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Qu’est-ce que la désobéissance civile ?

Rédigé par Guillaume Pic | Samedi 18 Janvier 2014 à 00:17



La question de la désobéissance civile, de sa légitimité ou de sa nécessité est toujours au cœur de débats académiques et politiques. L’un des objets du livre de Manuel Cervera-Marzal, Désobéir en Démocratie, la pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King, est d’apporter une réponse aux inquiétudes qu’elle suscite.

L’auteur entend focaliser son travail sur les acteurs de cette désobéissance, sur leur pensée et leurs écrits – tout trois trop peu souvent abordés –, notamment ceux de ses trois plus illustres figures que constituent Thoreau, Gandhi et Luther King. Manuel Cervera-Marzal offre ainsi une généalogie de la pensée désobéissante en examinant ses positions éthiques et politiques tout en soulevant le problème de l’articulation entre théorie et pratique lors de l’étude d’un objet politique.

Un souci de clarté dans les définitions

Au cours de son développement, l’auteur prend soin d’opérer de rigoureuses distinctions conceptuelles lors de la définition des termes clés. Premièrement, il s’agit de distinguer la désobéissance civile d’autres formes de contestation. De fait, celle-ci se démarque du droit de résistance à l’oppression, conceptualisé par les juristes et intégré au bloc de constitutionnalité, tandis que la désobéissance civile est d’abord conçue par les désobéissants comme un devoir et non comme un droit. Elle se distingue également de l’objection de conscience par sa dimension nécessairement collective. Si l’objecteur de conscience possède une motivation similaire à celle des désobéissants, la conscience outragée, il met en oeuvre un acte éthique et personnel.

D’autre part, la désobéissance civile poursuit un but politique qui est de modifier ou de supprimer une loi jugée injuste (précisons que c’est au légalisme que les désobéissants s’oppose et non au principe même de la Loi). Cette dimension politique lui permet de se distinguer de la délinquance ; ses acteurs ne pourchassant pas un but ou un profit individuel mais s’engageant à visage ouvert dans une action collective.

Enfin, la non-violence est indissociable de la définition de la désobéissance civile, elle est une condition sine qua non de son action et vient même prolonger l’engagement désobéissant.

Inquiétude conservatrice et encadrement libéral : les limites de la pensée académique

Au-delà de ces définitions, l’auteur met le doigt sur les inquiétudes que suscitent cette forme de contestation. On lui reproche notamment son caractère antidémocratique, son illégalisme et son anomisme. L’ouvrage explore ainsi la question de la légitimité sur laquelle s’affronte la pensée académique à travers le débat entre conservateurs et libéraux.

La pensée conservatrice récuse la désobéissance civile en ce qu’elle contredit les principes de la démocratie dans sa procédure (illégalisme, équivalence à un droit de veto individuel, refus du vote majoritaire…), tout en sapant ses conditions de possibilité, à savoir l’existence des lois. En plus d’être un facteur de désordre, la désobéissance est une porte ouverte sur l’anarchie. Pour l’auteur, l’argumentaire conservateur peut être résumé dans la formule de Goethe : « J’aime mieux une injustice qu’un désordre. » Ce discours, en plus d’être porté par les universitaires conservateurs, l’est également par une majeure partie de la classe politique en employant une stratégie de criminalisation, assimilant peu à peu les désobéissants à des délinquants ou à des terroristes.

Si la théorie libérale légitime la désobéissance civile, définie comme un « acte public non violent, conscient et collectif », elle semble se caractériser principalement par un encadrement strict de sa pratique. La désobéissance civile se révèle nécessaire à la démocratie : elle permet de jauger sa maturité (Habermas), de stabiliser les institutions justes (Rawls) et fait office de lanceur d’alerte. Elle n’est pourtant pas souhaitable politiquement et ne se justifie que si les lois injustes contre lesquelles la désobéissance se positionne n’atteignent qu’un certain degré d’injustice. Les libéraux, bien qu’ils justifient la désobéissance civile en démocratie, vont l’assortir de tant de conditions de validité, telles que le dernier recours, la parcimonie ou encore l’optimisation, qu’elle devient difficilement réalisable.

Se focaliser sur la pensée désobéissante

Manuel Cervera-Marzal reproche aux positions académiques de vider la désobéissance civile de sa substance mais également de passer sous silence la pensée des acteurs, tout aussi riche mais moins audible. L’auteur entend ainsi présenter la justification de la désobéissance civile par la pensée désobéissante. Il s’agit pour cela de présenter les arguments de défense de la désobéissance civile quant à son caractère antidémocratique, illégaliste et anomique.

