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Quand la France organisait le Hajj : face à la contestation de la tutelle coloniale, « montrer qu’elle n’est pas hostile à l’islam » (1/2)

Rédigé par | Mardi 28 Aout 2018 à 11:30

Il fut un temps où la France organisait le grand pèlerinage à La Mecque. Une époque pas si lointaine que raconte auprès de Saphirnews l’historien Luc Chantre, chercheur au Centre français d’archéologie et de sciences sociales de Koweït et auteur de l’ouvrage « Pèlerinages d’empire », à paraître en septembre 2018 aux Editions de la Sorbonne. Dans cette première partie d'une interview passionnante, Luc Chantre explique les débuts de l’ingérence française dans les affaires du hajj, la manière dont elle gérait l’organisation de ce pilier et les bénéfices que celle-ci pouvait apporter au pouvoir colonial.



Des pèlerins réunis autour de la Kaaba, à La Mecque, 1900. Reproduction photographique par S. Hakim

Saphirnews : Quand la France commence-t-elle à gérer le hajj ?

Luc Chantre : On peut faire remonter cet intérêt de la France pour le pèlerinage à La Mecque à l’expédition d’Egypte de Bonaparte (1798-1801). Le hajj devient alors une affaire diplomatique de haute importance : quel statut accorder à la caravane des Maghrébins alors que le royaume du Maroc et l’Empire ottoman sont officiellement en guerre contre la France ? Le général Bonaparte voit alors dans l’organisation de la caravane égyptienne (le mahmal) le moyen de manifester l’intérêt de la France pour l’islam et de s’attirer par la même occasion la sympathie du chérif Ghalib de La Mecque.

Quelques années plus tard, avec les débuts de la conquête de l’Algérie (en 1830, ndlr), l’attention des Français, civils ou militaires, se concentre d’abord sur les routes terrestres du hajj qui, dans l’imaginaire orientaliste, sont censées drainer une immense richesse. Le hajj est alors surtout envisagé en termes économiques.

Puis, au début de la décennie 1840, le maréchal Bugeaud organise, cinq ans durant, le déplacement de pèlerins en navires à vapeur – une première dans l’histoire du pèlerinage. En pleine guerre de conquête, il s’agissait de gagner les suffrages d’une partie de la population musulmane face à la résistance de l’émir Abd el-Kader. Les raisons évoluent avec le temps. Avec la colonisation civile, sous la IIIe République, ce sont plutôt des arguments en faveur d’une limitation des départs qui l’emportent car l’on voit alors dans le hajj une école de fanatisme.

Qui sont ceux parmi les dirigeants français qui se font les défenseurs de cette politique ?

Luc Chantre : En réalité, plus que des « dirigeants » bien identifiés, on trouve derrière cette intervention des groupes d’acteurs aux intérêts parfois contradictoires. A la fin du XIXe siècle par exemple, les médecins hygiénistes se prononcent en faveur d’une limitation des départs en raison du risque sanitaire que le hajj présentait alors. En revanche, les armateurs marseillais – intéressés par ce nouveau marché – mais également les consuls de Jeddah (le port de La Mecque) sont plutôt favorables à un développement encadré du pèlerinage.

Lire aussi : L'Empire des hygiénistes, d’Olivier Le Cour Grandmaison

Au début du XXe siècle, en revanche, commence à émerger un courant en faveur d’une plus grande libéralisation des départs en pèlerinage, auquel participe des fonctionnaires coloniaux mais aussi certaines « élites » musulmanes comme on disait alors, à l’instar de l’administrateur Paul Gillotte ou encore de l’officier Mohamed Ben Cherif dont j’ai republié récemment les récits de pèlerinage.

De quelle façon la France s’est-elle prise pour convaincre les populations de sa légitimité à organiser le hajj ?

Luc Chantre : En la matière, la pratique a précédé le discours. Les premiers convois officiels se contentent de reproduire le modèle des pèlerinages maritimes qui était celui de l’administration ottomane. A cette différence près que la finalité du pèlerinage n’est plus d’apporter dans les villes saintes les revenus des fondations pieuses puisque celles-ci ont été intégrées dans le domaine public lors de la conquête.

Couverture du livre de Luc Chantre, « Pèlerinages d’empire »
C’est surtout pendant la deuxième moitié du XIXe siècle qu’une littérature de légitimation fait son apparition. Comme l’a montré l’historienne Sylvia Chiffoleau, le développement à grande échelle des épidémies de peste et de choléra fut un argument décisif pour justifier l’intervention des puissances non-musulmanes. Il s’agissait d’abord de protéger l’Europe. Les autorités coloniales et sanitaires ont alors beau jeu de démontrer que les réglementations souvent draconiennes et les traitements quarantenaires pénibles sont imposés dans l’intérêt des pèlerins. Le discours est donc surtout dans un premier temps scientifique et humanitaire.

