La crise qui oppose depuis un an le Qatar et la coalition regroupant Arabie Saoudite, Émirats, Égypte et Bahreïn n’a pas seulement remodelé les équilibres géopolitiques du Moyen-Orient, mais a aussi ratifié la rupture politico-religieuse interne au monde sunnite entre un camp islamiste patronné par Doha et un camp anti-islamiste soutenu par les États du quartet.
Un rapport compliqué
Le conflit actuel est le dernier chapitre dans l’histoire de la compliquée relation triangulaire entre l’État égyptien, les Frères musulmans et les pays du Golfe. Tout a commencé dans les années 1950, lorsque de nombreux membres de la Confrérie, fuyant la répression nassérienne, se réfugièrent dans le Golfe et en particulier en Arabie Saoudite. La rencontre entre les islamistes et l’Arabie Saoudite se déroula, jusqu’au début des années 1990, sous le signe de la coopération. Les Frères musulmans furent considérés comme des alliés naturels contre les mouvements arabes révolutionnaires, et contribuèrent à accroitre la légitimité panislamique de Riyadh.
C’est durant cette période que l’hybridation culturelle et religieuse entre les idées de la Confrérie et le wahhabisme saoudien donna naissance au mouvement de la Sahwa islamiyya (le Réveil islamique). Ce partenariat éclata avec la guerre du Golfe de 1990-1991, lorsque, pour libérer le Koweït occupé à l’époque par l’Iraq de Saddam Hussein, la monarchie saoudite permit aux troupes américaines de stationner sur son territoire, soulevant ainsi l’indignation islamiste.
Le fossé s’est encore creusé avec les révolutions arabes de 2011 : tandis que les Frères musulmans et autres mouvements islamistes, soutenus par le Qatar et la Turquie, travaillaient à créer un nouvel ordre politique au Moyen-Orient, l’Arabie Saoudite et les Émirats intervenaient pour rétablir le statu quo, en appuyant en particulier l’Égypte du général al-Sissi.
C’est durant cette période que l’hybridation culturelle et religieuse entre les idées de la Confrérie et le wahhabisme saoudien donna naissance au mouvement de la Sahwa islamiyya (le Réveil islamique). Ce partenariat éclata avec la guerre du Golfe de 1990-1991, lorsque, pour libérer le Koweït occupé à l’époque par l’Iraq de Saddam Hussein, la monarchie saoudite permit aux troupes américaines de stationner sur son territoire, soulevant ainsi l’indignation islamiste.
Le fossé s’est encore creusé avec les révolutions arabes de 2011 : tandis que les Frères musulmans et autres mouvements islamistes, soutenus par le Qatar et la Turquie, travaillaient à créer un nouvel ordre politique au Moyen-Orient, l’Arabie Saoudite et les Émirats intervenaient pour rétablir le statu quo, en appuyant en particulier l’Égypte du général al-Sissi.
Critiques et accusations croisées
Après la rupture survenue en 2017, on a vu se multiplier les accusations, analyses critiques et prises de distance croisées lancées par politiciens, intellectuels et clercs des deux camps. Le front pro-islamique et philo-Qatar accuse les adversaires d’avoir trahi l’islam, en cédant devant le sécularisme occidental. C’est ainsi que, en octobre 2017, le Marocain Ahmad al-Raysuni, principal idéologue du mouvement Unicité et Réforme (MUR) et vice-président de l’Union mondiale des oulémas musulmans, a reproché à l’Islam saoudien d’être passé de « l’efflorescence à la décadence ».
Toujours à l’automne 2017, sur le quotidien qatari Al-Watan, le journaliste d'Al-Jazeera Ahmad Mansur a accusé les Émirats et l’Arabie Saoudite de vouloir délibérément séculariser les sociétés islamiques. Et Soumaya Ghannouchi, fille du fondateur et leader du parti islamiste tunisien Ennahdha, dans une série d’articles publiés sur le quotidien philo-qatari en ligne Arabi21, a décrit pour sa part le conflit actuel comme une bataille entre un islam démocratique et libéral et un autoritarisme qui s’est servi, dans le passé, de la religion, mais qui aujourd’hui est devenu laïciste.
Le front anti-islamiste, lui, impute la violence et le chaos qui agitent les sociétés musulmanes à l’influence néfaste des Frères musulmans. C’est ainsi que le prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salmane, qui a promis de « ramener » l’Arabie Saoudite à la « modération » des années antérieures à 1979, attribue l’extrémisme religieux présent dans le royaume aux infiltrations de la Confrérie, notamment dans le système éducatif saoudien.
