Points de vue

Quand « l’Homme parfait » est une femme : la sainteté au féminin en islam, le cas d'Âisha al-Mannûbiyya

Rédigé par Nelly Amri | Mercredi 16 Octobre 2024 à 17:00



Jusque-là, on connaissait surtout les « folles en Dieu » des premiers siècles de l’islam en Orient, dont la mémoire nous a été conservée par les nombreux dictionnaires biographiques et dont la folie en Dieu était devenue un véritable marqueur d’identité : Rayhâna al-Majnûna (« la folle »), Maymûna al-Sawdâ’ al-Majnûna al-‘Âqila (« la folle sage »), ou encore Zahrâ’ al-Wâliha (« l’éperdue d’amour »). Plus près de notre sainte se trouve Fâtima bint Abî l-Muthannâ, maître d’Ibn Arabi (m. 1240) : « En la voyant, on aurait pu dire qu’elle était une demeurée (hamqâ’), à quoi elle répondait : i["Le demeuré est celui qui ne connaît pas son Seigneur." » (Ibn Arabî, Les Soufis d’Andalousie, Paris, Albin Michel, 1995)

Les fous en Dieu sont un type spirituel majeur en islam comme dans d’autres traditions religieuses ; leur sainteté paradoxale, partout où elle s’est manifestée, n’a pas laissé leurs contemporains indifférents. La réception de la sainteté d’Âisha al-Mannûbiyya (m. 1267) par la société de son temps en est un bel exemple.

Que peut nous dire aujourd’hui la figure de sainteté incarnée par cette soufie ifriqiyenne du XIIIe siècle dont la sainteté est, à bien des égards, « admirable » plutôt « qu’imitable » ? De surcroît une « ravie en Dieu » ayant suscité dans le Tunis de l’époque polémiques et condamnations, avant de recevoir une consécration, aussi bien par le commun que par les élites, et de connaître, dès le siècle suivant, une notoriété, puis un culte, qui ne devaient plus se démentir jusqu’à nos jours.

Ce culte, jadis focalisé sur sa tombe, aujourd’hui disparue, dans l’ancien cimetière al-Gorjani à Tunis, s’est reporté sur les deux sanctuaires qui lui sont dédiés et qui furent érigés au XIXe siècle par les Beys husseinites, l’un à la Manouba (bourgade natale de la sainte, à l’ouest de Tunis), et l’autre dans la capitale même, dans le quartier qui porte son nom (al-Sayyida – la Dame) sur les hauteurs de la ville, surplombant la Sebkha du Sijoumi à l’ouest, et le faubourg sud de la ville, à l’est. La tradition shâdhilite (1) tunisoise tardive a faite sienne la Dame de Tunis, que sa légende présente comme une disciple directe de Shâdhilî ; les pratiques cultuelles hebdomadaires, parrainées par le maqâm (mausolée) de ce dernier, dans les deux sanctuaires dédiés à la sainte, consacrent ce lien et le maintiennent vivant. (2)

Un monument à la gloire de « Dame ‘Â’isha » : les manâqib al-Sayyida

C’est grâce à une hagiographie (manâqib, littéralement « qualités, vertus, actions louables ») que nous connaissons cette sainte (Kitāb Manāqib al-Sayyida ‘Ā’isha al-Mannūbiyya, Tunis, 1925). Ce texte, une des rares hagiographies consacrée à une sainte au Maghreb, fut rédigé en toute vraisemblance au XIVe siècle, pratiquement au même moment où est fixée la vie de Shâdhilî et où commence à se mettre en place la tradition hagiographique qui lui est liée ainsi qu’à ses disciples, une période qui connaît une intense production hagiographique. Un récit primitif des Titres de gloire de Dame Â’isha « composé de quarante cahiers », d’où l’hagiographe aurait puisé les prodiges post-mortem attribués à la sainte, circulait, semble-t-il, déjà à l’époque de la rédaction.

