Points de vue

Réponse à ceux qui invoquent Malek Bennabi pour condamner l’acculturation

Rédigé par | Lundi 6 Janvier 2014 à 06:00



« Jusqu’ici là l’islam a gagné du terrain à la manière du chiendent, comme une plante sauvage. Mais il a mis 14 siècles pour occuper l’espace qu’il occupe actuellement. Dans l’avenir, il s’agirait au contraire de le planter soigneusement, scientifiquement, afin qu’il rayonne selon un processus déterminé, tenant compte de tous les facteurs favorables et défavorables liés à ce rayonnement. » (M. Bennabi)

Il existe des discours sur les musulmans de France qui déconcertent tant leur anachronisme et leur simplisme sont frappants. Certains acteurs vont même, pour étayer leur thèse, recourir à des penseurs musulmans, des sommités qui nous ont légué un patrimoine intellectuel riche et toujours vivant pour l’éveil de l’islam et des musulmans.

Or, il arrive souvent qu’une pensée soit déformée, caricaturée et cela pour essentiellement trois raisons :
• incapacité à replacer la pensée de l’auteur dans son contexte ;
• confusion entre les principes sur lesquelles reposent sa pensée et les idées conjoncturelles ;
• déformation de la pensée de l’auteur, de manière à la rendre compatible avec son idéologie.

Malek Bennabi est un penseur de la décolonisation qui a merveilleusement mis en évidence les raisons de la décadence du monde musulman à travers le concept de colonisabilité. Une idée qui résume tout le malheur des musulmans depuis des siècles et qui les responsabilise en les arrachant du discours victimaire conduisant au fatalisme.

Or, voilà que certains estiment que la situation des musulmans de France s’apparente à celle des musulmans sous la colonisation : nous serions des postcolonisés pour certains, des indigènes de la République pour d’autres. Étrange discours d’émancipation, celui d’éternelles victimes qui se trouve à des années-lumière de la pensée de Bennabi.

Le procès de l’acculturation

Bennabi en renfort, on fait le procès de l’acculturation, sans nuance aucune, et sans volonté de comprendre la démarche. Cette acculturation serait synonyme de dépersonnalisation et de domination. Étrange discours pour ceux qui s’autoproclament postcolonisés et qui veulent adosser à chacun une étiquette de victime, ce que Bennabi a combattu toute sa vie.

Reprenant la notion, empruntée à Bennabi, de « coefficient autoréducteur », un de ces détracteurs estime que certains musulmans français adoptent la même attitude que les élites colonisés qui acceptaient de reprendre la terminologie du colonisateur (par exemple, le terme « indigène »). Voilà une idée bien saugrenue, puisque l’auteur fait le parallèle entre deux périodes comme si rien n’avait changé. Comme si la décolonisation n’avait pas eu lieu et comme si nous n’étions pas sur un nouveau territoire avec une population musulmane sédentaire dans un pays à majorité non musulmane.

N’étant pas à une contradiction près, il ne s’embarrasse pas d’utiliser (pour identifier les Français musulmans) une terminologie de dominés, les « postcolonisés », comme d’autres se définissent comme des indigènes.

La renaissance de l’islam

Mais de quelle acculturation s’agit-il ? Et qu’en dit Bennabi ? Le penseur algérien a effectivement combattu l’assimilation, la dépersonnalisation qui ne conduisait qu’à une impasse. Mais il n’a pas condamné tout emprunt à la civilisation européenne bien au contraire.

« Dans toute société qui naît et s’organise, il y a des éléments traditionnels à côté d’éléments d’inspiration moderne. Ces derniers sont en général empruntés à des sociétés déjà organisées, par un effort d’analyse et d’adaptation qui suppose en réalité un effort de création et de synthèse. Cette assimilation exige des discriminations précises, une constante vigilance de l’esprit critique pour imposer, quant aux emprunts nécessaires, les indispensables conditions de comptabilité, d’utilité, de convenance. » (Malek Bennabi, Vocation de l’islam)

Dans ce passage, Bennabi parle d’éléments que l’on peut assimiler à des emprunts techniques ou culturels. Ces emprunts doivent être sélectionnés de manière à intégrer paisiblement la culture d’adoption. Dans un autre passage, il précise sa pensée :

« Ce chaos d’éléments inassimilables détonne en contrastes violents ainsi qu’on peut s’en rendre compte en contemplant parfois l’anachronisme du bournous et de la gandoura aux côtés d’une mécanique moderne ; et cette dissonance devient monstrueuse lorsqu’on voit l’homme archaïque, copieusement enturbanné, siroter une anisette au comptoir d’un bistro… » (Vocation de l’islam)

Passage pouvant apparaître comme surprenant tant il est violent évoquant l’habit traditionnel impropre aux tâches laborieuses mécanisées. Mais le plus important, c’est sa condamnation des emprunts entrant en contradiction avec la culture et les pratiques musulmanes.

