Chestnut Hill (Massachusetts) – L’Europe occidentale héberge à peine plus d’un pour cent de la population musulmane du monde, qui s’élève à un milliard et demie de personnes. Or les musulmans européens, quoique minoritaires, ont eu une incidence disproportionnée sur la religion et la politique dans leurs pays d’adoption. En l’espace d’à peine une cinquantaine d’années, la population musulmane a fait un bond, passant d’une dizaine de milliers d’habitants à 16 ou 17 millions en 2010 – ce qui représente environ un Européen de l’Ouest sur vingt-cinq.
Les Européens de souche sont de plus en plus nombreux à croire qu’on doit mettre un frein au développement de l’islam, qu’on avait laissé s’installer sans trop s’en inquiéter dans l’Europe de l’après-guerre. Les tenants de ce point de vue incitent les Européens à sortir de leur torpeur pour lutter contre « l’Eurabie ». Dans le camp opposé, nous avons le discours des responsables de communautés qui pour leur part pensent que les gouvernements européens sont tous répressifs et intolérants face à la diversité.
Ces discours sont tous deux réducteurs, et plus important encore, ils ne correspondent pas aux tendances générales sur le terrain.
Européens et musulmans ont su traiter les uns avec les autres et se sont bien adaptés les uns aux autres au cours de ces dix dernières années. D’ailleurs, plusieurs événements marquants, contribuant à la cohésion nationale de différents pays, en sont l’illustration. Depuis peu, les communautés musulmanes et les gouvernements des différents Etats européens discutent et agissent de concert à propos de choses qui peuvent paraître anodines mais qui sont en réalité très importantes sur le plan de l’intégration religieuse – comme notamment la construction de mosquées, la formation des imams et des aumôniers, la disponibilité de la nourriture halal ou encore l’obtention de visas pour le hadj qui est le pèlerinage musulman à la Mecque.
Il faut comparer la situation actuelle avec celle d’il y a une dizaine ou une quinzaine d’années, époque où pour les politiques et les administrateurs européens, la gestion de l’islam ne faisait pas partie de la politique intérieure. Dans la mesure où les questions religieuses étaient réglées, le reste était du ressort des autorités de l’immigration et des diplomates – et non pas des parlementaires et des ministres de l’intérieur. Les organisations communautaires islamiques établies dans les villes européennes reflétaient elles aussi cet état des choses. En effet, loin d’être des organes ancrés dans les cultures et les politiques européennes et locales, elles étaient dominées par des gouvernements étrangers et des organisations non gouvernementales internationales.
Aujourd’hui, un nouveau paysage se dessine : les responsables musulmans ont de plus en plus leur place dans la société et au sein des institutions de leur pays adoptif. Un nouveau consensus politique - qui s’accompagne de nouvelles pratiques administratives – est en train de voir le jour, ce qui reflète la reconnaissance pragmatique - et de plus en plus répandue - de la présence irréversible des musulmans en Europe.
Les rapports entre l’Etat et l’islam s’y sont beaucoup développés à partir du milieu des années 1990 jusqu’au milieu des années 2000. Les illustrations les plus frappantes de l’élan européen vers l’intégration de l’islam ont été les consultations nationales sur les espaces de prières et le développement d’organisations de la société civile. Les problèmes des communautés musulmanes ne sont désormais plus gérés par la prise de mesures ad-hoc de la part du gouvernement ou de groupes de travail interministériels comme cela a été le cas au cours de ces dernières décennies ; aujourd’hui on encourage la création de structures de type corporatiste et d’institutions spéciales pour gérer les relations « mosquée-Etat ».
Partout en Europe, le summum de la reconnaissance et de l’intégration institutionnelles des musulmans a été la création de conseils. On peut citer notamment le Conseil français du culte musulman, la Commission islamique d’Espagne, la Conférence allemande de l’islam ou encore le Comité de l’islam italien comme exemples d’entités qui ont contribué à résoudre des problèmes pratiques sur le plan des infrastructures religieuses – elles ont entre autre permis aux imams et aux aumôniers de trouver leur place au sein des institutions publiques, elles régissent les mosquées, gèrent l’éducation religieuse, permettent la disponibilité de la nourriture halal et se chargent des visas pour le hadj.
Grâce à cette nouvelle réalité, on assiste aussi à l’apparition d’un nouvel ordre parmi les imams et les responsables de communautés, un ordre plus proche de la société locale, qui inclut des musulmans de toutes origines ainsi que des non-musulmans. C’est aussi un ordre plus familiarisé aux systèmes pluralistes qui régissent les relations Etat-religion ainsi qu’aux normes culturelles et aux langues européennes. Comme les organisations musulmanes chapeautent les institutions qui régissent la vie religieuse, les gouvernements peuvent pour leur part jouer un rôle consultatif de façon ponctuelle et encourager, de par leur position, le dialogue interreligieux et la coopération avec les autorités locales sur le plan de la sécurité.
Les organisations et les responsables qui auparavant se référaient uniquement aux institutions se trouvant au-delà des frontières européennes pour toutes questions de règles et de conformité en matière de religion, ont désormais de plus en plus d’organismes et de références locaux à leur disposition.
Il reste encore beaucoup de progrès à faire, notamment dans le cadre des nouveaux espaces de médiation. Mais ces progrès ne seront possibles que si les acquis de ces dix dernières années ne sont pas balayés par le pessimisme exagéré des discours négatifs sur l’avenir des musulmans en Europe. Si l’on veut continuer à aller de l’avant, il faut que les deux « camps » regardent au-dessus de leur tête pour constater que le ciel n’est pas en train de leur tomber dessus.
