Pour Ibn Taymiyya, les calenders ne sont à vrai dire pas les seuls à se distinguer par des « pratiques maudites ». Il précise donc que ses anathèmes et ses admonestations ne valent pas exclusivement pour ce mouvement mais s’adressent aux multiples individus « qui – parmi les dévots (mutanassik), les juristes (mutafaqqih), les servites de Dieu (muta‘abbid), les indigents de Dieu (mutafaqqir), les ascètes (mutazahhid), les théologiens (mutakallim), les philosopheurs (mutafalsif) et ceux qui leur correspondent parmi les rois, les riches, les secrétaires, les comptables, les médecins, les membres de l’administration et le commun – se dégagent de la guidance prophétique et de la religion du Réel avec laquelle Dieu a envoyé Son Messager, ne confessent pas l’ensemble de ce dont Dieu nous a informés par la langue de Son Messager, ne frappent pas d’un interdit ce que Dieu et Son Messager ont frappé d’un interdit ou ont pour religion une religion allant à l’encontre de la religion avec laquelle Dieu a envoyé Son Messager , intérieurement et extérieurement. »
Ibn Taymiyya, pourtant, ne s’engage pas plus avant dans la voie de l’excommunication et paraît chercher des circonstances atténuantes ou des excuses à ceux à qui il vient de s’en prendre durement. Changeant soudainement de propos, il s’interroge en effet sur le pourquoi d’une situation religieuse aussi déplorable. La principale coupable lui paraît alors être l’ignorance, un manque généralisé de connaissances religieuses. En fait, les hommes de religion censés guider et éclairer la communauté ne sont pas à la hauteur de leurs responsabilités ! Et si les ulémas manquent à l’appel, comment s’étonner que les charlatans pullulent ?
« Si ces divers types de gens se sont multipliés à cette époque-ci , c’est du fait du petit nombre des personnes invitant (dâ‘î) au savoir et à la foi, ainsi que du fait du tiédissement des effets du Message prophétique dans la plupart des pays . S’agissant des effets du Message prophétique et de l’héritage de la Prophétie, la plupart de ces gens ne disposent de rien par quoi connaître la guidance, de telles connaissances n’ayant pas atteint beaucoup d’entre eux. Or, durant les temps de tiédissements et dans les lieux de tiédissements, un homme est rétribué en vertu du peu de foi qu’il a avec lui et Dieu pardonne alors à quelqu’un à qui la justification (hujja) d’une chose n’a pas été notifiée des choses qu’Il ne pardonne pas à quelqu’un à qui cette justification a été notifiée. Ainsi lit-on dans le hadîth bien connu : « Un temps viendra pour les hommes où ils ne connaîtront plus ni prière, ni jeûne, ni pèlerinage, ni ‘umra, si ce n’est le grand vieillard et la vieille très âgée. « Nous surprenions, diront-ils, nos pères en train de dire : « Pas de dieu sinon Dieu ! » On dit à Hudhayfa, fils d’al-Yamân : « Dire « Pas de dieu sinon Dieu ! » ne leur servira de rien ! » Il dit : « Cela les sauvera du Feu [24]. »
Le constat est d’une importance essentielle car il implique, Légalement parlant, de devoir changer d’optique, un ignorant ne pouvant être accusé de mécréance. Et le théologien d’insister, à l’encontre des inconditionnels du takfîr et des autres adeptes des condamnations automatiques, sur la miséricorde divine, la primauté de la foi, la circonspection et les règles de la Sharî‘a en matière d’anathème, le besoin de tenir compte de la conjoncture et l’impérative nécessité que l’accusé ait quelque bagage islamique :
« Le fondement à suivre à ce sujet, c’est que, des paroles qui sont de la mécréance vis-à-vis du Livre, de la Tradition (sunna) et du consensus (ijmâ‘), on dira qu’elles sont de la mécréance, en tant que propos tenus par la personne concernée, ainsi que démontré par les preuves d’ordre Légal. La foi est en effet d’entre les statuts (hukm) fixés par Dieu et Son Messager. Ce n’est pas quelque chose dont les gens jugeront selon leurs opinions et leurs caprices ! De tout individu tenant de tels dires, il ne faut pas juger que c’est un mécréant jusqu’à ce que les conditions auxquelles accuser quelqu’un de mécréance (takfîr) aient été établies en son chef, et réduites à rien les raisons interdisant de le faire. Quelqu’un de dire par exemple que le vin ou l’usure sont licites du fait du caractère récent de son adhésion à l’Islam, ou parce qu’il a grandi loin dans la steppe, ou pour avoir entendu des paroles qu’il a contestées et dont il n’a cru ni qu’elles proviennent du Coran, ni que ce sont des hadîths du Messager de Dieu – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! »
L’ouverture d’esprit et l’indulgence, la prudence et la modération de ces pages n’étonneront que ceux qui partagent une vision d’Ibn Taymiyya aussi extrême et radicale que biaisée et caricaturale. Elles sont cependant confirmées par divers autres textes dans lesquels il parle également du pardon des fautes du vrai croyant, qu’elles soient d’ordre doctrinal ou pratique, dit la nécessité de présenter la justification d’une prescription de Dieu avant de condamner, demande de tenir compte des lieux et des temps « où la Prophétie tiédit » et cite à nouveau la tradition de Hudhayfa, fils d’al-Yamân, selon laquelle, à une certaine époque, le simple fait de dire « Pas de dieu sinon Dieu ! » finira par sauver du feu de l’enfer.