En définitive, Bennabi ne condamne nullement l’acculturation tant qu’elle n’altère pas l’islam et parfois l’encourage même. La visée du penseur est la renaissance (terme qu’il préfère au terme Nahdha, qui sous-entend qu’il s’agit d’opérer à un simple éveil) de l’islam, d’une civilisation islamique qui puiserait dans les sources profondes de la religion en retrouvant le souffle initial impulsé par le Prophète – paix soit sur lui.

La culture va bien évidemment jouer un rôle essentiel tant elle doit faciliter, favoriser la préservation des valeurs musulmanes. Il ne faut pas inverser les priorités : la culture est un moyen ; la préservation de la foi, la finalité. Ceux qui s’arc-boutent à condamner de manière arbitraire l’acculturation ne sont que des opposants à la sédentarisation de l’islam et font en définitive le lit des islamophobes.

En harmonie avec le milieu culturel et social

Après avoir fait le procès de l’acculturation vient celui du patriotisme ; le musulman français ne doit pas manifester d’attachement à son pays. Voilà une idée qui ne peut venir que d’une pensée pathologique, ayant certainement – pour je ne sais quelles raisons – des comptes à régler avec la France.

Il ne s’agit pas ici de faire la promotion du patriotisme, car il s’agit d’un sentiment, lié à une psychologie particulière, qu’il ne convient ni d’encourager ni de condamner, libre à chacun de l’être ou pas. Pour certains, l’être quand on est de surcroît musulman constitue une circonstance aggravante.

Toutes les communautés nationales trouvent dans leurs rangs des patriotes, mais cela serait exclu pour la communauté musulmane. Sur quelle base ? Quels arguments ? Toujours cette fâcheuse tendance à s’auto-exclure !

Il est évident que l’attachement à son pays n’interdit nullement de porter un regard critique sur sa politique comme sur son passé composé de zones sombres et de pages glorieuses. Malek Bennabi a lui-même était reconnaissant pour la formation scientifique et rationnelle reçue par la France et cela en dépit de la lutte qu’il a menée courageusement contre la colonisation.

« J’ai été toujours assez contradictoire : je pouvais dès cette époque me définir politiquement comme un révolutionnaire et psychologiquement comme un conservateur… Un jour de juin 1940, dans une cave où nous étions réfugiées, à Dreux, où l’armée allemande venait d’entrer, je m’étais isolé pour cacher mes larmes : je pleurais la défaite de l’armée française. » (Malek Bennabi, Mémoires d’un témoin du siècle)

L’acculturation ne conduit nullement à la dépersonnalisation mais a pour objectif de permettre aux musulmans de vivre paisiblement, en harmonie avec leur milieu culturel et social. Cette acculturation est en marche, qu’on le veuille ou non, car elle est une « loi sociale ». Elle permettra, de fait, que l’islam ne soit plus la religion de l’étranger et contribuera à l’apaisement et au recul de l’islamophobie. Il va de soi que cela ne mettra pas fin ni au racisme ni à la haine de certains, puisqu’il s’agit de pathologies sans frontières.

Cependant, l’issue heureuse ne peut certainement venir de ces prophètes de l’apocalypse qui estiment tout simplement qu’une planification de l’expulsion des musulmans est possible ; idées qui en rappellent d’autres comme celle du clash des civilisations.

Une complémentarité nécessaire

Quel projet de société peut bien naître de ce diagnostic ? Comment les Français de confession musulmane peuvent-ils vivre dans leur pays si certains les qualifient de postcolonisés, d’indigènes, de Français de papier… ? Face à ce discours peu rationnel, il est préférable d’y opposer la lucidité et l’humanisme du grand penseur algérien :

« La perspective du monde fait apparaître de plus en plus l’exiguïté des frontières nationales et la nécessité impérieuse pour l’homme de s’organiser à l’échelon mondialiste (mondial, dirions-nous aujourd’hui) afin de faire face au choc futur.
Cette dernière nécessité suppose que chaque entité sociologique existante doit extirper tout caractère expansionniste et exclusif à ses particularités culturelles, idéologiques, politiques, économiques, et doit envisager l’existence d’une autre entité sociologique sous l’angle d’une complémentarité nécessaire à la résolution maximale de ses contradictions internes.
Dans cette perspective, quelle est la place de l’islam ? L’islam empruntera à l’Occident la technique une fois qu’il aura fait sa révolution culturelle. Mais l’islam – en vertu de la complémentarité nécessaire – fera découvrir à cet Occident le côté spirituel des problèmes de l’homme. »
*

Note
* « Spiritualité et socio-économie » in Que sais-je de l’islam, revue de la mosquée de l’université d’Alger (repris par N. Boukrouh dans la préface de Vocation de l’islam).

Djilali Elabed est enseignant en sciences économiques et sociales.



Djilali Elabed est enseignant en sciences économiques et sociales et spécialiste de la pensée de… En savoir plus sur cet auteur