Après la Grande Guerre (1914-1918), une fois le péril sanitaire éloigné, il a fallu trouver un discours de substitution. C’est alors que la notion de « puissance musulmane » intervient à point nommé : la France, l’Angleterre, les Pays-Bas ou encore la Russie doivent s’occuper des affaires du hajj car leurs empires s’étendent alors sur une grande partie du monde musulman. L’argument démographique s’impose alors de lui-même comme une évidence. A l’heure où la contestation de la tutelle coloniale commence à faire son apparition, il s’agit aussi de montrer, pour ces puissances, qu’elles ne sont pas hostiles à la religion musulmane dont elles favorisent l’exercice du culte.

Du fait que ce devoir religieux était géré par une autorité non musulmane, comment était-ce vu à l'époque par les autorités musulmanes, les Ottomans en particulier ? A quels obstacles la France a-t-elle dû faire face dans le temps et comment les a-t-elle surmontés ?

Luc Chantre : Puissance protectrice des Lieux saints, l’Empire ottoman rechigne effectivement à accorder à des consuls européens un droit de protection sur les pèlerins musulmans, a fortiori à l’intérieur du périmètre sacré où les califes ottomans considèrent que les pèlerins musulmans relèvent de leur seule autorité. L’imposition progressive de la tutelle européenne sur des anciennes provinces ottomanes – la Tunisie, l’Egypte, la Tripolitaine (région historique de la Libye, ndlr) ou encore la Bosnie – ne va faire qu’accuser ce phénomène. Les consuls européens doivent donc souvent batailler pour faire reconnaître leur influence, par exemple s’agissant du règlement de successions de pèlerins décédés à La Mecque ou encore de demandes en réparation des nombreux abus dont se plaignant fréquemment les pèlerins.

On estime alors que le caractère interdit des villes saintes, en même temps qu’il suscite tout un imaginaire de fantasmes, est un obstacle à une protection diplomatique et sanitaire effective. Les Anglais sont les premiers à contourner cet interdit en détachant le temps du pèlerinage un médecin musulman indien en qualité de vice-consul, bientôt suivis par les Français et les Hollandais.

Le fantasme de la ville interdite n’est plus qu’un souvenir lorsque, en pleine Première Guerre mondiale, le gouvernement français décide de se porter acquéreur – par le biais d’une association musulmane - d’une « Hôtellerie des Maghrébins » à La Mecque, afin de marquer sa reconnaissance aux soldats musulmans combattant sur son sol mais aussi de contrer la propagande germano-turque. L’Italie puis, après la guerre, les Pays-Bas lui emboîtent le pas. Si les gestionnaires de ces hôtelleries agissent parfois en tant que vice-consuls, cette qualité n’est reconnue ni par le royaume hachémite du Hedjaz, ni par les autorités saoudiennes qui lui succèdent en 1925.

Finalement cette question de la protection diplomatique des pèlerins va trouver son règlement par la voie diplomatique, à travers la conclusion des traités de reconnaissance du nouveau royaume saoudien, traités qui incluent des clauses sur la protection des pèlerins. C’est le cas pour l’Angleterre en 1927 et pour la France en 1931.

A l’heure où la contestation de la tutelle coloniale commence à faire son apparition, il s’agit aussi de montrer, pour ces puissances, qu’elles ne sont pas hostiles à la religion musulmane dont elles favorisent l’exercice du culte.

Sur quels critères les pèlerins étaient-ils sélectionnés ? Ces critères sont-ils restés uniformes dans le temps ? Ceux qui avaient le contrôle de La Mecque imposaient-ils des quotas ou des restrictions selon les périodes ?

Luc Chantre : Il n’y a jamais eu de critères sociaux clairement définis.

S’agissant de l’Algérie par exemple, jusqu’à la Grande Guerre, le hajj fut soumis à un système d’autorisation en cascade : une autorisation générale liée aux conditions sanitaires du Moyen-Orient, et une fois cette autorisation obtenue, des autorisations individuelles accordées, au cas par cas, en fonction de critères politiques – il convenait de s’attacher telle ou telle personnalité, telle ou telle confrérie - mais surtout administratifs. Si bien qu’avant la Grande Guerre, les effectifs algériens et tunisiens plafonnent autour de 5 000 pèlerins, contre 15 000 pour les pèlerins indiens ou indonésiens.