Diverses actions sur le terrain et initiatives pratiques de commanderie du bien et de pourchas du mal ont certainement contribué à donner d’Ibn Taymiyya l’image d’un uléma particulièrement rigoriste. De là à se réclamer de lui pour justifier l’injustifiable ou à faire de lui, qui un excommunicateur empressé, qui un parangon d’intolérance extrême, il y a cependant un pas qu’il devient impossible de franchir dès qu’on prend en compte un éventail plus large de ses écrits, le Fetwa des calenders par exemple. À propos du takfîr des simples croyants comme en matière de politiques étrangère ou intérieure, il y a ainsi une homogénéité de la réflexion situant le shaykh damascain sur la via media de l’Islam du Prophète – sur lui la paix ! –, loin de tout extrémisme. Pourquoi alors s’étonner qu’il soit parfois si proche d’al-Ghazâlî ? Entre autres quand, à l’instar de ce que celui-ci affirmait déjà dans le Faysal al-tafriqa[25], il explique que la foi, telle la mécréance, « est d’entre les statuts fixés par Dieu et Son Messager. Ce n’est pas quelque chose dont les gens jugeront selon leurs opinions et leurs caprices ! »
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[22]. Voir N. J. Delong-Bas, Wahhabi, p. 249.
[23]. Sur les calenders, voir mon Ibn Taymiyya. Mécréance et pardon (sous presse), et A. Karamustafa, God’s Unruly Friends : Dervish Groups in the Islamic Later Middle Period, 1200-1550, Salt Lake City, University of Utah Press, 1994.
[24]. Ce hadîth n’est rapporté que par Ibn MÂja, Sunan, Beyrouth, Dâr al-Fikr, s. d., t. II, p. 1344-1345, n° 4049.
[25]. « La mécréance est un statut relevant de la Loi (hukm shar‘î), à l’instar de la servitude et de la liberté par exemple. Son sens consiste en effet en l’autorisation de verser le sang de quelqu’un et en un jugement d’éternité dans le Feu. Son objet relève de la Loi et sera donc appréhendé soit en vertu d’un texte, soit par analogie à quelque chose couché dans un texte (mansûs) » (al-GhazÂLÎ, Faysal al-tafriqa bayn al-Islâm wa l-zandaqa, Le Caire, Maktabat al-Jandî, 1390/1970, p. 128 ; voir aussi p. 146).
Ibn Taymiyya, pourtant, ne s’engage pas plus avant dans la voie de l’excommunication et paraît chercher des circonstances atténuantes ou des excuses à ceux à qui il vient de s’en prendre durement. Changeant soudainement de propos, il s’interroge en effet sur le pourquoi d’une situation religieuse aussi déplorable. La principale coupable lui paraît alors être l’ignorance, un manque généralisé de connaissances religieuses. En fait, les hommes de religion censés guider et éclairer la communauté ne sont pas à la hauteur de leurs responsabilités ! Et si les ulémas manquent à l’appel, comment s’étonner que les charlatans pullulent ?