* Jonathan Laurence (www.jonathanlaurence.net), professeur associé de science politique au Boston College et chercheur non résident à la Brookings Institution, est également l’auteur du livre The Emancipation of Europe’s Muslims: The State’s Role in Minority Integration paru en 2012.
Les Européens de souche sont de plus en plus nombreux à croire qu’on doit mettre un frein au développement de l’islam, qu’on avait laissé s’installer sans trop s’en inquiéter dans l’Europe de l’après-guerre. Les tenants de ce point de vue incitent les Européens à sortir de leur torpeur pour lutter contre « l’Eurabie ». Dans le camp opposé, nous avons le discours des responsables de communautés qui pour leur part pensent que les gouvernements européens sont tous répressifs et intolérants face à la diversité.
Ces discours sont tous deux réducteurs, et plus important encore, ils ne correspondent pas aux tendances générales sur le terrain.
Européens et musulmans ont su traiter les uns avec les autres et se sont bien adaptés les uns aux autres au cours de ces dix dernières années. D’ailleurs, plusieurs événements marquants, contribuant à la cohésion nationale de différents pays, en sont l’illustration. Depuis peu, les communautés musulmanes et les gouvernements des différents Etats européens discutent et agissent de concert à propos de choses qui peuvent paraître anodines mais qui sont en réalité très importantes sur le plan de l’intégration religieuse – comme notamment la construction de mosquées, la formation des imams et des aumôniers, la disponibilité de la nourriture halal ou encore l’obtention de visas pour le hadj qui est le pèlerinage musulman à la Mecque.
Il faut comparer la situation actuelle avec celle d’il y a une dizaine ou une quinzaine d’années, époque où pour les politiques et les administrateurs européens, la gestion de l’islam ne faisait pas partie de la politique intérieure. Dans la mesure où les questions religieuses étaient réglées, le reste était du ressort des autorités de l’immigration et des diplomates – et non pas des parlementaires et des ministres de l’intérieur. Les organisations communautaires islamiques établies dans les villes européennes reflétaient elles aussi cet état des choses. En effet, loin d’être des organes ancrés dans les cultures et les politiques européennes et locales, elles étaient dominées par des gouvernements étrangers et des organisations non gouvernementales internationales.
Aujourd’hui, un nouveau paysage se dessine : les responsables musulmans ont de plus en plus leur place dans la société et au sein des institutions de leur pays adoptif. Un nouveau consensus politique - qui s’accompagne de nouvelles pratiques administratives – est en train de voir le jour, ce qui reflète la reconnaissance pragmatique - et de plus en plus répandue - de la présence irréversible des musulmans en Europe.
Les rapports entre l’Etat et l’islam s’y sont beaucoup développés à partir du milieu des années 1990 jusqu’au milieu des années 2000. Les illustrations les plus frappantes de l’élan européen vers l’intégration de l’islam ont été les consultations nationales sur les espaces de prières et le développement d’organisations de la société civile. Les problèmes des communautés musulmanes ne sont désormais plus gérés par la prise de mesures ad-hoc de la part du gouvernement ou de groupes de travail interministériels comme cela a été le cas au cours de ces dernières décennies ; aujourd’hui on encourage la création de structures de type corporatiste et d’institutions spéciales pour gérer les relations « mosquée-Etat ».
Partout en Europe, le summum de la reconnaissance et de l’intégration institutionnelles des musulmans a été la création de conseils. On peut citer notamment le Conseil français du culte musulman, la Commission islamique d’Espagne, la Conférence allemande de l’islam ou encore le Comité de l’islam italien comme exemples d’entités qui ont contribué à résoudre des problèmes pratiques sur le plan des infrastructures religieuses – elles ont entre autre permis aux imams et aux aumôniers de trouver leur place au sein des institutions publiques, elles régissent les mosquées, gèrent l’éducation religieuse, permettent la disponibilité de la nourriture halal et se chargent des visas pour le hadj.
Grâce à cette nouvelle réalité, on assiste aussi à l’apparition d’un nouvel ordre parmi les imams et les responsables de communautés, un ordre plus proche de la société locale, qui inclut des musulmans de toutes origines ainsi que des non-musulmans. C’est aussi un ordre plus familiarisé aux systèmes pluralistes qui régissent les relations Etat-religion ainsi qu’aux normes culturelles et aux langues européennes. Comme les organisations musulmanes chapeautent les institutions qui régissent la vie religieuse, les gouvernements peuvent pour leur part jouer un rôle consultatif de façon ponctuelle et encourager, de par leur position, le dialogue interreligieux et la coopération avec les autorités locales sur le plan de la sécurité.
Les organisations et les responsables qui auparavant se référaient uniquement aux institutions se trouvant au-delà des frontières européennes pour toutes questions de règles et de conformité en matière de religion, ont désormais de plus en plus d’organismes et de références locaux à leur disposition.
Il reste encore beaucoup de progrès à faire, notamment dans le cadre des nouveaux espaces de médiation. Mais ces progrès ne seront possibles que si les acquis de ces dix dernières années ne sont pas balayés par le pessimisme exagéré des discours négatifs sur l’avenir des musulmans en Europe. Si l’on veut continuer à aller de l’avant, il faut que les deux « camps » regardent au-dessus de leur tête pour constater que le ciel n’est pas en train de leur tomber dessus.
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