En effet, ce qui frappe à cette époque, c’est le caractère très administré du pèlerinage algérien : pour être autorisé à partir à La Mecque, un musulman d’Algérie devait alors être muni d’un visa mais aussi d’un passeport intérieur. Il devait en plus satisfaire aux obligations sanitaires et prouver qu’il s’était acquitté de ses obligations fiscales et qu’il ne laissait pas sa famille dans le besoin. Afin de ne pas se retrouver sans ressources au Hedjaz, le pèlerin devait en plus justifier de la possession d’un pécule de 1 000 francs environ et d’un garant, en cas de non-remboursement de frais avancés par le poste de Jeddah. Un vrai parcours du combattant ! Jugées à juste titre dissuasives, beaucoup de ces conditions ont été assouplies avec le temps, notamment lorsqu’il s’agissait de complaire aux notabilités musulmanes.

Pendant l’entre-deux-guerres, les critères furent surtout économiques du fait du prix élevé du passage et des frais de séjour gonflés par les nombreuses taxes imposées par les autorités du Hedjaz dont les revenus du pèlerinage constituent alors les seules ressources. Seul un nombre limité de pèlerins peut alors se permettre le voyage aux villes saintes.

La fin de la Seconde Guerre mondiale entraîne, quant à elle, une explosion de la demande après plusieurs années de restriction. Or les sorties de devises sont alors étroitement contrôlées et peu de navires sont disponibles. La commission des pèlerinages, qui siège au Quai d’Orsay, cherche logiquement à contingenter le nombre de départs par la voie maritime selon des critères qui prennent en compte la capacité des navires et le poids démographique de chaque pays. A charge pour chaque administration coloniale d’établir des listes officielles en essayant de favoriser, par exemple, ceux des candidats qui n’ont pas encore effectué leur hajj. Mais la réalité est souvent bien différente et c’est souvent la loi du premier servi qui l’emporte : ainsi, les pèlerins tunisiens de Bizerte ou de La Goulette ont souvent la fâcheuse surprise de constater que les places qui leur avaient été réservées sont déjà occupées par des coreligionnaires marocains ou algériens !

Par ailleurs, alors que les autorités veillent à maintenir des prix abordables en troisième classe pour favoriser, Etat-Providence oblige, l’embarquement de pèlerins à revenus modestes n’ayant jamais pu accomplir leur hajj, le journaliste Kateb Yacine constate en 1949 la présence des mêmes notabilités, d’un pèlerinage à l’autre, dont certains effectuent, écrit-il, leur pèlerinage pour la 12e année.

Le hajj se révèle alors un formidable instrument d’affirmation diplomatique et militaire dans la péninsule.

Des pèlerinages à La Mecque ont été offerts par la France à des anciens combattants issus des colonies en guise de récompense pour « services rendus »… Est-ce le cas pour chaque guerre à laquelle la France s’est engagée depuis la guerre franco-allemande de 1870 ? Disposez-vous de chiffres ?

Luc Chantre : Ces pèlerinages militaires apparaissent en réalité avec la Grande Guerre. Il ne s’agit pas alors d’anciens combattants mais bien de combattants actifs, membres du Détachement français de Palestine et de la mission militaire détaché au Hedjaz sous l’autorité du colonel Brémond afin de seconder les Britanniques dans leur soutien à la Révolte arabe (survenue en 1916 à l'initiative du chérif de La Mecque Hussein Ben Ali qui a proclamé l’indépendance du Hedjaz, se dressant ainsi contre la présence ottomane dans la péninsule arabique, ndlr).

Affiche du paquebot Sinaï datée de 1940. © Archives nationales d’Outre-mer à Aix-en-Provence
Le hajj se révèle alors un formidable instrument d’affirmation diplomatique et militaire dans la péninsule. Ainsi, à côté d’une délégation politique chargée d’officialiser le soutien français au chérif Hussein, on trouve une délégation militaire dirigée par un ancien élève de l’Ecole polytechnique (le premier musulman de l’Algérie française admis, ndlr), le lieutenant Cadi – dont l’un des descendants Jean-Yves Bertrand-Cadi a publié la biographie. En 1917, la délégation officielle de l’empire français compte ainsi 93 civils et 80 soldats.

En pleine guerre civile espagnole, Franco s’inspirera de cette organisation pour marquer sa reconnaissance à l’égard des soldats marocains engagés aux côtés des nationalistes.

Ce n’est véritablement qu’après la Seconde Guerre mondiale que le pèlerinage d’anciens combattants fait son apparition. Chaque année, des anciens combattants des deux guerres mondiales se voient offrir le passage aux villes saintes ou bien bénéficient de réductions sur le prix du billet. En 1955 par exemple, sur les 600 pèlerins algériens partis par bateau, on compte 68 anciens combattants, soit plus de 10 % des effectifs. A ces anciens combattants des guerres mondiales, il faut ajouter les nouveaux « anciens combattants » d’Indochine, soit plus de 80 soldats rapatriés par les soins du ministère des Armées.

