L’intérêt de Farhad Khosrokhavar pour les engagements radicaux n'est pas nouveau : en 2002, Religioscope avait publié un entretien avec lui sur les « nouveaux martyrs d'Allah ». Mais ce n'était pas le premier de ses écrits à se pencher sur ce thème.
Par la suite, ce sociologue a notamment étudié l'islam dans les prisons. Le petit volume sobrement intitulé Radicalisation qu'il nous propose maintenant n'est donc pas un simple produit hâtivement ficelé pour répondre à l'actualité, mais bien la synthèse d'une réflexion de longue haleine, prenant en compte à la fois les formes récentes de radicalisation et celles qui avaient été observées antérieurement. Sous une forme concise, c'est donc un petit précis de radicalisation que nous avons entre les mains, mais aussi une réflexion allant plus loin que la description de phénomènes.
Par la suite, ce sociologue a notamment étudié l'islam dans les prisons. Le petit volume sobrement intitulé Radicalisation qu'il nous propose maintenant n'est donc pas un simple produit hâtivement ficelé pour répondre à l'actualité, mais bien la synthèse d'une réflexion de longue haleine, prenant en compte à la fois les formes récentes de radicalisation et celles qui avaient été observées antérieurement. Sous une forme concise, c'est donc un petit précis de radicalisation que nous avons entre les mains, mais aussi une réflexion allant plus loin que la description de phénomènes.
Radicalisation = idéologie radicale + action violente
Marginale jusqu'aux attentats du 11 septembre 2001, la notion de radicalisation, qui se focalise sur les acteurs et leur motivation, est devenue "cardinale pour expliquer la genèse des groupes embrassant l'action violente". La radicalisation désigne le processus par lequel "un individu un un groupe adopte une forme violente d'action, directement liée à une idéologie extrémiste à contenu politique, social ou religieux qui conteste l'ordre établi sur le plan politique, social ou culturel", résume l'auteur (p. 7-8).
Notons que sa définition ne conçoit la radicalisation au sens propre du terme que si idéologie radicale et action violente se conjoignent (p. 20-21). Si cette approche permet de circonscrire le terrain et d'éviter que l'étiquette de "radicalisation" ne se retrouve appliquée à tout et à n'importe quoi, elle peut aussi faire l'objet de discussions sur les "radicalisations" ne débouchant pas sur la violence, ou comme prélude possible à une seconde étape de radicalisation, celle-ci violente : certains groupes islamistes "radicaux" ne recourant pas à la violence ont ainsi été accusés de servir de "courroies de transmission" au jihadisme.
L'existence de plusieurs étapes dans le processus de radicalisation est d'ailleurs soulignée (p. 22), mais l'action violente ne représente pas l'aboutissement inéluctable. Dans la majorité des cas, remarque Khosrokhavar, le fondamentalisme constitue "une barrière à la radicalisation" (dans le sens d'action violente qu'il lui associe) ; mais le passage d'une minorité par ces milieux pour se radicaliser ensuite suggère que le fondamentalisme a été, dans ces cas, "comme un apprentissage d'une vision fermée de l'islam qui s'est par la suite ancrée dans une tendance violente" (p. 151).
L'ouvrage n'ignore pas les radicalisations au nom d'idéologies politiques extrémistes ; il y consacre d'ailleurs plusieurs passages, mais il prête particulièrement attention au jihadisme, terrain plus familier à l'auteur, et qui suscite une particulière angoisse du public pour plusieurs raisons (p. 13). En outre, à la différence de l'extrême gauche des années 1970, le jihadisme ne montre pas de signe d'épuisement (p. 43). En Europe, l'islamisme politique vient au premier plan des radicalisations, suivi par l'extrémisme de droite (p. 93). L'accent particulier sur le jihadisme n'empêche pas nombre d'observations contenues dans ce livre d'être applicables génériquement ou de pouvoir alimenter une réflexion sur d'autres formes de radicalisation.
Nous avons exprimé dans d'autres articles les réticences que peut susciter l'application du modèle de la "dérive sectaire " au jihadisme. Il n'y a, en revanche, rien à redire sur l'usage sociologique de l'adjectif "sectaire" dans l'ouvrage de Farhad Khosrokhavar : il l'utilise pour décrire un groupe ayant "une identité forte, opposée à celle de la société globale", plaçant par-dessus tout les liens avec les membres du groupe, en opposition avec le monde du dehors. "Évidemment, tout groupe sectaire ne devient pas violent et tous ses membres ne se radicalisent pas " (p. 23-24). Comme on l'aura compris, "sectaire" désigne ici une posture sociale, et non une catégorie de groupes religieux.
