueillait pas seulement des sufiyya ». Le paradoxe n’en est que plus étonnant.
8- Voir Y. Michot, Un célibataire endurci et sa maman : Ibn Taymiyya (m. 728/1328) et les femmes, in C. Cannuyer (éd.), La femme dans les civilisations orientales, Bruxelles, Société Belge d’Études Orientales, « Acta Orientalia Belgica, XV », 2001, p. 165-190 (aussi sur www.muslim philosophy.com/it/default.htm).
9- In Culte (3e partie), É. Geoffroy écrit à propos d’Ibn Taymiyya : « Nous savons que sa tombe était visitée au début de l’époque ottomane, ce que confirme un texte hagiographique de cette période faisant de lui un walî gratifié de miracles. La tombe subsiste toujours […] mais le cheikh n’est plus sollicité ; en effet, comme nous le disait un cheikh damascène, « les soufis voient en lui un mécréant (kâfir), et les réformistes salafis [qui ont adopté ses idées] s’interdisent toute visite pieuse... »
10- Ibn KathÎr, Bidâya, t. XIV, p. 129, traduit in Y. Michot, Ibn Taymiyya. Les intermédiaires entre Dieu et l’homme (Risâlat al-wâsita bayna l-khalq wa-l-haqq), Paris, A.E.I.F. Éditions, « Fetwas du Shaykh de l’Islam Ibn Taymiyya, I », 1417/1996 ; p. 12-13, n. 12 (aussi sur www.muslim philosophy.com/it/default.htm).
11- Ces divers textes sont aussi traduits in Y. Michot, Intermédiaires, p. 12-13, n. 12.
12- Passage du Majmû‘ al-fatâwâ traduit in Y. Michot, Ambiguïtés et limites de l’interreligieux [Pages spirituelles d’Ibn Taymiyya. XXI], in Action, n° 61, Port-Louis (Maurice), octobre 2002, p. 22-23 ; p. 22 (aussi sur www.muslimphilosophy. com/it/default.htm).
13- Voir Y. Michot, Ibn Taymiyya. Mardin : Hégire, fuite du péché et « demeure de l’Islam ». Textes traduits de l’arabe, annotés et présentés en relation à certains textes modernes. Préface de James Piscatori, Beyrouth, Albouraq, « Fetwas d’Ibn Taymiyya, 4 », 1425/2004 ; Ibn Taymiyya. Mécréance et pardon. Textes traduits de l’arabe, introduits et annotés, Beyrouth, Albouraq, « Écrits spirituels d’Ibn Taymiyya, 2 », 1426/2005 ; Ibn Taymiyya et le mythe du « grand méchant barbu », entre islamisme mongolisant et mauvais orientalisme, 14 septembre 2005, sur www.saphirnet.info/article_1790.html.
14- H. Laoust, Essai sur les doctrines sociales et politiques de Taqî-d-Dîn Ahmad b. Taymîya, Le Caire, Institut Français d’Archéologie Orientale, « Recherches d’archéologie, de philologie et d’histoire, IX », 1939, pl. II.
Quelques ouvrages de Yahya Michot :
• La destinée de l’homme selon Avicenne
• Ahmad Bahgat. Mémoires de Ramadan
• Musulman en Europe. Réflexions sur le chemin de Dieu (1990-1998). Préface de Tariq Ramadan
• Musique et danse selon Ibn Taymiyya
• Ibn Taymiyya. Lettre à Abû l-Fidâ’
• Ibn Taymiyya. Lettre à un roi croisé
• Ibn Taymiyya. Le haschich et l’extase
• Ibn Taymiyya. Mardin : Hégire, fuite du péché et « demeure de l’Islam »
• Ibn Taymiyya. Un Dieu hésitant ?
• Ibn Taymiyya. Mécréance et pardon
• Ibn SÎNÂ. Lettre au vizir Abû Sa‘d.
Quelques texte de M. Michot sur www.saphirnews.com
• La parque malhonnête
• Comment je vois les funérailles du pape
• Ibn Taymiyya et le mythe du « grand méchant barbu », entre islamisme mongolisant et mauvais orientalisme.
• Ahmad Bahgat. Mémoires de Ramadan
• Musulman en Europe. Réflexions sur le chemin de Dieu (1990-1998). Préface de Tariq Ramadan
• Musique et danse selon Ibn Taymiyya
• Ibn Taymiyya. Lettre à Abû l-Fidâ’
• Ibn Taymiyya. Lettre à un roi croisé
• Ibn Taymiyya. Le haschich et l’extase
• Ibn Taymiyya. Mardin : Hégire, fuite du péché et « demeure de l’Islam »
• Ibn Taymiyya. Un Dieu hésitant ?
• Ibn Taymiyya. Mécréance et pardon
• Ibn SÎNÂ. Lettre au vizir Abû Sa‘d.
Quelques texte de M. Michot sur www.saphirnews.com
• La parque malhonnête
• Comment je vois les funérailles du pape
• Ibn Taymiyya et le mythe du « grand méchant barbu », entre islamisme mongolisant et mauvais orientalisme.