Toujours à l’automne 2017, sur le quotidien qatari Al-Watan, le journaliste d'Al-Jazeera Ahmad Mansur a accusé les Émirats et l’Arabie Saoudite de vouloir délibérément séculariser les sociétés islamiques. Et Soumaya Ghannouchi, fille du fondateur et leader du parti islamiste tunisien Ennahdha, dans une série d’articles publiés sur le quotidien philo-qatari en ligne Arabi21, a décrit pour sa part le conflit actuel comme une bataille entre un islam démocratique et libéral et un autoritarisme qui s’est servi, dans le passé, de la religion, mais qui aujourd’hui est devenu laïciste.
Le front anti-islamiste, lui, impute la violence et le chaos qui agitent les sociétés musulmanes à l’influence néfaste des Frères musulmans. C’est ainsi que le prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salmane, qui a promis de « ramener » l’Arabie Saoudite à la « modération » des années antérieures à 1979, attribue l’extrémisme religieux présent dans le royaume aux infiltrations de la Confrérie, notamment dans le système éducatif saoudien.
L’islam des Émirats : entre tradition et pensée critique
Par-delà le discutable récit historique proposé par MBS, son projet de réforme de l’islam reste très vague. Il se préoccupe non tant d’une réforme religieuse que d’un Islam qui n’entrave pas le processus de modernisation du pays, qui ne se transforme pas en une forme d’opposition politique, et n’aille pas compromettre la réputation internationale de l’Arabie Saoudite.
Voilà pourquoi la véritable alternative à l’interprétation islamiste n’est pas l’islam qui, on ne sait quand ni comment, naîtra en Arabie Saoudite, mais l’Islam qui est promu dès à présent par les Émirats. Ceux-ci, à la différence de l’Arabie Saoudite et du Qatar, n’adhèrent pas à la doctrine wahhabite, mais à l’école malékite. Dans le même temps toutefois, les Émirats ne disposent pas d’institutions islamiques à travers lesquelles faire passer leur propre message religieux. Leur politique islamique a donc consisté à patronner de nouvelles institutions, nominalement indépendantes, dirigées par des personnalités éminentes du monde sunnite.
Parmi ces institutions figurent le Conseil des sages musulmans et le Forum pour la promotion de la paix dans les sociétés musulmanes, créés tous deux à Abu Dhabi en 2014. Le Conseil, qui rassemble des oulémas du monde entier, est présidé par le grand imam d’al-Azhar Ahmad al-Tayyib, et représente une riposte à l’Union mondiale des oulémas musulmans, réseau d’experts religieux et intellectuels d’orientation islamiste, très proche du Qatar, créée et présidée par le « global mufti » Yusuf al-Qaradawi.
Le Forum pour la promotion de la paix est, pour sa part, dirigé par le cheikh d’origine mauritanienne Abdallah Bin Bayyah, qui a fait partie jusqu’en 2013 de l’Union mondiale des oulémas. Ces deux institutions expriment un islam lié aux écoles juridiques et théologiques traditionnelles et à la spiritualité soufie, engagé dans le dialogue interreligieux et interculturel, et résolument hostile aux interprétations politiques et violentes.
Mais l’action des Émirats ne vise pas seulement dans la direction d’une religiosité néo-traditionnelle : depuis quelque temps, on trouve, invité fixe du canal Abu Dhabi TV, Muhammad Shahrur, intellectuel syrien engagé dans une exégèse renouvelée du Coran. Lorsque s’est ouvert en Tunisie le débat sur la nécessité de dépasser l’inégalité entre homme et femme dans le droit successoral, celui-ci s’est trouvé dans le camp opposé à celui du cheikh Al-Tayyib.
Selon une enquête publiée en juillet 2017 sur le site d'Al-Jazeera, les Émirats seraient aussi les principaux initiateurs et pourvoyeur de fonds de Mu’minun bilâ Hudûd (« Croyants sans frontières »), une Fondation dont le siège principal est à Rabat et à laquelle participent des intellectuels de tout le monde arabe. Avec une masse de publications et d’événements impressionnante, Mu’minun bila Hudud promeut une pensée critique sur la tradition islamique et sur le rapport entre islam et espace public, donnant de la visibilité à ces « nouveaux penseurs » qui, depuis quelques années, développent une relecture de la révélation en utilisant les instruments qu’offre la critique textuelle moderne. C’est ainsi qu’elle réalise par exemple la publication des œuvres complètes de l’intellectuel égyptien Nasr Hamid Abu Zayd, connu pour son herméneutique historique du texte sacré de l’islam.
Voilà pourquoi la véritable alternative à l’interprétation islamiste n’est pas l’islam qui, on ne sait quand ni comment, naîtra en Arabie Saoudite, mais l’Islam qui est promu dès à présent par les Émirats. Ceux-ci, à la différence de l’Arabie Saoudite et du Qatar, n’adhèrent pas à la doctrine wahhabite, mais à l’école malékite. Dans le même temps toutefois, les Émirats ne disposent pas d’institutions islamiques à travers lesquelles faire passer leur propre message religieux. Leur politique islamique a donc consisté à patronner de nouvelles institutions, nominalement indépendantes, dirigées par des personnalités éminentes du monde sunnite.