Nous ignorons l’identité de l’auteur, imam de la mosquée de la Manouba, qui, comme nombre d’auteurs d’ouvrages de manâqib, cumule sciences exotériques et ésotériques. Le recueil se divise, de manière plutôt factice, en cinq chapitres, de longueur variable, le cinquième étant de loin le plus long ; on y trouve mêlés invariablement propos de jactance, prodiges, exhortations et sentences. Proche, par l’usage de certaines formes dialectales, de ses sources orales, le recueil, comme du reste le genre manâqib, n’appartient pas moins à la tradition écrite ; il montre, d’autre part, que l’hagiographie islamique, à côté d’autres productions de la littérature dévote, véhicule et diffuse des notions et des idées que l’on croirait, à tort, uniquement réservées aux traités doctrinaux ou encore aux cercles étroits de quelques initiés.

Ce texte, qui a gardé à travers les siècles une certaine stabilité, n’a cessé, depuis le XIVe siècle, d’être recopié, y compris de la main de juristes mâlikites et de prédicateurs renommés. Par leur nombre, leur caractère soigné et souvent exclusif à la sainte et les actes de donation à la Grande Mosquée de la Zitouna dont plusieurs ont fait l’objet par les Beys de Tunis et les plus hauts dignitaires de l’Etat, les copies qui nous sont parvenues attestent de la grande vénération portée à la Sayyida.

Une sainte en son milieu

Âisha al-Mannûbiyya est, à l’image de ces saints « fous en Dieu », réfractaire à toute tentative de l’enfermer dans un récit biographique, dans une trajectoire linéaire et repérable de vie ; de surcroît, cette dernière se réduit à quelques bribes que l’hagiographe laisse parcimonieusement échapper.

Née vers 1198 à la Manouba, village faisant partie de la ceinture de vergers et de jardins entourant la ville de Tunis, de parents dont seule l’identité nominale nous est donnée, Â’isha est contemporaine de la lutte que les Almohades, héritiers spirituels du Mahdî Ibn Tûmart, et ses descendants Mu’minides du Maroc, livrent, en Ifrîqiya, aux Banû Ghâniya, derniers représentants des Almoravides, réfugiés aux Iles Baléares.

Son enfance et sa jeunesse sont ponctuées par les nombreuses disettes et famines que connaît le pays à l’époque, celle de 1220 ayant été particulièrement rigoureuse. La jeune femme assiste en 1229 à la naissance de l’Etat hafside et mourra dix ans avant la fin du règne d’al-Mustansir (r. 1249-1277) qui prit officiellement le titre califal et prolongea la période de paix, de sécurité et d’essor économique inaugurée par son père Abû Zakariyyâ.

Sur le plan religieux, soufisme et malikisme affirment de plus en plus leur présence. L’école spirituelle d’Abû Madyan (m. v. 1197), figure emblématique du soufisme maghrébin et andalou, comptait de nombreux maîtres dans la capitale hafside où une solide culture soufie, dont on retrouve des traces dans l’hagiographie de la sainte, commençait à s’épanouir, nourrie du flux constant des hommes et des doctrines entre Orient et Occident musulmans.

Au récit de son hagiographe, Âisha passe très tôt pour folle et s’attire les foudres et railleries de son entourage à la Manouba ; à l’âge de 12 ans, elle reçoit la vision d’al-Khadir (en qui l’on reconnaît généralement la figure coranique de la sourate 18 : 65-82, l’initiateur des saints et des prophètes), qui l’aborde sous les traits d’un jeune homme et lui annonce son intention de l’épouser : « Tu es inscrite sur mes registres depuis 3000 ans », lui dit-il. La fillette prend peur.