Notons que sa définition ne conçoit la radicalisation au sens propre du terme que si idéologie radicale et action violente se conjoignent (p. 20-21). Si cette approche permet de circonscrire le terrain et d'éviter que l'étiquette de "radicalisation" ne se retrouve appliquée à tout et à n'importe quoi, elle peut aussi faire l'objet de discussions sur les "radicalisations" ne débouchant pas sur la violence, ou comme prélude possible à une seconde étape de radicalisation, celle-ci violente : certains groupes islamistes "radicaux" ne recourant pas à la violence ont ainsi été accusés de servir de "courroies de transmission" au jihadisme.
L'existence de plusieurs étapes dans le processus de radicalisation est d'ailleurs soulignée (p. 22), mais l'action violente ne représente pas l'aboutissement inéluctable. Dans la majorité des cas, remarque Khosrokhavar, le fondamentalisme constitue "une barrière à la radicalisation" (dans le sens d'action violente qu'il lui associe) ; mais le passage d'une minorité par ces milieux pour se radicaliser ensuite suggère que le fondamentalisme a été, dans ces cas, "comme un apprentissage d'une vision fermée de l'islam qui s'est par la suite ancrée dans une tendance violente" (p. 151).
L'ouvrage n'ignore pas les radicalisations au nom d'idéologies politiques extrémistes ; il y consacre d'ailleurs plusieurs passages, mais il prête particulièrement attention au jihadisme, terrain plus familier à l'auteur, et qui suscite une particulière angoisse du public pour plusieurs raisons (p. 13). En outre, à la différence de l'extrême gauche des années 1970, le jihadisme ne montre pas de signe d'épuisement (p. 43). En Europe, l'islamisme politique vient au premier plan des radicalisations, suivi par l'extrémisme de droite (p. 93). L'accent particulier sur le jihadisme n'empêche pas nombre d'observations contenues dans ce livre d'être applicables génériquement ou de pouvoir alimenter une réflexion sur d'autres formes de radicalisation.
Nous avons exprimé dans d'autres articles les réticences que peut susciter l'application du modèle de la "dérive sectaire " au jihadisme. Il n'y a, en revanche, rien à redire sur l'usage sociologique de l'adjectif "sectaire" dans l'ouvrage de Farhad Khosrokhavar : il l'utilise pour décrire un groupe ayant "une identité forte, opposée à celle de la société globale", plaçant par-dessus tout les liens avec les membres du groupe, en opposition avec le monde du dehors. "Évidemment, tout groupe sectaire ne devient pas violent et tous ses membres ne se radicalisent pas " (p. 23-24). Comme on l'aura compris, "sectaire" désigne ici une posture sociale, et non une catégorie de groupes religieux.
Appartenance à une néo-oumma
Après ces questions de définition et de délimitation du terrain, voyons de plus près les caractéristiques de la radicalisation jihadiste. Dans ces formes de radicalisation, l'appartenance à une communauté imaginaire, une "néo-oumma" ("communauté musulmane chaleureuse et mythiquement homogène, dont [le jihadiste] appelle l'existence de ses vœux") est cruciale, de même que la posture d'un individu qui se perçoit comme "humilié", "victimisé", appartenant à "un groupe agressé", ce qui le transforme en ennemi implacable de cette société au nom de la "religion des opprimés" (p. 26-27). Peu importe la part de la réalité et celle de l'imaginaire : les perceptions priment, et cette construction va justifier la radicalisation. Un "romantisme révolutionnaire" s'y ajoute (p. 140) — qui peut d'ailleurs animer l'engagement jihadiste comme les démarches au service d'autres causes.
Très pertinente remarque aussi sur la dimension narcissique, amplifiée par l'écho médiatique, de la figure du "héros négatif": "plus il sera craint, détesté et rejeté par ce monde peint en noir, plus il en tirera gloire" (p. 27). Et adulé par la fraction minoritaire de ceux qui partagent ses vues. Au passage, relevons que ce (contre-)modèle du "héros négatif", paradoxalement assoiffé de "gloire" médiatique dans cette société qu'il rejette, trouverait d'ailleurs des applications également dans certains cas d'actes violents au sein de groupes religieux nullement politisés, ou d'adolescents commettant un carnage dans leur école tout en espérant que leur acte fera parler d'eux. "Peu importe qu'il soit décrit en termes négatifs, considéré comme un fanatique, qu'on le haïsse — il sera sorti de l'insignifiance, célèbre" (p. 122).
