Points de vue

Pourquoi les filles sortent-elles plus facilement de la radicalisation ?

Rédigé par | Lundi 3 Décembre 2018 à 09:00

A l’occasion de la sortie de l’ouvrage « Français radicalisés - L’enquête, ce que nous révèle le suivi de 1 000 jeunes et de leurs familles » (Éditions de l’Atelier, novembre 2018), l’anthropologue Dounia Bouzar revient, à travers plusieurs articles sur Saphirnews, sur des idées reçues autour de l’attrait à l’extrémisme violent dit « jihadiste » et les étapes de sortie de radicalisation, ceci à partir de ses statistiques nés d’une étude produite par le du Centre de prévention des dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI). Sixième question : pourquoi les filles sortent-elles plus facilement de la radicalisation ?



En juin 2015, les chiffres officiels estimaient qu’il existait 35 % de femmes françaises engagées dans le « jihad ». (1) Elles se radicalisent généralement plus précocement que les garçons. Est-ce parce que l’émergence de questions existentielles, de recherche de place dans la société ou/et dans la vie en général arrive plus tôt chez les filles que chez les garçons ? La relation au corps peut également être un élément déclencheur pour les filles.

La puberté, qui vient transformer leur corps à un âge assez jeune, peut être à l’origine de complexes que le groupe radical peut utiliser, dans un contexte social où le corps de la femme est objetisé de tous côtés (soit pour le réduire à son aspect sexuel, dans certaines publicités, soit au contraire pour lui ôter tout aspect sexuel en le cachant sous une burqa). De manière générale, la culpabilisation autour de toutes les questions relatives à la sexualité jalonne le discours « jihadiste ».

À ce jour, les femmes jugées pour participation à une entreprise terroriste ont été moins incarcérées que les hommes du fait qu’elles n’avaient pas participé aux combats, et étaient considérées moins dangereuses. Lorsque nous avons élaboré nos premières statistiques, nous nous sommes aperçus que les filles que nous avions suivies avaient plus facilement fait le deuil de l’idéologie « jihadiste » que les garçons. Nous avions pourtant pu vérifier que le degré de dangerosité ne dépendait pas du genre du radicalisé mais de l’état d’avancée du processus d’engagement dans Daesh. Nous avons donc repris l’étude de nos dossiers pour comprendre ces chiffres qui semblaient paradoxaux.

Plusieurs facteurs concomitants sont apparus, montrant une différence de traitement de la radicalisation selon le genre.

Un signalement plus précoce

Les filles sont souvent signalées plus rapidement que les garçons par les parents. Les familles remarquent en effet davantage les signes de rupture de leurs filles dans la mesure où elles surveillent davantage leur quotidien. Une plus grande autonomie est laissée au garçon dans la gestion de son quotidien (dans toutes les classes sociales et quel que soit le milieu culturel), ce qui retarde le moment où la famille s’aperçoit qu’il a cessé ses activités de loisirs et rompu avec ses anciens amis.

C’est aussi le cas des mineurs, qui sont donc également pris en charge dès le début de leur processus de radicalisation. Comme les filles, les mineurs se désengagent plus facilement que les majeurs, probablement parce qu’ils sont pris en charge plus tôt. Cela prouve l’importance de la détection.

D’autre part, le changement de l’apparence vestimentaire et corporelle est plus visible chez une fille que chez un garçon.

L’influence des représentations et stéréotypes

Les représentations et stéréotypes liés au genre propres à certains acteurs institutionnels les incitent à mieux prendre en compte la complexité de l’engagement des filles et à mandater un suivi psycho-éducatif quasi automatique (qui apparaît en lui-même comme une des garanties de sortie de radicalisation). On peut faire l’hypothèse que les représentations sexuées interagissent dans les analyses des dossiers de radicalisés : les garçons sont perçus comme plus violents que les filles, et donc moins faciles à « déradicaliser ».

Les services de police ou de préfecture font davantage confiance aux filles pour se réintégrer dans la société et pour se questionner sur leur radicalité. Une fille est perçue comme quelqu’un qui se fera du mal à elle-même : « mère porteuse » au sein du groupe, épouse soumise et dévouée à son mari enfermée à l’intérieur de son domicile, etc. Un garçon est perçu comme quelqu’un qui peut faire du mal aux autres : poser une bombe, attaquer physiquement une personne, etc. Par conséquent, les cellules de préfecture anti-radicalité ont tendance à transmettre plus de « dossiers filles » aux intervenants de terrain (éducateurs et psychologues) et plus de « dossiers garçons » aux services spécialisés de la police.

De la même manière, les filles sont moins facilement répertoriées « jihadistes » que les garçons. Les institutions ont plutôt tendance à les répertorier comme « radicalisées non violentes » ou en crise d’adolescence (avec le besoin de se séparer de sa mère par exemple). Il faut davantage d’éléments de preuves aux institutions et aux autorités pour valider le « diagnostic » de « jihadiste » d’une fille. Par exemple, le visionnage d’une même vidéo de propagande de Daesh sera analysé comme la preuve d’une adhésion au projet « jihadiste » pour un garçon et comme un simple outil d’endoctrinement pour une fille. Le garçon, pour ce type de faits, sera « suspecté violent » ; la fille non. Les institutions ont donc une vision genrée du « jihadisme »

Des motifs d’engagement sans rapport avec le projet « jihadiste »

Les filles s’engagent pour des motifs qui ne correspondent pas à la réalité du projet « jihadiste » : recherche de protection, d’humanitaire, de société plus juste et fraternelle... Il est donc possible de les amener progressivement à prendre conscience du décalage entre les promesses du discours « jihadiste » auxquelles elles ont cru et la réalité de l’identité et de l’action des « jihadistes ». Or c’est justement quand le radicalisé se retrouve face à une information qui n’est pas cohérente avec l’idée qu’il se faisait de l’action et de l’objectif des « jihadistes » qu’il peut commencer à prendre du recul et exprimer ses premiers doutes sur son engagement.