Craignant pour sa fille et afin de couper court aux ragots, son père décide de la marier, selon la coutume de l’époque, à son cousin germain ; Â’isha refuse. On ignore à quelle date et dans quelles circonstances elle quitte la Manouba pour s’installer à Tunis, dans une sorte de caravansérail, à l’une des portes de la ville, Bâb al-Fallâq, dans le faubourg sud. C’est de ce côté-ci de la ville qu’Abû l-Hasan al-Shâdhilî (m. 1258) avait également élu domicile lors de son séjour tunisois, de même que nombre de ses compagnons dont certains sont cités dans l’hagiographie de la sainte, ainsi que des soufis de la voie d’Abû Madyan.

L’hagiographie d’Âisha évoque ses retraites pieuses au Jabal Zaghouan (au sud de Tunis, sur la route la reliant à Kairouan) en compagnie notamment de son plus proche disciple Uthmân al-Haddâd, ses errances parmi les tombes ou encore sa fréquentation de la mosquée du Saule (masjid al-Safsâfa), l’un des hauts lieux du soufisme tunisois de l’époque. Â’isha nous est montrée vivant au milieu de ses contemporains et à l’écoute de leurs doléances. Elle ne semble pas avoir exercé d’activité économique dont on ne trouve guère de trace dans l’hagiographie et aurait vécu des dons de ses contemporains, dons qu’elle redistribuait en aumônes aux plus pauvres.

Son ravissement en Dieu (jadhb) lui avait attiré de nombreux reproches de la part de juristes de la capitale ; parmi ces griefs, le célibat statut peu recommandable même s’il n’était pas exceptionnel – et la fréquentation des hommes, n’étaient pas des moindres ; on tenta même de lui appliquer le châtiment de lapidation. Doit-on conclure à une insertion difficile, voire longue que l’hagiographie laisse, malgré tout, deviner ? Quoi qu’il en soit, la reconnaissance de la sainte par le milieu dévot et savant de la ville, dont de nombreux représentants sont des rapporteurs d’anecdotes sur elle, ainsi que par le politique, finit par arriver et paraît avoir devancé celle des habitants de sa bourgade natale. Elle mourut septuagénaire en 1267 et fut enterrée à Tunis, dans le cimetière disparu aujourd’hui du Sharaf (ou encore d’al-Gurjânî), dans le faubourg de Bâb al-Manâra.

Legs marial...

Dans l’hagiographie islamique, les saints « ravis » se voient attribuer des paroles paradoxales ainsi que des propos de jactance à travers lesquels se profile une expérience du divin ainsi qu’un modèle spirituel qui s’éclaire à l’aune de la doctrine de la sainteté en islam. Dans les mufâkharât qui lui sont attribuées, Â’isha se proclame « vicaire de Dieu », déclare tenir sa science directement de Lui, et s’enorgueillit d’avoir appris le Coran de Dieu lui-même ; dans la mystique musulmane de nombreux saints tels Abû Yazîd al-Bistâmî (m. 874) voient le texte révélé « descendre » sur leur cœur, à l’image du Prophète, sans jamais l’avoir appris auprès d’un maître.

Déjà se profile un type spirituel, celui du saint ummî (terme dont la polysémie dépasse la traduction minimaliste « d’illettré » à laquelle il est généralement réduit). Les dons et grâces qui lui viennent directement de Dieu, pur produit de l’amour divin, de la volonté et de l’élection divines, en font une autre Marie dont la figure coranique incarne le modèle par excellence de sainteté féminine en islam et dont ‘Â’isha revendique l’héritage ; qu’il s’agisse de Hakîm Tirmidhî (m. v. 910), de ‘Attâr (m. 1221 ou 1230) ou encore d’Ibn Arabi, les maîtres du soufisme, suivant en cela le Prophète qui attesta de la perfection de Maryam, ont reconnu en la mère de Jésus le prototype de la sainteté la plus haute, entièrement soumise à la volonté divine, vivant sous son ombre, le cœur totalement orienté vers Dieu. Â’isha revendique un triple legs marial, de gratification, de purification et d’élection :