Comme l'observe Khosrokhavar : "L'action et sa couverture médiatique mondiale sont désormais indissociables, la dimension symbolique d'information, mais aussi d'intimidation et de fascination, la mise en condition de l'adversaire par le choc des images (éveillant le sentiment de la toute-puissance de l'acteur) allant de pair avec la brutalité de l'action: le sujet radicalisé agit autant pour faire des 'dégâts' que du 'bruit' pour la cause." (p. 28)
"Dans l'ensemble, le héros négatif se délecte de la crainte qu'il inspire et du regard négatif que l'on porte sur lui dans les médias. [...] Passé le degré ultime de radicalisation qui correspond à l'assomption du statut de héros négatif, plus aucun dialogue n'est possible, l'issue du conflit étant scellée uniquement par la violence extrême, celle de la mort donnée ou subie." (p. 123)
Très pertinente remarque aussi sur la dimension narcissique, amplifiée par l'écho médiatique, de la figure du "héros négatif": "plus il sera craint, détesté et rejeté par ce monde peint en noir, plus il en tirera gloire" (p. 27). Et adulé par la fraction minoritaire de ceux qui partagent ses vues. Au passage, relevons que ce (contre-)modèle du "héros négatif", paradoxalement assoiffé de "gloire" médiatique dans cette société qu'il rejette, trouverait d'ailleurs des applications également dans certains cas d'actes violents au sein de groupes religieux nullement politisés, ou d'adolescents commettant un carnage dans leur école tout en espérant que leur acte fera parler d'eux. "Peu importe qu'il soit décrit en termes négatifs, considéré comme un fanatique, qu'on le haïsse — il sera sorti de l'insignifiance, célèbre" (p. 122).
Comme l'observe Khosrokhavar : "L'action et sa couverture médiatique mondiale sont désormais indissociables, la dimension symbolique d'information, mais aussi d'intimidation et de fascination, la mise en condition de l'adversaire par le choc des images (éveillant le sentiment de la toute-puissance de l'acteur) allant de pair avec la brutalité de l'action: le sujet radicalisé agit autant pour faire des 'dégâts' que du 'bruit' pour la cause." (p. 28)
"Dans l'ensemble, le héros négatif se délecte de la crainte qu'il inspire et du regard négatif que l'on porte sur lui dans les médias. [...] Passé le degré ultime de radicalisation qui correspond à l'assomption du statut de héros négatif, plus aucun dialogue n'est possible, l'issue du conflit étant scellée uniquement par la violence extrême, celle de la mort donnée ou subie." (p. 123)
Des générations successives du jihadisme
L'auteur évite soigneusement de réduire les logiques de radicalisation à un modèle unique : si l'âge "optimal" se situe entre une quinzaine et une quarantaine d'années (p. 93) et si les pensées radicales traversent facilement les frontières et alimentent des radicalisations dans des contextes tant européens que non européens, les profils sociaux ne sont souvent pas identiques (p. 52-53). De même, il y a des différences entre radicalisation chiite et radicalisation sunnite (p. 53-57). La radicalisation féminine existe (pas seulement en terrain jihadiste), mais elle est minoritaire (p. 57-61).
Une autre remarque importante, dans une note : les profils varient aussi en fonction des générations successives du jihadisme. La littérature sur les islamistes radicaux, avec Al Qaïda au centre de l'attention, soulignait en général la "normalité" psychologique d'une grande majorité d'entre eux. Mais cela "ignore le nouveau paradigme apparu depuis, selon lequel les acteurs sont plus éparpillés et souvent plus fragiles psychologiquement" (p. 158). Plus généralement, il y aurait eu passage du modèle "classique" du jihadiste, à posture fondamentaliste, relevant d'une radicalisation extravertie, à un nouveau modèle de radicalisation introvertie, représenté par l'individu autoradicalisé (p. 129-136).