Parmi ces institutions figurent le Conseil des sages musulmans et le Forum pour la promotion de la paix dans les sociétés musulmanes, créés tous deux à Abu Dhabi en 2014. Le Conseil, qui rassemble des oulémas du monde entier, est présidé par le grand imam d’al-Azhar Ahmad al-Tayyib, et représente une riposte à l’Union mondiale des oulémas musulmans, réseau d’experts religieux et intellectuels d’orientation islamiste, très proche du Qatar, créée et présidée par le « global mufti » Yusuf al-Qaradawi.
Le Forum pour la promotion de la paix est, pour sa part, dirigé par le cheikh d’origine mauritanienne Abdallah Bin Bayyah, qui a fait partie jusqu’en 2013 de l’Union mondiale des oulémas. Ces deux institutions expriment un islam lié aux écoles juridiques et théologiques traditionnelles et à la spiritualité soufie, engagé dans le dialogue interreligieux et interculturel, et résolument hostile aux interprétations politiques et violentes.
Mais l’action des Émirats ne vise pas seulement dans la direction d’une religiosité néo-traditionnelle : depuis quelque temps, on trouve, invité fixe du canal Abu Dhabi TV, Muhammad Shahrur, intellectuel syrien engagé dans une exégèse renouvelée du Coran. Lorsque s’est ouvert en Tunisie le débat sur la nécessité de dépasser l’inégalité entre homme et femme dans le droit successoral, celui-ci s’est trouvé dans le camp opposé à celui du cheikh Al-Tayyib.
Selon une enquête publiée en juillet 2017 sur le site d'Al-Jazeera, les Émirats seraient aussi les principaux initiateurs et pourvoyeur de fonds de Mu’minun bilâ Hudûd (« Croyants sans frontières »), une Fondation dont le siège principal est à Rabat et à laquelle participent des intellectuels de tout le monde arabe. Avec une masse de publications et d’événements impressionnante, Mu’minun bila Hudud promeut une pensée critique sur la tradition islamique et sur le rapport entre islam et espace public, donnant de la visibilité à ces « nouveaux penseurs » qui, depuis quelques années, développent une relecture de la révélation en utilisant les instruments qu’offre la critique textuelle moderne. C’est ainsi qu’elle réalise par exemple la publication des œuvres complètes de l’intellectuel égyptien Nasr Hamid Abu Zayd, connu pour son herméneutique historique du texte sacré de l’islam.
Deux modèles pour l’islam sunnite
Le Qatar de l’émir Tamim et les Émirats du très actif prince d'Abu Dhabi Muhammad bin Zayid sont ainsi l’emblème des deux grandes interprétations qui se disputent aujourd’hui la scène sunnite. D’un côté, une lecture politique de l’islam, fondée sur la critique de l’ordre existant et des régimes autoritaires, attentive à la justice sociale et promotrice d’un projet de réislamisation des sociétés et de l’institution de régimes « islamo-démocratiques », dans le sillage de l’expérience, essentiellement vouée à la faillite, tentée après les révoltes de 2011 en Tunisie et en Égypte. De l’autre, un islam centré sur la spiritualité personnelle, hostile aux interprétations violentes, présent sur la scène publique mais peu intéressé à s’ingérer dans les choix politiques et économiques des gouvernants, même au risque de fermer un œil sur les abus et sur les injustices de ces derniers.
Bien que cette alternative traverse aujourd’hui de nombreuses sociétés musulmanes, il est intéressant de relever qu’elle n’est pas nécessairement destinée à générer des conflits déchirants. Des pays comme la Tunisie et le Maroc, où le processus de construction démocratique continue à aller de l’avant, sont aussi ceux qui ont empêché l’islamisme de monopoliser la sphère religieuse, mais sans l’exclure de l’espace politique et de la société.
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Michele Brignone, secrétaire scientifique de la fondation internationale Oasis, est enseignant à l’Université catholique de Milan. Première parution de cet article le 21 juin 2018, sur Oasis.
Bien que cette alternative traverse aujourd’hui de nombreuses sociétés musulmanes, il est intéressant de relever qu’elle n’est pas nécessairement destinée à générer des conflits déchirants. Des pays comme la Tunisie et le Maroc, où le processus de construction démocratique continue à aller de l’avant, sont aussi ceux qui ont empêché l’islamisme de monopoliser la sphère religieuse, mais sans l’exclure de l’espace politique et de la société.
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Michele Brignone, secrétaire scientifique de la fondation internationale Oasis, est enseignant à l’Université catholique de Milan. Première parution de cet article le 21 juin 2018, sur Oasis.