« Je suis la déléguée de Dieu sur Sa terre et dans Ses cieux. Moi je n’ai pas reçu la voie par héritage, mais comme un don de mon Seigneur ; mon Seigneur m’a vue, m’a visitée et m’a prodigué Ses dons. J’ai hérité de Marie - paix sur elle - trois traits : le premier, la parole divine : "Car Dieu gratifie qui Il veut sans compter" ; le deuxième, cet autre verset : "Ô Marie, d’où cela te vient-il ? Cela vient de Dieu, dit-elle" et le troisième ce propos de Dieu - exalté soit-Il- : "Lors les anges dirent : "Marie, Dieu t’a élue et t’a purifiée : Il t’a élue sur les femmes des univers". Moi aussi, j’ai reçu trois qualités : Dieu m’a gratifiée, m’a parlé, m’a soutenue, m’a élue et m’a purifiée. ».

La sainte déclare, toujours sur le mode de la jactance, avoir reçu de l’Archange Mikâ’îl (l’ange préposé à la subsistance des créatures) et de Khadir, cité plusieurs fois dans l’hagiographie, un breuvage paradisiaque grâce auquel lui sont octroyées neuf vertus : science, longanimité, certitude, recueillement, humilité, bénédiction, tendresse du cœur, chasteté et préservation (du péché).

La sainte a également reçu, lors de visions, les vertus des quatre compagnons et premiers califes : la fidélité d’Abû Bakr (r. 632-634), l’équité de ‘Umar (r. 634-644), la pudeur et la perfection de ‘Uthmân (r. 644-656), la science, l’ascétisme, la gravité empreinte de longanimité (waqâr) et le courage de ‘Alî (r. 656-661) ; il s’agit de vertus archétypales dont la tradition crédite généralement ces quatre figures.

Si la sainte nie avoir reçu la Voie par héritage spirituel, dans le sens ici d’initiation, – d’ailleurs on ne lui connaît pas de maître dans la voie –, ses manâqib la dotent néanmoins d’une généalogie spirituelle où figurent, côte à côte, les deux grands maîtres spirituels d’Iraq, Junayd (m. 910) et Abd al-Qâdir al-Jîlânî (m. 1165) ainsi qu’Ibn al-Fârid, le célèbre poète soufi égyptien surnommé « le sultan des amoureux » (m. 1234-5) et Al-Shâdhilî (m. 1258) ; autant de saints qu’A’isha a « vus », chacun l’investissant, au cours de ces visions, de sa voie et lui en transmettant la direction. (…)

Le « patrimoine de sainteté » d’Â’isha ne s’arrête pas là ; en effet, son hagiographe en fait aussi une héritière des prophètes : pour chaque prophète cité (Nûh – Noé –, Adam, Shît – Seth –, Ibrâhîm, Dâwûd, Sulaymân, Mûsâ, ‘Isâ – Jésus – et Shu‘ayb), elle revendique « la totalité de son héritage », à l’image du prophète Muhammad qui contient la totalité des types prophétiques et intègre en sa personne « les vertus spécifiques de chacun d’eux » (Michel Chodkiewicz).

La notion d’héritage prophétique n’est pas nouvelle à l’époque, on la retrouve dans un hadith célèbre : « Les savants sont les héritiers des prophètes. » Cependant, elle devient un trait marquant de l’hagiologie islamique au XIIIe siècle. Selon l’herméneutique soufie, les saints, qui sont « les savants par Dieu », se considèrent les véritables héritiers de la prophétie.

