Economie

Réfugiés, immigrées : la cuisine, facteur d’émancipation au féminin

Rédigé par Orane Scherschel | Jeudi 19 Octobre 2017 à 13:00

Les initiatives sociales et solidaires autour de la cuisine se multiplient en France. Associations et jeunes pousses ont un but commun : permettre l’émancipation et l’intégration économique des femmes réfugiées ou issues de l’immigration grâce à leurs talents culinaires.



Toutes les nationalités sont représentées chez Meet My Mama : sri-lankaise, syrienne, malienne, marocaine… © Meet My Mama
La France accueille sur son territoire plus de femmes que d’hommes d’origine étrangère. Selon l’UNICEF, en 2016, 60 % des arrivées en Europe étaient des femmes réfugiées et leurs enfants. Aujourd’hui, les femmes représentent même près de 51 % de la population immigrée de l’Hexagone, selon une étude de l’INSEE de 2012. La question de leur intégration sociale et économique est donc essentielle. Bien que la France soit connue pour sa gastronomie, elle n’a pas l’apanage des savoir-faire culinaires. Ces femmes d’origine étrangère, riches de leur culture, ont en effet des talents à faire valoir.

Tel est le parti pris par de nombreuses initiatives solidaires qui mettent en lumière le rôle fédérateur de la cuisine. Elles proposent aux réfugiées ou aux femmes au foyer issues de quartiers populaires de valoriser leur travail devant les fourneaux. De Meet My Mama aux Cuistots migrateurs, en passant par Le Baba ou les ateliers de cuisine Kialatok, tous ces projets ont un point commun : ils partent du principe que la cuisine est un levier d’intégration économique fort.

Regroupées sous le terme « mamas », ces femmes ont un profil semblable malgré des différences culturelles pour Loubna Ksibi, cofondatrice de la start-up Meet My Mama, créée en janvier 2017 : « Au Maroc, au Sénégal, en Syrie ou au Mali, on retrouve ce concept de "mama". Ce sont des femmes fortes, talentueuses et qui ont la volonté de partager et de transmettre leur savoir-faire aux autres. »

Révéler les talents culinaires

Bien que « 94 % des chefs cuisiniers sont des hommes », selon Vanessa Postec, journaliste et auteure du livre Le Goût des femmes à table (Éd. PUF, 2012), ce sont pourtant souvent les femmes qui tiennent le rôle de cheffe à la maison. Trouver sa place en cuisine quand on est une femme et, de surcroît, d’origine étrangère, peut être complexe. « Lorsque tu parles avec des chefs, la plupart te répondent pourtant qu’ils sont tombés dans la cuisine grâce à leur maman ou à leur grand-mère », révèle Youssef Oudahman, l’un des cofondateurs de Meet My Mama. Malheureusement, peu de femmes parviennent à décrocher les précieuses étoiles… C’est pourquoi il a décidé avec Loubna Ksibi et son associée Donia Amamra de lancer Meet My Mama.

Leur concept : révéler les talents culinaires des femmes au foyer et des réfugiées grâce à la création d’une activité de traiteur du monde. Formées aux règles sanitaires, accompagnées dans leurs démarches administratives, épaulées dans la logistique, ces mamas sont suivies du début à la fin de chacune de leur prestation. L’occasion pour elles de faire découvrir leur culture et de tester leurs recettes auprès de clients lors de cocktails d’entreprise ou pendant des brunchs avec des particuliers.

Les mamas auto-entrepreneures de Meet My Mama peuvent gagner entre 150 € et 1 855 € par prestation. © Meet My Mama
Chaque événement peut rapporter en moyenne 250 € aux cuisinières. Mais parfois beaucoup plus. « En cinq prestations, notre mama Sarah a pu gagné 3 115 € ! », se félicite Loubna Ksibi. Un revenu, souvent complémentaire, mais qui permet à ces femmes ordinairement exclues d’office de mettre un pied sur le marché de l’emploi. L’entreprise Meet My Mama a déjà offert l’opportunité à plus de 20 mamas de débuter une carrière d’auto-entrepreneure. « Beaucoup de mamas s’autocensurent, et n’osent pas se lancer parce qu’elles ne maîtrisent pas la langue française, par exemple, et cela complique tout. C’est difficile de monter une structure... Pourtant, elles n’ont qu’une envie : être indépendante et s’émanciper », précise la jeune entrepreneuse de 25 ans.