Le discours de propagande fait autorité parce que le jeune cherche une réponse à ses questions existentielles, il se sent baigné dans une sorte de cohérence entre son idéal, ses besoins et son engagement dans le « jihadisme ». L’accompagnement cognitif consiste donc à le mener à prendre conscience du décalage entre la promesse présentée par les recruteurs (par exemple participer à construire une société fraternelle et solidaire), son motif personnel (être enfin utile) et la déclinaison réelle de l’idéologie. Celle qui voulait être infirmière s’aperçoit tout simplement qu’elle n’a pas le droit de travailler mais doit accepter un mari pour enfanter un « lionceau du Califat » tous les neuf mois ; celle qui recherchait la protection d’un homme s’aperçoit que celui qui l’a séduite par Internet est déjà marié avec quatre épouses et doit donc accepter de se marier avec un inconnu ; le chauffage et les soins ne sont gratuits que pour ceux qui font allégeance à Daesh, les autres étant systématiquement tués.

La grossesse

Enfin, nous avons remarqué que l’état de grossesse est une période qui peut faciliter la sortie de radicalisation. Le fait d’avoir un enfant renvoie malgré elle la future mère à sa filiation et à son histoire. L’état de grossesse provoquerait un ressenti émotionnel incontrôlable en lien avec les souvenirs d’enfance, de la même façon que la méthode expérimentale que nous avons mise en place avec les proches. (2) Nous renvoyons au chapitre 8 de Français radicalisés - L’enquête, ce que nous révèle le suivi de 1 000 jeunes et de leurs familles pour les grandes lignes de cette approche émotionnelle que nous avons mis au point avec les familles qui ont travaillé avec nous, en précisant que cette étape se situe en amont de l’approche relationnelle et de l’approche cognitive du processus de déradicalisation.

Pour le dire de manière très résumée, comme le discours « jihadiste » a diminué les sources d’émotions positives habituelles qui relaxent l’être humain (cinéma, musique, spectacle, relations amicales, etc.) et est arrivé à les transformer en activités anxiogènes (puisque perçues dorénavant comme susceptibles d’être du shrik, de l'associationnisme), la remémoration de micro-événements par les proches fait aussi ressurgir des sensations, ce qui ramène le radicalisé à son corps et à ce qu’il est. On parvient alors à lui faire éprouver des émotions pour qu’il se différencie du groupe radical. Lorsque le jeune ressent à nouveau des sensations, il redevient un individu singulier, un sujet réincarné dans un corps. Or l’état de grossesse peut provoquer exactement le même processus et permettre une réincarnation qui entraîne ensuite la ré-affiliation.

Une prise en charge rapide

Quoi qu’il en soit, la difficulté de la prise en charge d’un jeune dépend de son état d’avancée dans le processus de radicalisation. Moins le changement cognitif est ancré, plus il sera possible de le déconstruire. Ce n’est donc pas le genre en lui-même qui constitue une variante positive dans le devenir du radicalisé. C’est le fait d’être signalé (plus) rapidement, le fait de s’être engagé dans Daesh avec un motif qui ne correspond pas à la réalité et le fait de bénéficier quasi automatiquement d’un suivi psychoéducatif.

Des préconisations doivent donc être prises par les pouvoirs publics pour que la prise en charge intervienne en amont, y compris pour les garçons, de manière à ce qu’un travail de prévention puisse se mettre en place le plus tôt possible. Rappelons que, lorsque les services de renseignement ont détecté un jeune, ils demandent aux autorités préfectorales de ne pas faire suivre l’individu par des équipes éducatives spécialisées, craignant que ce suivi éducatif ne parasite leur surveillance et leur repérage du reste du réseau. De nombreux garçons, notamment mineurs, se sont ainsi enfoncés dans la radicalisation puis ont été incarcérés, alors qu’ils auraient pu être pris en charge en sortie de radicalisation s’ils avaient été suivis au départ de leur processus. L’absence de prise en charge s’est révélée contre-productive sur le long terme.

Réfléchir à une meilleure concertation et cohérence entre les services de police et les services éducatifs, de manière à ce que les suivis de surveillance et de sortie de radicalisation puissent s’organiser parallèlement pour tous ceux qui ne sont pas encore trop avancés dans le processus de radicalisation apparaît nécessaire.

(1) Cf. Ciotti et Menucci, « Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes », no 2828, 2 juin 2015.
(2) Cette approche est développée dans l'ouvrage de Dounia Bouzar, « Comment sortir de l’emprise "djihadiste" ? » (Ed de l’Atelier, 2016).
Lire aussi : Qu’est-ce que les promesses faites aux jeunes par les groupes extrémistes violents nous disent sur notre société ?

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Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux, est directrice scientifique du Cabinet Bouzar-Expertises-Cultes et Cultures et directrice du Centre de prévention des dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI). Elle est l’auteure de Français radicalisés - L’enquête, ce que nous révèle le suivi de 1 000 jeunes et de leurs familles (Éditions de l’Atelier, novembre 2018).

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