Un chapitre est consacré au rôle d'Internet (pp. 73-79), qui permet non seulement d'accéder à des gens qu'il ne serait pas possible de rencontrer directement, mais qui permet aussi d'agréger des personnes ayant des affinités électives et "donne à l'internaute le sentiment de participer à une 'communauté chaude', même si elle est virtuelle" (p. 74) : "La Toile, munie du message incendiaire du jihadisme, construit une identité, offre une communauté effervescente, élimine l'anomie, et bâtit à neuf un monde enfin doté de sens et infiniment diversifié dans les images et les séquences illimités que l'on peut explorer sans fin" (p. 75).
Une autre remarque importante, dans une note : les profils varient aussi en fonction des générations successives du jihadisme. La littérature sur les islamistes radicaux, avec Al Qaïda au centre de l'attention, soulignait en général la "normalité" psychologique d'une grande majorité d'entre eux. Mais cela "ignore le nouveau paradigme apparu depuis, selon lequel les acteurs sont plus éparpillés et souvent plus fragiles psychologiquement" (p. 158). Plus généralement, il y aurait eu passage du modèle "classique" du jihadiste, à posture fondamentaliste, relevant d'une radicalisation extravertie, à un nouveau modèle de radicalisation introvertie, représenté par l'individu autoradicalisé (p. 129-136).
Un chapitre est consacré au rôle d'Internet (pp. 73-79), qui permet non seulement d'accéder à des gens qu'il ne serait pas possible de rencontrer directement, mais qui permet aussi d'agréger des personnes ayant des affinités électives et "donne à l'internaute le sentiment de participer à une 'communauté chaude', même si elle est virtuelle" (p. 74) : "La Toile, munie du message incendiaire du jihadisme, construit une identité, offre une communauté effervescente, élimine l'anomie, et bâtit à neuf un monde enfin doté de sens et infiniment diversifié dans les images et les séquences illimités que l'on peut explorer sans fin" (p. 75).
Un islam mythifié « contre un monde impie »
Mais gardons-nous, prévient l'auteur, de croire que le local a perdu tout rôle dans ce contexte de mondialisation : la géographie n'a pas disparu, et des lieux (mosquée, quartiers...) occupent une place importante dans des processus de radicalisation (p. 85). Il est cependant vrai que le rôle de mosquées, en Occident en tout cas, a fortement diminué en raison de contrôles plus serrés de ces endroits (p. 87-88).
Dans sa lecture des grands idéologues du jihadisme, Khosrokhavar identifie trois traits essentiels qui lui paraissent traverser leurs propos :
1. lutte sans merci contre les systèmes politiques laïques inspirés par l'Occident au nom de la souveraineté du peuple, qui paraissent relever du déni d'Allah comme détenteur ultime de la souveraineté politique et d'une volonté de détruire l'islam ;
2. dénonciation de l'impérialisme occidental qui asservit les peuples musulmans, en donnant un contenu théologique à un discours anti-impérialiste ;
3. promotion d'un néo-patriarcat pouvant redonner un sens à la famille sous la forme d'un modèle patriarcal stable, en rompant avec le féminisme, l'égalité des genres, la légalisation de l'homosexualité (p. 66-68).
À vrai dire, ce n'est pas une connaissance profonde de l'islam qui conduit au jihadisme : selon l'auteur, c'est plus souvent une inculture profonde qui y mène, avec le désir d'approfondir la connaissance de l'islam après l'adhésion au jihadisme (p. 90-91). Cela fait penser à l'anecdote de ces aspirants jihadistes de Birmingham qui, pour se préparer à leur départ en Syrie, avaient téléchargé des textes jihadistes en ligne, mais aussi acheté L'islam pour les nuls, Le Coran pour les nuls et L'arabe pour les nuls...
Khosrokhavar estime que des frustrations non religieuses se traduisent dans un répertoire religieux qui leur confère une signification sacrée (p. 91). Pour ceux qui ont suivi des parcours de délinquants avant d'embrasser le jihadisme, un islam mythifiéi [ "autorise la généralisation de la violence à la société entière"]i : cette violence "devient la voie royale de la réalisation de soi en tant que chevalier de la foi contre un monde impie" (p. 117).
Mais la haine de la société de jeunes victimisés peut aussi se traduire en termes religieux sans déboucher sur la violence, avec l'adhésion au salafisme, qui offre la possibilité d'un "exil intérieur" en adhérant à des formes identitaires d'islam : pour la grande majorité des salafistes, soucieux d'accumuler des actions méritoires dans la perspective de l'au-delà, le sentiment d'élection prévient le passage à la violence (p. 117-119). Ce qui n'empêche évidemment pas, rappelons-le, que certains salafistes aient embrassé le jihadisme, au point que s'est répandue l'expression – certes controversée — de "jihadi-salafisme" (on peut lire à ce propos l'article de Thomas Hegghamer, Jihadi-Salafis or Revolutionaries? On Religion and Politics in the Study of Militant Islamism, publié en 2009 dans l'ouvrage collectif Global Salafism: Islam's New Religious Movement).