« Si ces divers types de gens se sont multipliés à cette époque-ci , c’est du fait du petit nombre des personnes invitant (dâ‘î) au savoir et à la foi, ainsi que du fait du tiédissement des effets du Message prophétique dans la plupart des pays . S’agissant des effets du Message prophétique et de l’héritage de la Prophétie, la plupart de ces gens ne disposent de rien par quoi connaître la guidance, de telles connaissances n’ayant pas atteint beaucoup d’entre eux. Or, durant les temps de tiédissements et dans les lieux de tiédissements, un homme est rétribué en vertu du peu de foi qu’il a avec lui et Dieu pardonne alors à quelqu’un à qui la justification (hujja) d’une chose n’a pas été notifiée des choses qu’Il ne pardonne pas à quelqu’un à qui cette justification a été notifiée. Ainsi lit-on dans le hadîth bien connu : « Un temps viendra pour les hommes où ils ne connaîtront plus ni prière, ni jeûne, ni pèlerinage, ni ‘umra, si ce n’est le grand vieillard et la vieille très âgée. « Nous surprenions, diront-ils, nos pères en train de dire : « Pas de dieu sinon Dieu ! » On dit à Hudhayfa, fils d’al-Yamân : « Dire « Pas de dieu sinon Dieu ! » ne leur servira de rien ! » Il dit : « Cela les sauvera du Feu [24]. »
Le constat est d’une importance essentielle car il implique, Légalement parlant, de devoir changer d’optique, un ignorant ne pouvant être accusé de mécréance. Et le théologien d’insister, à l’encontre des inconditionnels du takfîr et des autres adeptes des condamnations automatiques, sur la miséricorde divine, la primauté de la foi, la circonspection et les règles de la Sharî‘a en matière d’anathème, le besoin de tenir compte de la conjoncture et l’impérative nécessité que l’accusé ait quelque bagage islamique :
« Le fondement à suivre à ce sujet, c’est que, des paroles qui sont de la mécréance vis-à-vis du Livre, de la Tradition (sunna) et du consensus (ijmâ‘), on dira qu’elles sont de la mécréance, en tant que propos tenus par la personne concernée, ainsi que démontré par les preuves d’ordre Légal. La foi est en effet d’entre les statuts (hukm) fixés par Dieu et Son Messager. Ce n’est pas quelque chose dont les gens jugeront selon leurs opinions et leurs caprices ! De tout individu tenant de tels dires, il ne faut pas juger que c’est un mécréant jusqu’à ce que les conditions auxquelles accuser quelqu’un de mécréance (takfîr) aient été établies en son chef, et réduites à rien les raisons interdisant de le faire. Quelqu’un de dire par exemple que le vin ou l’usure sont licites du fait du caractère récent de son adhésion à l’Islam, ou parce qu’il a grandi loin dans la steppe, ou pour avoir entendu des paroles qu’il a contestées et dont il n’a cru ni qu’elles proviennent du Coran, ni que ce sont des hadîths du Messager de Dieu – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! »
L’ouverture d’esprit et l’indulgence, la prudence et la modération de ces pages n’étonneront que ceux qui partagent une vision d’Ibn Taymiyya aussi extrême et radicale que biaisée et caricaturale. Elles sont cependant confirmées par divers autres textes dans lesquels il parle également du pardon des fautes du vrai croyant, qu’elles soient d’ordre doctrinal ou pratique, dit la nécessité de présenter la justification d’une prescription de Dieu avant de condamner, demande de tenir compte des lieux et des temps « où la Prophétie tiédit » et cite à nouveau la tradition de Hudhayfa, fils d’al-Yamân, selon laquelle, à une certaine époque, le simple fait de dire « Pas de dieu sinon Dieu ! » finira par sauver du feu de l’enfer.
Diverses actions sur le terrain et initiatives pratiques de commanderie du bien et de pourchas du mal ont certainement contribué à donner d’Ibn Taymiyya l’image d’un uléma particulièrement rigoriste. De là à se réclamer de lui pour justifier l’injustifiable ou à faire de lui, qui un excommunicateur empressé, qui un parangon d’intolérance extrême, il y a cependant un pas qu’il devient impossible de franchir dès qu’on prend en compte un éventail plus large de ses écrits, le Fetwa des calenders par exemple. À propos du takfîr des simples croyants comme en matière de politiques étrangère ou intérieure, il y a ainsi une homogénéité de la réflexion situant le shaykh damascain sur la via media de l’Islam du Prophète – sur lui la paix ! –, loin de tout extrémisme. Pourquoi alors s’étonner qu’il soit parfois si proche d’al-Ghazâlî ? Entre autres quand, à l’instar de ce que celui-ci affirmait déjà dans le Faysal al-tafriqa[25], il explique que la foi, telle la mécréance, « est d’entre les statuts fixés par Dieu et Son Messager. Ce n’est pas quelque chose dont les gens jugeront selon leurs opinions et leurs caprices ! »
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[22]. Voir N. J. Delong-Bas, Wahhabi, p. 249.
[23]. Sur les calenders, voir mon Ibn Taymiyya. Mécréance et pardon (sous presse), et A. Karamustafa, God’s Unruly Friends : Dervish Groups in the Islamic Later Middle Period, 1200-1550, Salt Lake City, University of Utah Press, 1994.
[24]. Ce hadîth n’est rapporté que par Ibn MÂja, Sunan, Beyrouth, Dâr al-Fikr, s. d., t. II, p. 1344-1345, n° 4049.
[25]. « La mécréance est un statut relevant de la Loi (hukm shar‘î), à l’instar de la servitude et de la liberté par exemple. Son sens consiste en effet en l’autorisation de verser le sang de quelqu’un et en un jugement d’éternité dans le Feu. Son objet relève de la Loi et sera donc appréhendé soit en vertu d’un texte, soit par analogie à quelque chose couché dans un texte (mansûs) » (al-GhazÂLÎ, Faysal al-tafriqa bayn al-Islâm wa l-zandaqa, Le Caire, Maktabat al-Jandî, 1390/1970, p. 128 ; voir aussi p. 146).