Quant à son héritage muhammadien à proprement parler, Â’isha déclare, toujours sur le mode de la jactance, l’avoir reçu du Prophète lui-même, le Maître par excellence : « J’ai vu l’Envoyé de Dieu -que Dieu répande sur lui la prière et la paix- vingt-cinq fois au début, vingt-cinq fois à la fin, vingt-cinq fois dans l’état de perfection et vingt-cinq fois dans l’état de parfaite béatitude ; il s’est entretenu avec moi, il m’a parlé et m’a abreuvée de sa main ; il m’a serré la main. Je suis le Pôle des pôles. »

La vision du Rasûl (l’Envoyé) prend ici une dimension véritablement initiatique au sens technique, voire ritualisé, du terme : le verbe, le breuvage et la poignée de main étant trois modalités de transmission de la voie et de l’initiation du novice par le maître. Apparaît aussi l’idée d’un voyage spirituel dont l’archétype reste le voyage nocturne du Prophète et son ascension (mi‘râj) qui le conduisit au-delà du Jujubier de la Limite (Sidrat al-muntahâ) « où, parmi les signes de son Seigneur, il a vu les plus grandioses » (Coran 53 :18).

...et héritage prophétique

Un autre passage des manâqib évoque également l’héritage prophétique de la sainte. La présence du Prophète, notamment de sa réalité intérieure ou encore spirituelle, est patente dès les premières expériences mystiques et chez de célèbres soufis des IXe et Xe siècles tels Bistâmî (m. 874), Tustarî (m. 896), Tirmidhî (m. v. 910) ou encore Hallâj (m. 922). Néanmoins, c’est surtout à partir du XIIIe siècle qu’on assiste à l’élaboration d’une hagiologie centrée autour du Prophète. En tout cas, l’hagiographie de Dame ‘Â’isha et le modèle spirituel à l’œuvre dans ses manâqib, celui du « pôle » (la plus haute dignité dans la hiérarchie ésotérique des saints en islam), témoignent de cette sainteté prophétocentrique.

Âisha se proclame, en effet, à plusieurs reprises « Pôle des pôles » et « vicaire de Dieu » ou encore « sa déléguée » ; l’hagiographie nous livre même une scène d’intronisation à cette station de « pôle » au cours de laquelle Dame ‘Âisha reçoit d’une assemblée de saints un serment d’allégeance (bay‘a) et est investie de la « direction spirituelle » ; s’agissant d’une femme, la chose est loin d’être anodine. Or, chez Ibn al-Farid, le Pôle des pôles, cet axis mundi autour duquel pivotent toutes les réalités existenciées et tous les pôles, et qui est envoyé comme miséricorde pour les univers, n’est autre que la Réalité muhammadienne ; la lieutenance est l’un des autres noms du qutb et l’une de ses fonctions essentielles.

Certes, Ibn Arabi avait affirmé sans ambiguïté : « Il n’y a pas de qualité spirituelle qui appartienne aux hommes sans que les femmes y aient également accès. Les hommes et les femmes ont leur part de tous les degrés, y compris celui de la fonction de pôle. » Il n’en demeure pas moins que la reconnaissance à une femme de cette dignité, de la plume même d’un imam, ouléma et soufi, dans le Tunis du XIVe siècle, est un signe fort. L’hagiographie islamique fait des « fous en Dieu », et au-delà, des saints, les véritables « hommes » (Â’isha est d’ailleurs qualifiée comme telle : fa’innahâ min al-rijâl) ; il s’agit ici d’une virilité spirituelle transcendant le masculin et le féminin.

« Ils errent, rendus fous par l’amour »

Si l’on devait suivre la typologie des « ravis » établie par al-Yâfi‘î (m. 1367), Â’isha ferait partie de ceux qui « sont vaincus par l’ivresse, dans l’amour de la Beauté divine ainsi contemplée, et qui errent, rendus fous par l’amour, absents au monde ».

Ne confie-t-elle pas à son disciple le jour de sa mort : « Voilà soixante-dix ans que mon cœur est absent en Dieu » ? Leur raison est voilée aux hommes par leur amour de Dieu. D’où la grande liberté qui caractérise leur relation à la fois à Dieu et aux hommes. Ils sont souvent désignés comme les muhaddathûn, les gens de la confidence avec Dieu, directement instruits par Lui ; ce sont des saints à la parole inspirée, prophétisant et invectivant, dévoilant le peu de foi de leurs contemporains ou la déficience de leur adoration ; de nombreuses anecdotes dont l’hagiographie d'Â’isha est émaillée, illustrent cette idée.