Pour Sandra Laugier, philosophe introductrice de la pensée subjectiviste en France, le paradoxe de la légitimité de la désobéissance civile se résorbe si l’on adhère à une conception individualisante de la démocratie : c’est-à-dire, une prise en compte de chaque voix, de chaque individu. C’est en effet sur cette base que s’est construite notre démocratie contemporaine. Et c’est à cette conception qu’adhèrent les désobéissants. L’action désobéissante se justifie en premier lieu par la conviction de l’injustice d’une loi donnée. Cette conviction est fournie non pas par une connaissance objective ou positive du bien, mais par la connaissance subjective que nous en offre notre conscience.

Ainsi Thoreau et Gandhi fondent la désobéissance sur la conscience et non sur la raison universelle, vecteur de connaissance du juste. Pour Gandhi est juste ce qui est vrai et ce qui est vrai, c’est la voix intérieure qui nous parle. Cet individualisme radical conjugué à une conception subjective de la notion de justice s’associe toutefois au principe de solidarité : « Seul le souci de soi permet un authentique souci de l’autre. »

La désobéissance est « civile » en ce sens qu’elle est un devoir, une preuve de la civilité de ses acteurs ; pour Thoreau, la citoyenneté s’y exprime bien plus que dans une carte d’électeur. Ainsi, la pensée désobéissante est profondément opposée au principe inébranlable de majorité, car il peut être vecteur d’injustice. La désobéissance civile apparaît ainsi comme un garde fou-face aux errements d’une démocratie et elle se justifie et s’excuse par sa civilité.

Mais, à ce titre, pourquoi ne pas utiliser les moyens légaux mis à disposition des citoyens pour lutter contre cette injustice ? Les acteurs répondent à cette attaque que la non-fonctionnalité des procédures légales justifie la désobéissance civile. Ainsi, Martin Luther King souligne combien la désobéissance civile a permis une avancée plus rapide que toute autre méthode employée dans la lutte pour les droits civiques, et évacue la contraction entre conflit, possédant un force créatrice, et désordre.

Au-delà de la pratique désobéissante : un projet politique

La pensée désobéissante fait saillir les incohérences de la pensée académique et l’impossibilité de sa mise en pratique en intégrant toutes les limitations qu’elle propose. Bien que la pensée désobéissante semble rejoindre la pensée libérale, notamment sur la question de la non-violence, elle finit par s’en distinguer totalement. La pensée désobéissante se nourrit tout d’abord de la pratique et récuse en cela, l’absolutisme des libéraux. Gandhi préconise ainsi aux désobéissants de s’adapter aux situations données indiquant qu’il préférera toujours l’emploi de la violence à la lâcheté.

L’étude de l’action désobéissante étant la seule à même de restituer avec fidélité l’essence véritable de la désobéissance civile, le travail de l’auteur se tourne naturellement vers le projet politique porté par ses acteurs : celui de la non-violence. Le projet politique non-violent porté par Thoreau, Gandhi et Martin Luther King [1] fait plus que partager la méfiance du libéralisme envers l’État, il porte ce dernier en horreur et met en lumière les contradictions de la « démocratie libérale » et de la représentation politique, source des injustices contre lesquelles doit se mobiliser la désobéissance civile. Bien qu’il semble encore difficile d’avancer que la non-violence politique mène à la dissolution de l’État, les garants du projet non-violent aspirent irrémédiablement à cette « utopie ».

La clôture de l’ouvrage sur cette note « optimiste » peut laisser perplexe. Bien que l’auteur indique que son propos reste d’informer et de dresser la typologie désobéissante de la désobéissance tout en soulevant des questions (réel objectif de toute philosophie politique de la démocratie), on pourrait se demander si son objectif qui était de répondre aux inquiétudes est bien atteint.

Certes, de par sa rigueur, l’ouvrage réussit à rendre compte des contradictions des argumentaires conservateurs et libéraux quant au caractère antidémocratique et illégal de la désobéissance civile. Il peut néanmoins susciter de nouvelles inquiétudes quant au projet politique que la désobéissance civile sous-tend ; chacun ne pouvant y adhérer ou se laisser convaincre par ces louables intentions. Toutefois, il reste clair que l’imaginaire collectif tend à soutenir les actions non violentes en faveur de la démocratie qu’ont entrepris les grands noms de l’Histoire tels que Martin Luther King ou le Mahatma Gandhi.

Sur ce point, on pourra regretter que l’auteur n’ait pas fait d’avantage appel à d’autres exemples, non tirés des luttes dont l’enjeu fait aujourd’hui l’unanimité. Aborder des sujets plus controversés, suscitant de très vives inquiétudes au sein de nos démocraties modernes, aurait peut-être encore mieux servi l’auteur dans son objet.

Manuel Cervera-Marzal, Désobéir en démocratie, la pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King, Éd. Aux Forges de Vulcain, août 2013, 171 p., 20 €.