L'utile ouvrage de Farhad Khosrokhavar, dont seuls quelques traits ont pu être résumés ici, propose un utile état de situation et une analyse déjà affinée d'un phénomène important aussi pour l'étude des religions dans le monde contemporain. Mais le jihadisme — puisque celui-ci représente la principale forme de radicalisation étudiée dans cet ouvrage — n'a pas fini de muter.
Son avenir sera marqué par les succès ou échecs des groupes qui s'en réclament, mais aussi par l'évolution des environnements sociaux, politiques et économiques dans lesquels il se déploie, ainsi que par les débats et réactions qu'il suscitera à travers le "monde musulman", dont on doit se garder d'oublier la diversité.
Dans sa lecture des grands idéologues du jihadisme, Khosrokhavar identifie trois traits essentiels qui lui paraissent traverser leurs propos :
1. lutte sans merci contre les systèmes politiques laïques inspirés par l'Occident au nom de la souveraineté du peuple, qui paraissent relever du déni d'Allah comme détenteur ultime de la souveraineté politique et d'une volonté de détruire l'islam ;
2. dénonciation de l'impérialisme occidental qui asservit les peuples musulmans, en donnant un contenu théologique à un discours anti-impérialiste ;
3. promotion d'un néo-patriarcat pouvant redonner un sens à la famille sous la forme d'un modèle patriarcal stable, en rompant avec le féminisme, l'égalité des genres, la légalisation de l'homosexualité (p. 66-68).
À vrai dire, ce n'est pas une connaissance profonde de l'islam qui conduit au jihadisme : selon l'auteur, c'est plus souvent une inculture profonde qui y mène, avec le désir d'approfondir la connaissance de l'islam après l'adhésion au jihadisme (p. 90-91). Cela fait penser à l'anecdote de ces aspirants jihadistes de Birmingham qui, pour se préparer à leur départ en Syrie, avaient téléchargé des textes jihadistes en ligne, mais aussi acheté L'islam pour les nuls, Le Coran pour les nuls et L'arabe pour les nuls...
Khosrokhavar estime que des frustrations non religieuses se traduisent dans un répertoire religieux qui leur confère une signification sacrée (p. 91). Pour ceux qui ont suivi des parcours de délinquants avant d'embrasser le jihadisme, un islam mythifiéi [ "autorise la généralisation de la violence à la société entière"]i : cette violence "devient la voie royale de la réalisation de soi en tant que chevalier de la foi contre un monde impie" (p. 117).
Mais la haine de la société de jeunes victimisés peut aussi se traduire en termes religieux sans déboucher sur la violence, avec l'adhésion au salafisme, qui offre la possibilité d'un "exil intérieur" en adhérant à des formes identitaires d'islam : pour la grande majorité des salafistes, soucieux d'accumuler des actions méritoires dans la perspective de l'au-delà, le sentiment d'élection prévient le passage à la violence (p. 117-119). Ce qui n'empêche évidemment pas, rappelons-le, que certains salafistes aient embrassé le jihadisme, au point que s'est répandue l'expression – certes controversée — de "jihadi-salafisme" (on peut lire à ce propos l'article de Thomas Hegghamer, Jihadi-Salafis or Revolutionaries? On Religion and Politics in the Study of Militant Islamism, publié en 2009 dans l'ouvrage collectif Global Salafism: Islam's New Religious Movement).
L'utile ouvrage de Farhad Khosrokhavar, dont seuls quelques traits ont pu être résumés ici, propose un utile état de situation et une analyse déjà affinée d'un phénomène important aussi pour l'étude des religions dans le monde contemporain. Mais le jihadisme — puisque celui-ci représente la principale forme de radicalisation étudiée dans cet ouvrage — n'a pas fini de muter.
Son avenir sera marqué par les succès ou échecs des groupes qui s'en réclament, mais aussi par l'évolution des environnements sociaux, politiques et économiques dans lesquels il se déploie, ainsi que par les débats et réactions qu'il suscitera à travers le "monde musulman", dont on doit se garder d'oublier la diversité.
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