On a souvent évoqué leur nudité, parfois simplement de la tête, et cet état d’enfance qui les signalent à leurs contemporains ; notre sainte dont l’hagiographe évoque « la beauté, l’éclat et la grâce, d’une excellence telle que si quelqu’un la regardait, il risquait de succomber » allait-elle parfois dans les rues sans voile ? En tout cas, cette exaltation de la transfiguration de la sainte, rayonnant de beauté divine, est un thème cher à l’hagiographie ; on sait que, pour Ibn Arabî, « la femme révèle le secret du Dieu miséricordieux ».

Dans l’hagiologie islamique, les « ravis » en Dieu sont protégés par le voile de la folie (junûn) qui n’est que leur apparence extérieure. L’hagiographe n’écrit-il pas zâhiruhâ junûn wa bâtinuhâ (…) funûn (« son apparence extérieure est folie, mais raffinement des états spirituels est sa réalité intérieure ») ? Dieu Se les réserve jalousement comme on se réserve un serviteur, aussi sont-ils, à l’image d’Â’isha, « ignorés parmi les créatures ».

Plus près de Dieu, plus près des hommes

Pour les maîtres soufis, on l’a dit, la sainteté est l’expression la plus parfaite de l’héritage prophétique : le Prophète, après avoir reçu la révélation, est envoyé « vers la totalité des hommes » (Coran 34 : 28). A l’image du Prophète, qui n’a été suscité que comme « miséricorde pour les Univers », le saint, d’après un propos attribué à Shâdhilî, est une « miséricorde dans les mondes ».

Les pouvoirs miraculeux attribués à Sayyida al-Manûbiyya sont entièrement au service des hommes : son hagiographe relate quelque 52 prodiges in vita et post mortem au nombre desquels figurent guérisons, libération de captifs, pluies bénéfiques, secours dans l’indigence matérielle, protection des voyageurs et des transfuges, prédictions, restitution des facultés mentales. Elle est sollicitée par des gens de toutes conditions, y compris par des savants, des juristes ou de hauts fonctionnaires. La dimension sotériologique est également très présente dans cette sainteté, l’hagiographie exaltant les pouvoirs d’intercession de la sainte à qui Dieu « donna l’arche du salut ».

Magistère et enseignement spirituel

Les « ravis » en Dieu peuvent être aussi des maîtres spirituels, et l’hagiographe attribue à Â’isha des disciples dont plusieurs sont cités dans ses manâqib, et plus particulièrement ‘Uthmân al-Haddâd, à qui la lie un rapport à la fois maternel et d’initiation spirituelle ; le même rôle est tenu par Fâtima bt Abî l-Muthannâ, la « mère spirituelle » d’Ibn Arabi, auprès de ce dernier.

L’hagiographie de ‘Â’isha lui attribue un certain nombre de sentences et d’exhortations à l’adresse de son disciple. Dans l’une d’elles, on peut lire : i[« Ô ‘Uthmân, ne sois pas fier, ni orgueilleux ; recherche les lieux inhabités (al-khalâ’) et la retraite (al-khalwa) car si le serviteur vide son cœur du souvenir des hommes, il le remplit par Dieu –exalté soit-Il – ; évite les assemblées de fuqarâ’ de nos jours, car leurs réunions sont mensonge, leurs cœurs sont dépourvus d’intimité [avec Dieu] (uns) et de leur dhikr tout sentiment est absent. »]i

Que faut-il retenir ?