Car, qu’elles soient réfugiées ou immigrées, les femmes de culture étrangère possèdent un savoir-faire et un talent pour la cuisine très recherchés. La tendance actuelle est en effet à la cuisine du monde. « C’est un secteur dans lequel il y a du travail et où l’innovation est possible », raconte Céline Schmitt, porte-parole du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). « Avec la cuisine, on peut espérer avoir un accès à l’emploi, que ce soit un CDI, un CDD ou encore des missions ponctuelles et des remplacements », confirme-t-elle. « Les réfugiés, en particulier, tiennent à montrer qu’ils peuvent apporter quelque chose à la société qui les accueille, ils veulent y contribuer à leur manière », ajoute-t-elle après avoir passé plus de neuf ans au sein du HCR.

Le Refugee Food Festival, un événement de gastronomie solidaire

Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés a d’ailleurs été à l’origine du Refugee Food Festival, un événement de gastronomie solidaire qui place sous le feu des projecteurs des chefs réfugiés. La première édition s’est tenue du 17 au 21 juin 2016, à Paris. À cette occasion, onze restaurants parisiens ont ouvert leurs cuisines à huit chefs réfugiés. Une initiative qui a pour objectif de faire changer le regard que portent les citoyens sur les réfugiés, mais également d’offrir aux chefs un emploi.

Ce fut le cas pour Mohammad Elkhaldy, cuisinier syrien de 36 ans, qui dans le cadre du Refugee Food Festival a pu côtoyer Stéphane Jego de Chez L'Ami Jean. Ensemble, ils ont imaginé un menu à quatre mains et ont régalé les clients de soupe de lentilles corail avec kebbé aux épinards ou encore de petites courgettes marinées et farcies au boeuf de Galice. Aujourd’hui, Mohammad Elkhaldy, entrepreneur multi-facettes, organise des réceptions au Palais de Tokyo et des dîners à 500 convives à l’hôtel de ville de Paris.

Mohammad Elkhaldy, ancien chef star du petit écran syrien, a participé au Refugee Food Festival en juin 2016.
Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés fait également appel à ces chefs lors d’événements médiatiques. Expositions culturelles, défilés de mode, ces réceptions se tiennent dans des lieux prestigieux comme le musée du Quai. Face à l’engouement, les différents partenaires du festival ont mis en place un kit méthodologique à destination des citoyens désireux de monter leur propre initiative.

En juin 2017, le Refugee Food Festival prend de la hauteur et croît à l’échelle européenne. Treize villes se coordonnent à travers l’Europe pour mettre en avant le talent des chefs réfugiés talentueux afin de satisfaire les papilles de près de 100 000 gourmands.

Marine Mandrila et Louis Martin sont à l’origine de ce projet via leur ONG Food Sweet, créée en 2013. Amoureux de la cuisine et des voyages, ils ont visité plus de 18 pays afin de découvrir le monde par le prisme de la nourriture. En rencontrant les habitants et en partageant un repas avec eux, le couple a pu prendre conscience du pouvoir unifiant de la cuisine à travers les cultures et entre les communautés. Pour eux, « la cuisine est un trait d’union universel entre des individus appartenant à différentes cultures ».

La dernière édition du Refugee Food Festival s'est tenu à Bayeux, en Normandie. Du 2 au 8 octobre 2017 à l’occasion du Prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre, des chefs réfugiés ont été aux commandes de cinq cantines scolaires. Au programme : découvertes gustatives, ateliers de cuisine et rapprochement culturel. Un événement qui a peut-être été l’occasion pour eux de décrocher une opportunité professionnelle.

« Ce mélange culturel, on est très fiers »

Faire tomber les barrières entre les individus est un point essentiel pour Loubna Ksibi de Meet My Mama. « Quand on voit nos mamas discuter avec des hommes d’affaires en costard pendant une réception, qu’on les voit partager des anecdotes sur leur vie personnelle, se découvrir… Ce mélange culturel, on est très fiers », raconte-t-elle.

Même constat pour Céline Schmitt, porte-parole du HCR : « Ce sont des personnes qui sont comme tout le monde. Il est important qu’elles soient considérées, que les gens se rendent compte de leurs histoires, de leur talent et de la richesse qui peut naître de ces échanges. »