En parallèle de ce qui se faisait dans les colonies, peut-on également parler d’une organisation du pèlerinage depuis la métropole ? Par qui et pour qui dans ce cas ?

Luc Chantre : Les pèlerinages depuis la métropole font leur apparition dans l’entre-deux-guerres avec l’arrivée d’ouvriers maghrébins - principalement kabyles - en métropole pour les besoins de la reconstruction. Ils résident pour la plupart d’entre eux en région parisienne ou dans le bassin industriel de Saint-Etienne et s’embarquent à Marseille.

Comme ils ne sont que quelques dizaines à manifester leur souhait de partir en pèlerinage, leur déplacement ne fait pas l’objet d’une organisation particulière. La question est soulevée à la Commission interministérielle des affaires musulmanes - instance créé en 1911 afin de dégager qui des solutions communes aux différents territoires musulmans de l’empire - se concentre surtout sur la question du respect des obligations sanitaires et administratives. Ces pèlerins étant salariés de l’industrie, la question du pécule est secondaire.

D’ailleurs, et alors même que leur niveau de salaire est bien inférieur à la moyenne métropolitaine, on les qualifie de « nouveaux riches » du pèlerinage. En 1922, tandis que peu de pèlerins ont repris la route du Hedjaz, ils constituent la moitié des 130 pèlerins maghrébins partis accomplir leur hajj. Toutefois, au fur et à mesure que les liaisons maritimes se rétablissent, leur poids relatif se fait plus modeste, sachant que les effectifs globaux des pèlerins de l’empire dépassent rarement le seuil des 3 000 voyageurs pendant l’entre-deux-guerres.

L’attention des pouvoirs publics est de nouveau attirée sur leur situation avec les débuts de la guerre d’Algérie et la crainte des relais métropolitains du Front de Libération Nationale. Les pèlerins de métropole qui ont fait le choix de s’embarquer avec leurs coreligionnaires depuis un port algérien doivent alors être en possession d’une autorisation spéciale.

En quoi l’organisation du hajj en France se distinguait-elle de ce qui était réalisé par les autres puissances coloniales ?

Luc Chantre : En histoire coloniale, la tentation est toujours grande de vouloir dégager des « modèles » : il y aurait ainsi un modèle anglais de gouvernement indirect (l’indirect rule théorisée par l’ancien gouverneur du Nigéria Frederick Lugard) quoi s’opposerait à un modèle français plus jacobin d’administration directe.

Une autre tentation est aussi d’étudier les empires comme des réalités closes alors qu’un phénomène comme le hajj montre bien que la notion de frontières, appliquée à l’empire, est quelque chose de très relatif. Surtout, consuls et administrateurs coloniaux se comparent souvent entre eux et n’hésitent pas de s’emprunter des « bonnes pratiques ». Comme le rappelle en effet l’historien des empires Pierre Singaravélou, le comparatisme est un élément structurant des impérialismes. C’est ce que j’ai essayé de démontrer dans mon ouvrage Pèlerinages d’empire.

Les pèlerins d’Inde accostant à Jeddah en 1940. Royal Geographical Society/Gerald de Gaury
Certes, si l’on s’arrête à la fin du XIXe siècle, on s’aperçoit que le gouverneur général d’Alger intervient de manière très poussée dans l’organisation du hajj, par voie de règlements, alors que son collègue britannique à Calcutta se refuse à toute ingérence par peur d’encourir les critiques de la minorité musulmane dont on recherche l’appui contre les nationalistes – majoritairement hindous – du Parti du Congrès mais également après une expérience désastreuse conduite avec le voyagiste Thomas Cook. La conclusion semble couler de source : les pèlerinages français seraient « naturellement » marqués par une méfiance à l’égard du religieux, là où, par exemple, les Britanniques se seraient montrés plus tolérants et libéraux.

En revanche, si l’on examine la période qui précède immédiatement la Grande Guerre, les positions changent : les Français abandonnent leur système très critiqué de « pèlerinage à autorisation » alors que les Britanniques n’hésitent plus à intervenir dans les questions de transport et d’encadrement médical du hajj.

La décennie 1920 montre même un très étonnant chassé-croisé : ce sont les Britanniques – alors hégémoniques au Moyen-Orient – qui sont les plus interventionnistes, là où les Français se font les champions de l’indirect rule en confiant l’organisation du pèlerinage à une association musulmane, la Société des Habous des Lieux Saints de l’Islam chargé de la gestion de l’hôtellerie de La Mecque, avant que ces questions ne soient reprises en main par le Quai d’Orsay.

A suivre, la seconde partie de l'interview autour de l'histoire de l'organisation du hajj par la France, avec Luc Chantre.

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Rédactrice en chef de Saphirnews En savoir plus sur cet auteur