Nous avons rapidement exploré ici la figure de sainteté de ‘Â’isha al-Mannûbiyya, telle qu’elle se laisse appréhender à partir de son hagiographie médiévale, si tant est que l’historien ne peut jamais saisir que des représentations du saint, y compris dans la couche primitive des témoignages. (4) Celui que nous avons présenté ici révèle la place éminente de la femme dans la sainteté en islam, malgré le caractère lacunaire et parcimonieux de la documentation la concernant, comparativement à celle consacrée aux saints hommes. (5)

La légende de Sayyida al-Mannûbiyya n’a cessé depuis le XIXe siècle de se nourrir des attentes de ses dévots, de leurs besoins les plus ordinaires et de leurs aspirations les plus hautes ; elle aussi dit la « vérité » de la sainte. La croyance en l’élection de Dame ‘Â’isha, en sa proximité de Dieu et en sa vertu de miséricorde, continue d’attirer vers elle visiteurs et porteurs de requêtes ; pour eux, elle reste cette échelle tendue entre ciel et terre, ce « lieu du regard de Dieu sur le monde ».

La figure du « ravi » en Dieu, pour paradoxale et « admirable » qu’elle puisse être, ne serait peut-être pas aussi « inimitable » qu’il y paraît ; celle dont le cœur est entièrement éteint à lui-même, éperdu dans la présence divine, ne nous livre-t-elle pas finalement le sens de toute quête mystique, le but de tout cheminement ? Et si c’était cela l’ultime message de son hagiographie ?

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Nelly Amri est historienne et Professeur à l’Université de la Manouba de Tunis. Ses nombreux travaux portent sur l’histoire du soufisme, de la sainteté, notamment féminine, de l’hagiographie et du sentiment religieux en islam, plus particulièrement en Ifrîqiya et au Maghreb médiéval, ainsi que sur la vénération du Prophète Muhammad. Parmi ses dernières publications : Un « manuel » ifrîqiyen d’adab soufi. Paroles de sagesse de ‘Abd al-Wahhâb al-Mzûghî (m. 675/1276), compagnon de Shâdhilî, Tunis, Contraste Ed., 2013 ; Sîdî Abû.

Tous les extraits traduits ici des propos attribués à ‘Â’isha al-Mannûbiyya figurent dans Nelly Amri, La Sainte de Tunis. Présentation et traduction de l’hagiographie de ‘Â’isha al-Mannûbiyya, Paris – Arles, Sindbad, Actes Sud, 2008. Première publication sur le site de Conscience soufie, dans son intégralité ici. Conscience soufie organise un cycle sur la sainteté au féminin du mois d’octobre 2024 jusqu’en janvier 2025. Pour en savoir plus sur le programme, cliquez ici.

(1) En référence à la Shâdhiliyya, voie soufie se réclamant d’Abû l-Hasan al-Shâdhilî (m. 1258) saint d’origine marocaine établi à Tunis puis à Alexandrie et enterré à Humaythirâ en Egypte. Sur ce maître et la voie se réclamant de lui, cf. Eric Geoffroy (dir.). Une voie soufie dans le monde : la Shâdhiliyya, Paris, Maisonneuve et Larose, Espace du Temps présent, 2005.
(2) Sur son culte actuel, cf. K. Boissevain, Sainte parmi les saints. Sayyida Mannûbiya ou les recompositions cultuelles dans la Tunisie contemporaine, Paris, Maisonneuve et Larose et IRMC, 2006.
(3) A. Schimmel, Le Soufisme ou les dimensions mystiques de l’islam, Paris, Cerf, 1996.
(4) Michel Chodkiewicz, « Le modèle prophétique de la sainteté en Islam », Al-Masaq : Islam and the Medieval Mediterranean, 1994.
(5) Nelly Amri, « Entre Orient et Occident musulman. Retour sur la sainteté féminine en islam (IIIe/IXe-fin du IXe/XVe siècle). Modèles, formes de l’ascèse et réception », in Figures de sainteté féminine, musulmane et chrétienne en Afrique du Nord et au Proche-Orient, CEDIFR, Faculté des sciences religieuses, Université Saint-Joseph, Beyrouth.