Points de vue

Ramadan – Aïd al-Fitr : faire de la divergence une miséricorde

Rédigé par Mohamed Bajrafil | Mardi 5 Juillet 2016 à 03:25



Nombreux sont ceux parmi nous qui se trouvent face à un dilemme : jeûner ou fêter l’Aïd mardi 5 juillet. Les réseaux sociaux chauffent déjà. Mais, à vrai dire, cela est symptomatique d’un problème beaucoup plus profond.

Tout le monde aujourd’hui condamne les attentats commis au nom de l’islam mais oublie que, depuis toujours, légitimer le sang de l’opposant ou au mieux l’excommunier ou l’accuser d’actes d’apostasie, d’hérésie est une arme très ancienne qui continue à ronger la communauté.

Al-Shâfi’î serait mort des coups de Ash’hab, le grand disciple de Malik, oubliant qu’il est lui aussi son disciple. Ibn Taymiyya meurt en prison pour s’être opposé à certaines positions unanimement admises jusqu’à son temps. Son disciple Ibn Al-Qayyim est emprisonné avec son professeur pendant des années, pour les mêmes raisons. Tâg al-Subki, par jalousie, est accusé d’apostasie. Certains savants hanafites vont même jusqu’à dire que celui qui dira d’Ibn Taymiyya qu’il est le cheikh de l’islam est un mécréant.

Et la liste serait longue. Le point commun de la plupart des supplices infligés à ces savants tire son origine du fait que l’on n’accepte pas que l’autre diverge d’avec nous sur la compréhension.

Qui ignore la guéguerre des hanafites et des shafi’ites ? Qui oublie qu’al-Juwayni a écrit un livre entier pour dénigrer les hanafites et dire que leur prière est invalide ? Qui ignore que les hanafites, des années voire des siècles durant, interdisaient aux gens de se marier avec les shafi’ites, estimant qu’ils avaient une faille dans leur foi ?

Des guerres ont eu lieu, au nom de certaines écoles.

Qui ignore ceux qu’Ibn al-Jawzi appellent les hanbalites anthropomorphistes ? Aux temps de l’imam Abu Yusuf, célèbre disciple de Abû Hanîfa, les cadis devaient exclusivement être hanafites. Une des raisons de la propagation du hanafisme dans le monde.

Des guerres de tranchée entre pro et anti

Jusqu’à aujourd’hui, on continue à enseigner les écoles juridiques comme des vérités révélées et l’on n’a que faire des propos des Abû Hanîfa et autres Shâfi’î qui disaient ne pas vouloir qu’on les suive. On se fait la guerre sur leurs dos.

Encore aujourd’hui, dans les mosquées, la prière dite de salut de la mosquée fait polémique.

Encore aujourd’hui, le calcul astronomique provoque des guerres de tranchée entre pro- et anti-. Les ash’arites sont exclus de la Sunna, parfois même de l’islam, par leurs frères d’obédience salafiste. Et ils leur rendent la monnaie de la pièce. Le « Dieu est plus savant » a laissé place à « mon groupe, mon cheikh ou mon maître est plus savant ».

Dans certains instituts, on forme moins à la réflexion qu’à la répétition.

Ailleurs, le savant est celui qui réfléchit le plus et produit de lui-même des choses. Chez nous, musulmans, le plus savant est celui qui connaît par cœur les choses.

Et pendant ce temps, le plus important est relégué au second plan. Les musulmans s’entretuent et on débat sur le statut de la barbe. Tout récemment, on a voté au Parlement saoudien le statut légal « halal » des applaudissements. C’est en 2016 où par millions des innocents sont violentés dans leurs chairs, leurs biens et leurs familles qu’on vote des lois pareilles.

Hier, des centaines d’innocents sont tombées en Irak, et aujourd’hui en France, les facebuqaha veulent interdire à ceux qui veulent faire l’Aïd mardi 5 juillet de le faire.

L’idéologie est la même : je suis le seul à avoir raison. Suis-moi ou bien « Tu sèmes la fitna », ou alors « Tu n’es pas bon musulman ».

Dire à son frère, tout simplement que je ne suis pas d’accord avec toi n’est pas suffisant. Il faut utiliser les grands mots. « Avis minoritaire », « innovations »… autant de mots que l’on utilise contre celui avec qui on diverge.

Des lectures multiples des textes

Moi, chers vous, pour avoir vu depuis longtemps combien ce sectarisme intellectuel est dangereux, bien que shafi’ite jusqu’à la moelle, pour avoir étudié des années durant cette école, j’ai décidé de proposer tous les avis. Avec pour objectif de montrer, entre autres choses, que les lectures des textes sont multiples.

D’autant qu’aujourd’hui le ta’sub des écoles est revenu. Je sais que le chemin est long, même trop long. Mais il me paraît indispensable de lutter contre ce chauvinisme intellectuel qui décime notre communauté depuis des siècles.

Je ne change pas aujourd’hui par rapport à l’Aid. Je n’impose rien à personne.

Pas même dans ma mosquée. Ce n’est pas dans ma nature. Certains pensent que c’est une faiblesse. Alors que cela relève exactement de mon combat. Je propose des avis que je laisse les gens libres de prendre ou de ne pas prendre. Et même au sein de ma propre famille.

Mon modèle dans cette façon de voir les choses n’est autre que le Prophète dont le comportement nous est rapporté dans un propos authentifié par al-Daraqutni. En effet, notre mère Aisha nous apprend ceci : « J’ai voyagé avec le Prophète − paix sur lui − pour le petit pèlerinage pendant le Ramadan. J’ai jeûné et lui a rompu. J’ai fait les 4 unités des prières de 4 unités et lui en a fait la moitié. Je lui ai alors dit : “Ô toi, Messager de Dieu, j’ai jeûné et toi tu ne l’as pas fait, j’ai accompli la totalité des unités des prières et toi la moitié.” Il a répondu − puisse Dieu faire descendre Sa Miséricorde sur lui − : “Tu as bien fait, ô toi, Aisha.” »

C’est à la lumière de ce message du Prophète que j’aimerais que nous nous comportions mardi 5 et mercredi 6 juillet. Bref, tout le temps.

Ceux qui, comme moi, sont convaincus du calcul astronomique et du calendrier universel fêteront l’Aid mardi, comme l’ensemble des pays musulmans du Caucase. J’insiste là-dessus parce que les langues des uns et des autres fourchent et ont tendance soit à les oublier, soit à les négliger. Pourtant, c’est de ces régions-là que viennent les plus grands spécialistes des hadiths du Prophète, depuis le début de l’islam, et sont encore aujourd’hui remplis de grands savants que les facebuqaha ignorent : la Turquie, les musulmans allemands, italiens, suédois, etc.

Ils ne doivent nullement se moquer de ceux qui le font mercredi, ni polémiquer avec eux. Surtout à l’intérieur de leurs familles. Qu’ils leur disent la même chose que le Prophète : « Vous avez bien fait. » J’aimerais de la part de ceux qui sont soit pour la vision locale, soit pour le calendrier bizonal qui fêteront l’Aid mercredi en fassent autant.

Au quotidien, mon combat est d’aider mes coreligionnaires à faire de la divergence une miséricorde et non une malédiction.

Puisse Dieu unir nos cœurs et multiplier notre éclectisme intellectuel.

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Mohamed Bajrafil est imam de la mosquée d’Ivry-sur-Seine, théologien et secrétaire général du Conseil théologique musulman de France.